Contexte national et espace local

Le thème du retard dans le processus d'industrialisation de la société portugaise empêche de penser les pôles de modernité autrement que comme des centres isolés. Ce seul point de vue macroéconomique permet-il de rendre compte des transformations de la société portugaise durant la seconde moitié du XIXe siècle ? Ici se pose la question du mode de construction des savoirs sur le Portugal contemporain et donc de la manière dont s'est écrite l'histoire de ce pays. L'approche macroéconomique tient aujourd'hui une grande place dans la recherche historique sur cette période. Il existe là un effet cumulatif à partir de travaux importants qui ont abordé ces questions dans les années 1960 et 1970 et autour desquels s'organisent encore les débats universitaires actuels 15 . Au-delà des choix individuels d'une nouvelle génération de chercheurs influencés par l'historiographie anglo-saxonne, l'étude de l'économie portugaise à l'échelle nationale s'est imposée comme un courant majeur de l'historiographie portugaise contemporaine parce qu'elle soulève des problématiques cruciales pour comprendre l'évolution de ce pays durant les deux derniers siècles. Mais un facteur spécifique au travail de l'historien a aussi fortement conditionné l'orientation générale de la discipline. Il s'agit de la nature des sources utilisées. Ces études ont en effet pu être menées à bien grâce à l'examen de données quantitatives ou qualitatives officielles – rapports ou enquêtes imprimés et la plupart du temps d'origine gouvernementale – qui ont été pendant longtemps les uniques sources disponibles pour reconstituer l'histoire socio-économique du Portugal contemporain, étant donné la rareté ou parfois l'absence totale d'archives publiques ou privées accessibles aux chercheurs. L'usage intensif de cette documentation a introduit deux types de biais. Le premier est bien connu, il touche à l'interprétation de séries statistiques qui reflètent l'idéologie et les modes de pensée du pouvoir politique. Le second, moins souvent évoqué, concerne l'échelle d'analyse. Le cadre national n'est pas choisi comme espace de référence, il est imposé. Les données disponibles permettent rarement de rendre compte de la diversité des situations locales. Cette limite constitue bien un biais car elle entre en conflit avec un aspect essentiel du processus d'industrialisation, à savoir son caractère régional. Bien sûr on ne peut nier l'importance des espaces nationaux qui ont une homogénéité juridique, monétaire, douanière ou diplomatique 16 . Mais même dans les pays les plus avancés, l'industrialisation a rarement été un phénomène homogène. Il a au contraire toujours connu de fortes disparités régionales :« la perception macroéconomique nationale est donc mal adaptée pour saisir un phénomène polarisé à la fois spatialement et sectoriellement" 17 .

Ainsi la diversité des fonctions économiques et des niveaux d'industrialisation du territoire portugais n'est pas en soi problématique. L'hétérogénéité des modes d'industrialisation et leurs inégales distributions géographiques est une chose acquise 18 . Le phénomène n'a rien de spécifique au Portugal, il est sans doute seulement plus accentué dans les pays moins industrialisés 19 . Étudier un espace lisboète uniquement en fonction de sa singularité par rapport au contexte national ne nous semble donc pas pertinent. Les grilles d'analyse macroéconomique qui opposent, à l'échelle européenne, périphérie et centralité, archaïsme et modernité, ou qui classent les pays en fonction de leurs potentialités industrielles globales à une période donnée, ne seront pas ici jugées opératoires. Bien sûr nous tiendrons compte du fait que le milieu que nous allons étudier résulte, pour une part, des conditions générales d'un contexte économique et social particulier. Mais les échelles d'analyse locales et nationales ne seront pas perçues comme contradictoires. L'Alcântara industriel ne doit pas être envisagé comme un espace atypique, isolé dans un contexte national où soufflent des vents contraires. Ce n'est pas la singularité d'Alcântara qui va nous intéresser, mais bien son exemplarité en tant que quartier industrialisé d'une grande ville.

Notes
15.

P. Lains, L'économie portugaise…, op. cit., chapitre 2.

16.

Patrick Verley, La révolution industrielle, Paris, Gallimard / Folio, 1997, p. 115.

17.

Ibid., p. 118.

18.

Miriam Halpern Pereira, Diversidade e assimetrias : Portugal nos séculos XIX e XX, Lisbonne, ICS, 2001, 222 p.

19.

Patrick Verley, La révolution..., op. cit., p. 118.