2. Ville et industrialisation au Portugal

Les sciences sociales et la ville

On peut difficilement se livrer à un bilan historiographique sur la ville portugaise. Les actes d'un colloque organisé en 2000 à Oeiras dans la banlieue de Lisbonne autour du thème« ville et métropole : centralités et marginalités" témoignent des faibles avancées de la discipline historique en ce domaine 20 . Alors que cette rencontre est née d'une initiative du Centre d'étude d'histoire contemporaine de l'Institut supérieur des sciences du travail et de l'entreprise (CEHCP-ISCTE) de Lisbonne, très peu d'historiens ont pu apporter leur contribution aux travaux. C'est à travers une multitude de regards interdisciplinaires que la connaissance sur le passé des villes portugaises a progressé. Les sociologues, anthropologues, géographes ou économistes se sont en effet souvent appropriés le territoire de l'historien laissé en friche. Mais c'est encore une vision très partielle du fait urbain qui est proposée. Dans l'urgence, l'ensemble des sciences sociales essaient avant tout de répondre à une demande pressante du public face à la montée des pathologies urbaines. Les thématiques les plus fréquentes tournent autour des questions de la violence, de la toxicomanie, de l'urbanisation mal maîtrisée des banlieues de Lisbonne ou de Porto, des phénomènes de ségrégation sociale, de l'intégration difficile des communautés étrangères 21 . Bien sûr des travaux épars abordent de nombreux thèmes liés à la ville en adoptant une perspective historique. L'habitat, les migrations, l'architecture, l'urbanisme, les sociabilités urbaines ont fait l'objet d'études qui sont toutefois encore trop discontinues pour qu'on puisse se risquer à une première tentative de synthèse 22 . D'ailleurs plus qu'une histoire urbaine c'est une histoire plurielle, de faits, de comportements et de systèmes, saisis et examinés dans le cadre de la ville, qui est pratiquée.

Deux domaines de recherche ont cependant connu un succès suffisant pour se constituer en champ autonome. Le premier concerne les études de quartier. Deux monographies consacrées à des quartiers lisboètes ont été publiées ces dernières années. La première est issue d'une thèse de doctorat en anthropologie soutenue par Graça Índias Cordeiro et consacrée à un petit quartier de la vieille ville, la Bica 23 . Le deuxième ouvrage dresse le bilan des deux décennies de recherche menées par le sociologue António Firmino da Costa sur Alfama 24 . Ces deux monographies de quartiers, de facture solide, sont complémentaires. Elles ont pu conduire à des synthèses à quatre mains qui bénéficient du double regard anthropologique et sociologique 25 . Dans les deux cas un même objectif est poursuivi : tout en tenant compte de la diversité des parcours et des identités, il s'agit de décrire et d'analyser les interactions sociales et surtout culturelles – notamment chez Graça Índias Cordeiro – qui se jouent à l'échelle du quartier. Chez António Firmino da Costa, l'analyse débouche sur un effort conceptuel, autour des notions de« société de quartier" et de« cadre d'interaction". Celles-ci permettent d'opérer une synthèse entre des forces centrifuges sans cesse en action – les mobilités – et des pratiques sociales qui s'inscrivent dans une logique territoriale.

Le deuxième champ autonome dans les études urbaines portugaises est celui de la démographie historique 26 . On connaît désormais assez précisément l'évolution du poids et de la répartition spatiale des populations urbaines au Portugal, au moins depuis le XVIe siècle. Jusqu'à une époque très récente, l'urbanisation du Portugal s'est concentrée sur deux pôles : les villes de Lisbonne et de Porto. Depuis le XVIe siècle, le haut de la hiérarchie urbaine est très stable. Lisbonne, seule ville de dimension européenne, domine. En 1750, elle est la cinquième ville la plus peuplée d'Europe. Au cours des deux siècles suivants, elle chute dans la hiérarchie continentale, mais elle occupe encore le 14e rang en 1850 et le 28e rang cent ans plus tard. En 1950, avec 885 000 habitants, la population de Lisbonne est de taille comparable à celle de Munich ou de Stockholm 27 . Porto est la deuxième grande ville du Portugal. Depuis le début du XIXe siècle, sa population correspond à un peu plus d'un tiers de celle de la capitale. Durant les deux derniers siècles écoulés, l'écart entre Porto et les autres villes du pays a toujours été important. En 1900, les villes de Braga, Setúbal et Coimbra ne rassemblent qu'entre 15 000 et un peu plus de 20 000 habitants, alors que Lisbonne regroupe déjà plus de 350 000 habitants et Porto s'approche des 170 000. Jusqu'en 1960, la population de la troisième ville du pays ne dépasse pas le seuil des 50 000 habitants 28 . Depuis le XVIe siècle, le poids relatif de Lisbonne a cependant connu quelques fluctuations. Au XVIe siècle, un portugais sur dix vit à Lisbonne. Cette proportion n'est plus que de 6% au début du XIXe siècle. Mais dans les années 1930, Lisbonne a retrouvé la place qu'elle occupait à la fin de la Renaissance 29 .

Cette armature urbaine bicéphale, voire macrocéphale, est un héritage ancien. Elle n'a guère changé depuis la période des Grandes Découvertes quand Lisbonne s'imposait au monde comme capitale d'un empire. L'époque contemporaine ne bouleverse pas les équilibres. Dans un premier temps, elle voit seulement s'accentuer les contrastes entre les deux grandes villes et le reste du pays. La croissance de la population de Lisbonne atteint un rythme maximum dans la deuxième moitié du XIXe siècle. À partir des années 1930 et surtout des années 1950 et 1960, on assiste à une transition classique de la grande ville à la métropole 30 . Ce n'est cependant que dans les années 1960 que la population du centre de Lisbonne diminue 31 . Au moment où, dans d'autres villes européennes, les banlieues commencent à l'emporter sur les centres urbains plus anciens, à Lisbonne les quartiers traditionnels continuent à se développer.

La croissance des villes de la métropole, notamment celles de la rive sud du Tage comme Barreiro, Almada, ou plus loin Setúbal, peut être analysée comme une influence tardive du processus d'industrialisation sur le réseau urbain portugais. Mais la relation entre industrialisation et urbanisation au Portugal n'a pas encore été étudiée de façon approfondie. À notre connaissance, la nature macrocéphale de l'urbanisation portugaise n'a jamais été citée comme une des causes du retard économique du Portugal 32 .

Paul Bairoch a abordé cette question dans le contexte européen 33 . Il construit sa réflexion à partir de la comparaison des évolutions nationales à l'échelle mondiale et cherche à démontrer qu'un niveau élevé d'urbanisation est un facteur défavorable dans le processus d'industrialisation. Au XVIIIe siècle, le Portugal est un des pays d'Europe le plus urbanisé. Vers 1700, le taux d'urbanisation de l'Angleterre est inférieur à celui des Pays-Bas, du Portugal ou de l'Italie. La part de Londres dans la population anglaise était ainsi inférieure à celle de Lisbonne au Portugal. L'ancien réseau urbain n'a pas servi de soubassement à l'industrialisation. Au contraire, dans un premier temps, celle-ci s'est souvent concentrée dans des petites villes qui se sont rapidement développées par la suite 34 . Ainsi, les pays fortement urbanisés ont-ils prédominé parmi les late-comers. Paul Bairoch introduit les notions de sururbanisation ou d'hypertrophie urbaine en rapprochant la situation du Portugal ou de l'Italie au XVIIIe avec celle des pays du tiers-monde dans la seconde moitié du XXe siècle 35 . Cet auteur dresse ensuite rapidement un modèle de développement qui conduit de l'hypertrophie urbaine à une industrialisation laborieuse et à un déséquilibre socio-économique :« Il est certain que ce niveau trop élevé d'urbanisation a freiné la mobilisation des investissements vers les secteurs productifs en raison même des besoins de consommation et parfois d'équipement des villes. Ce fort secteur urbain implique aussi, en effet, un sous-emploi urbain, donc une diminution de la productivité de l'ensemble de l'économie. Le sous-emploi a dû être également un facteur de gonflement des emplois tertiaires d'où, par la suite, une rigidité de l'offre de la main-d'œuvre et un manque de mobilité" 36 . Ce modèle décrit des évolutions à des échelles nationales, en gardant une approche comparatiste et en mettant l'accent sur les enchaînements de causalité. Mais nous retenons surtout qu'il permet de souligner le rôle économique des grandes villes, déjà anciennes, dans les pays où l'industrialisation est plutôt lente. Ce rôle tend à se renforcer au XIXe siècle 37 .

Notes
20.

Magda Pinheiro, Luís V. Baptista, Maria João Vaz (org.), Cidade e metrópole: centralidades e marginalidades, Oeiras, Celta, 2001, 259 p.

21.

La discipline historique contribue aussi à recenser ces pathologies urbaines. L'une des rares historiennes à intervenir dans ce colloque est une spécialiste de la criminalité urbaine au XIXe siècle. Maria João Vaz, «Insegurança e violencia - Introdução", dans Cidade e metrópole…, op. cit., pp. 79-83.

22.

En ce sens le colloque «Cidade e metrópole" apparaît comme une étape importante dans le développement des études urbaines au Portugal. Il s'agit de la première rencontre de ce type organisée au sein de la communauté scientifique portugaise. Voir à ce sujet la présentation des actes par Magda Pinheiro et Luís V. Baptista. op. cit., pp. xi-xv. Pour être complet, il faut signaler la place particulière du sociologue Vítor Matias Ferreira qui fait à la fois œuvre de géographe et d'historien. Ses travaux pionniers décrivent les rythmes et les modes de développement de l'agglomération lisboète depuis le XVIe siècle. Vítor Matias Ferreira, A cidade de Lisboa. De Capital do Império a Centro da Metrópole, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1987, 343 p. ; Vítor Matias Ferreira, «Modos e caminhos da urbanização de Lisboa ; a cidade e a aglomeração, 1890-1940", Ler História, nº7, 1986, pp. 102-133 ; Vítor Matias Ferreira (dir.), Lisboa. A metrópole e o rio, Lisbonne, Editorial Bizâncio, 1997, 285 p.

23.

Graça Índias Cordeiro, Um lugar na cidade : quotidiano, memória e representação no bairro da Bica, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1997, 414 p. Ce livre est une version légèrement abrégée de la thèse de doctorat de l'auteur : Um bairro no coração da cidade : um estudo antropológico sobre a construção social de um « bairro típico" de Lisboa, Lisbonne, Instituto Superior de Ciências do Trabalho e da Empresa, 1995, 500 p. Une présentation de cette recherche est accessible en français : Graça Ìndias Cordeiro, «Pleins feux sur la ville : mémoire et identité d'un quartier emblématique de Lisbonne", Éthnologie française, 1999, nº2, pp. 213-224.

24.

António Firmino da Costa, Sociedade de bairro, Oeiras, Celta Editora, 1999, 539 p.

25.

Graça Índias Cordeiro, António Firmino da Costa, «Bairros: contexto e intersecção", dans Antropologia urbana, sous la direction de Gilberto Velho, Rio de Janeiro, Jorge Zahar Editor, 1999, pp. 58- 79 ; des mêmes auteurs : «Lugares fractais no tecido social metropolitano", dans Cidade e metrópole…, op. cit., pp. 215-217.

26.

Teresa Rodrigues a apporté une importante contribution au développement de cette discipline. Teresa Rodrigues, Crises de mortalidade em Lisboa: séculos XVI e XVII, Lisbonne, Livros Horizonte, 1990, 181 p. ;. Teresa Rodrigues, Lisboa no século XIX : dinâmica populacional e crises de mortalidade, Thèse de doctorat en Histoire économique et sociale, Universidade Nova de Lisboa, 1993, 444 p. ; Teresa Rodrigues, Nascer e morrer na Lisboa oitocentista: migrações, mortalidade e desenvolvimento, Lisbonne, Cosmos, 1995, 388 p. (il s'agit d'une version légèrement remaniée de la thèse de l'auteur) ; Teresa Rodrigues et Olegário Ferreira, «As cidades de Lisboa e Porto na viragem do século XIX: características da sua evolução demográfica – 1864-1930, Revista de História do Centro de História da Universidade do Porto, vol. XIII, porto, 1993 ; Teresa Rodrigues, «A maior realidade urbana portuguesa: o município de Lisboa", dans Cidade e metrópole…, op. cit., pp. 7-16 ; Pedro Telhado Pereira, Maria Eugénia Mata (ed.), Urban Dominance and labour market differentiation of a european capital city : Lisbon 1890-1990, Boston / Londres, Kluwer Academic Publishers, 1996, 208 p.

27.

Paul M. Hohenberg, Lynn Hollen Lees, The making of urban europe 1000-1994, Cambridge / Londres, Harvard University Press, 1995 (1ère édition 1985), p. 225.

28.

T. Rodrigues, «A maior realidade urbana portuguesa: o município de Lisboa", dans Cidade e metrópole…, op. cit., pp. 15. Le géographe Orlando Ribeiro est un des rares auteurs portugais à s'être intéressé aux petites et moyennes villes. Ses travaux, déjà anciens, font encore aujourd'hui référence. En témoigne la richesse du volume des oeuvres complètes, consacré à la géographie urbaine et qui contient une collection d'articles rédigés entre les années 1930 et 1980 : Orlando Ribeiro, Opúsculos geográficos – Volume V : Temas urbanos, Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian, 1994, 557 p. Au Portugal, les termes cidades ou vilas, correspondent à une nomenclature officielle qui repose sur des critères de prestige ou de fonction et non sur la taille de la population. Il existe donc des bourgs de quelques centaines d'habitants connus sous l'appellation «ville".

29.

T. Rodrigues, «A maior realidade urbana portuguesa: o município de Lisboa", dans Cidade e metrópole…, op. cit., p. 10.

30.

Ibid.

31.

Ibid, p. 14.

32.

Le thème est cependant présent dans un ouvrage collectif où dominent les contributions de sociologues et d'économistes : Pedro Telhado Pereira, Maria Eugénia Mata (ed.), Urban Dominance and labour market differentiation of a european capital city : Lisbon 1890-1990, op. cit.

33.

Paul Bairoch, De Jéricho à Mexico. Villes et économies dans l'histoire, Paris, Gallimard, 1985, chapitre 21.

34.

Ibid.

35.

P. Bairoch, op. cit.

36.

Ibid., p. 398.

37.

P. M. Hohenberg, L. H. Lees, op. cit., p. 199.