1. Le retard portugais en question

Les modèles historiographiques

Le retard économique du Portugal, c'est d'abord une réalité à l'échelle nationale. L'industrialisation et le développement économique de l'Europe ont créé de fortes disparités régionales. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, l'écart entre le Portugal et le reste des pays européens se creuse. En 1860, le produit national brut par habitant au Portugal correspondait à 75% du PNB par habitant en France. En 1913 cette proportion n'était plus que de 13% 2 . Durant ces quelques décennies, le Portugal décroche par rapport à des pays qui avaient atteint au milieu du XIXe siècle, des niveaux de développement comparables : en 1860, le PNB par habitant du Portugal correspondait à 93% de celui enregistré au Danemark, en 1913 il n'était plus que de 13% 3 . Quels que soient les indicateurs choisis, les performances de l'économie portugaise à la veille de la Première Guerre mondiale dénoncent un retard dans le développement global du pays par rapport à la moyenne européenne : trois fois moins de kilomètres de chemin de fer par kilomètre carré ; une consommation de coton deux fois plus faible ; des consommations de fer et de charbon moyennes par habitant, près de huit fois inférieures 4 .

Au Portugal, depuis les années 1960, une grande part du travail historiographique a visé à expliquer ce retard 5 . Trois thèses sont généralement proposées, sans être nécessairement contradictoires. La première voit dans la dépendance externe du Portugal une des principales causes de l'échec de l'industrialisation du pays 6 . Au cours du XIXe siècle, le Portugal a accordé à l'Angleterre des tarifs douaniers avantageux. Un système d'échanges basé sur l'exportation de matières premières et l'importation de produits manufacturés s'est peu à peu développé. L'industrialisation du Portugal s'est trouvée bloquée par la domination britannique et les intérêts d'une bourgeoisie nationale partie prenante dans ce commerce. Un deuxième type d'analyse dénonce le rôle des structures foncières héritées de l'Ancien régime et consolidées par le Libéralisme. Les formes de propriétés, trop concentrées au sud du pays – au sein des latifundiários – et trop dispersées au nord, ont ralenti les gains de productivité. Peu de capitaux étaient disponibles pour être investis dans le secteur industriel. Cette répartition inégale de la propriété serait aussi à l'origine du faible niveau de vie général de la population, limitant ainsi le développement d'un marché interne. Enfin, les historiens ont attiré l'attention sur le rôle des élites bourgeoises et de l'État, jugés responsables d'un déficit d'encadrement de la société. Les gouvernements successifs n'ont pas su créer les conditions du développement économique, notamment en matière d'éducation.

Plus récemment, Jaime Reis a insisté sur les conséquences de l'évolution politique du pays et notamment de la longue période troublée de la première moitié du XIXe siècle 7 . À la fin du XVIIIe siècle, l'économie portugaise est relativement florissante. L'industrie cotonnière a atteint un niveau technique comparable à celui des autres pays occidentaux 8 . Les invasions napoléoniennes, la perte de la colonie brésilienne en 1822 et la guerre civile des années 1830 donnent un coup d'arrêt au développement du pays. La faiblesse des institutions financières ne permet pas un rattrapage plus rapide. Jaime Reis conteste par ailleurs que la dépendance externe ait eu un rôle décisif. Les exportations auraient en définitive peu contribué à la richesse nationale : elles représentaient seulement 7,5% du PNB à la fin du XIXe siècle 9 . Finalement, le débat reste ouvert sur les conséquences des départs massifs vers l'étranger : l'immigration excessive au cours des XIXe et XXe siècles a atteint le potentiel humain du pays mais elle a aussi assuré une ressource essentielle en devises.

Au début du XXe siècle, le Portugal est le modèle du pays semi-périphérique, qui tire l'essentiel de ses revenus de l'exportation de quelques produits agricoles comme le vin et le liège. Kathleen C. Schwartzman a analysé la double réalité portugaise, pays à la fois dominant – à travers son empire colonial qui représente 20% du mouvement commercial portugais en 1910 – et dominé par l'économie anglaise 10 . À cette époque, cette économie nationale est désarticulée car composée de différents secteurs aux intérêts contradictoires. Aux environs de 1910, l'économie portugaise est organisée autour de trois secteurs autonomes : l'agriculture exportatrice – 84% des exportations portugaises sont des produits agricoles –, un artisanat textile lui aussi exportateur, et un secteur industriel peu compétitif – métallurgie, chimie – qui survit grâce à une politique protectionniste. Kathleen C. Schwartzman fait le lien entre cette structure économique et l'évolution politique du pays : les barrières structurelles nées de conflits d'intérêts entre les différentes fractions de la bourgeoisie – aristocratie rurale, bourgeoisie industrielle, élites artisanales – ont freiné l'unification politique des élites économiques, préalable à la survie de la démocratie.

Ces différents modèles théoriques s'appuient plus ou moins directement sur des données quantitatives. L'important effort de construction d'indices qui rendent compte de l'évolution de la production agricole ou industrielle, les importations et exportations, l'évolution du PNB, n'a pas vraiment permis de fixer les connaissances. Les résultats sont souvent très discordants en fonction des méthodes et des sources 11 . Un point semble toutefois faire l'objet d'un consensus : au moins jusqu'en 1914, le secteur agricole domine l'économie portugaise. À la veille de la Première Guerre mondiale, environ 60% de la population active portugaise travaillait dans le secteur agricole, le reste étant réparti en parts pratiquement égales entre les secteurs industriels et les services. À cette époque, la valeur de la production agricole représentait environ le double de la valeur de la production industrielle 12 .

À l'heure actuelle, la tendance est cependant à relativiser l'idée d'échec de la modernisation de l'économie portugaise durant la deuxième moitié du XIXe siècle. Selon Pedro Lains, entre 1851 et 1913, le Portugal a connu un processus d'industrialisation continu et régulier. Durant ces six décennies, la part de la production industrielle dans la richesse nationale augmente. Pour cet auteur, les rythmes de croissance atteints durant cette période ont sans doute approché le maximum qui pouvait être espéré compte tenu des difficultés structurelles de cette économie nationale au milieu du XIXe siècle. Entre 1851 et 1913, la valeur de la production agricole et industrielle par habitant augmente de 60%, soit un taux moyen de croissance de 0,8% par an, l'industrie ayant un rôle prépondérant dans cette croissance «douce mais soutenue" 13 . Ces nouveaux indices ont à leur tour soulevé des réserves. Une croissance industrielle soutenue n'est pas forcément le signe d'un processus de mutation en profondeur de la société. La croissance industrielle des pays en retard est d'autant plus forte qu'elle correspond à des volumes d'activité assez faibles 14 .

Notes
2.

Paul Bairoch, «Europe's Gross National Product 1800-1975", Journal of European Economic History, vol. 5, 1976, pp. 273-340.

3.

Jaime Reis, «O atraso económico português em perspectiva histórica (1860-1913)", Análise social, nº80, 1984, p. 9.

4.

Jaime Reis, «O atraso económico português…", op. cit.

5.

On trouvera un bilan de ce débat historiographique sous la plume d'un auteur lui-même engagé dans cette discussion. Il s'agit de l'un des rares ouvrages d'historiens portugais traduits en français :  Pedro Lains, L'économie portugaise au XIX e siècle : croissance économique et commerce extérieur 1851-1913, Paris, L'Harmattan, 1999, 206 p. Voir notamment le chapitre 2. D'autres synthèses apportent des éclairages différents : Eloy Fernandez Clemente, «A história económica de Portugal (séculos XIX e XX)", Análise Social, nº103-104, 1988, pp. 1297-1330 ; Jaime Reis, «O atraso económico português em perspectiva histórica (1860-1913)", Análise Social, nº80, 1984, pp. 7-28.

6.

Miriam Halpern Pereira, Livre-câmbio e desenvolvimento económico : Portugal na segunda metade do século XIX, Lisbonne, Sá da Costa Editora, 1983 (1ère édition 1971), 417 p.

7.

Jaime Reis, «O atraso…", op. cit.

8.

Patrick Verley, L'échelle du monde : essai sur l'industrialisation de l'Occident, Paris, Gallimard, 1997, p. 448.

9.

Jaime Reis s'appuie sur l'exemple danois pour souligner l'importance du commerce extérieur dans le développement des pays dont le marché interne est limité. Ibid, pp. 17-23.

10.

Kathleen C. Schwartzman, The social origins of democratic collapse : the first portuguese Republic in the global economy, Lawrence, University Press of Kansas, 1989, 224 p.

11.

C'est du moins l'opinion de Miriam Halpern Pereira, «Portugal entre…", op. cit, p. 89.

12.

Pedro Lains, L'économie portugaise…, op. cit., p. 161.

13.

Ibid., p. 172.

14.

Miriam Halpern Pereira, «Portugal entre…", op. cit.