Lisbonne, ville de l'âge industriel

Tenir compte du lien original entre industrialisation et urbanisation apporte un nouvel éclairage sur l'évolution de la société portugaise contemporaine. Les villes portugaises ne naissent pas de l'industrialisation mais à l'époque contemporaine le processus d'industrialisation relance l'essor de Lisbonne et de Porto. Au début du XXe siècle, les régions de Lisbonne et de Porto apparaissent comme des centres industriels relativement importants et diversifiés mais isolés. À la fin du XIXe siècle, ces deux pôles concentrent près des trois quarts de la production industrielle du pays et plus de 80% de la main d'œuvre de ce secteur 38 . Quelques petites villes du centre ou du littoral sont depuis longtemps spécialisées dans un seul type de production comme les fabriques lainières de Covilhã, les verreries de la région de Leiria, les tanneries de Braga. Mais en dehors de ces foyers résiduels de dimension régionale, l'industrie portugaise s'est essentiellement développée dans le contexte de la grande ville.

La société industrielle portugaise doit donc être pensée comme une composante de la société urbaine. On en connaît déjà les grandes caractéristiques : la marginalisation du modèle de la grande usine ; l'omniprésence d'un emploi sous-qualifié ; une relative communion de statut et d'existence entre l'artisanat, le monde ouvrier et le secteur pléthorique des emplois tertiaires peu qualifiés dans le commerce et les services. À partir de ces constats, nous pouvons construire une grille d'analyse du milieu que nous souhaitons étudier : Alcântara pourrait alors servir de cadre à l'étude sociale d'une ville à l'âge industriel. Ce type de ville pourrait se définit par opposition à la ville industrielle où domine une activité organisée autour de la grande industrie 39 .

Sur la question de la relation entre industrialisation et urbanisation, la singularité portugaise doit être encore une fois nuancée. Il n'y a guère qu'en Angleterre que l'industrialisation transforme profondément l'armature urbaine du pays 40 . Partout ailleurs, la ville industrielle, économiquement et socialement homogène, reste l'exception 41 . Dans leur synthèse sur la formation de l'Europe urbaine, Paul M. Hohenberg et Lynn Hollen Lees accordent une large place à ce processus d'industrialisation des villes, en particulier des grandes villes 42 . Le fait est souvent oublié, car il est moins spectaculaire, mais le développement économique a aussi pris la forme de l'essor, à petite échelle, d'une activité de transformation, de transport ou de commercialisation de biens dans les villes. Cette évolution, qui se traduit en partie par un processus d'industrialisation, s'accélère dans la seconde moitié du XIXe siècle 43 . La mise en place de ce qu'on peut nommer une économie d'agglomération, s'appuie sur les qualités intrinsèques de la grande ville : concentration des clients, facilité d'accès aux services, à la connaissance et à l'information. Une des caractéristiques de ce type d'économie est le rôle prépondérant des petites entreprises 44 . Celles-ci sont implantées dans une grande variété de secteurs. Elles sont aussi de nature très diverse : de la petite affaire familiale traditionnelle au sous-traitant qui intervient dans un secteur de pointe en partenariat avec d'autres entreprises plus importantes. Elles possèdent souvent une bonne capacité d'innovation ou d'adaptation aux changements de mode ou d'organisation du marché. Ces réseaux de petites entreprises apportent une grande vitalité et une stabilité à la vie économique des grandes villes 45 . L'économie de Lisbonne à la fin du XIXe siècle correspond donc probablement à un modèle assez répandu dans le monde industrialisé. Bien sûr, on ne préjuge pas des fluctuations du contexte économique local, en particulier dans la zone d'Alcântara. En l'absence d'un vaste mouvement d'industrialisation à l'échelle nationale, les entreprises lisboètes ont certainement souffert du manque de partenariat. Mais tout ce pan de l'histoire économique du Portugal est aujourd'hui encore méconnu.

Ainsi, étudier la population d'un espace industrialisé de Lisbonne ne doit pas mettre en jeu des questions liées aux éventuelles spécificités sociales d'un pays semi-périphérique. Si on peut distinguer des différences de rythme, d'ampleur et de chronologie dans l'industrialisation, la société lisboète n'est pas foncièrement atypique dans le contexte européen. En tout cas ce n'est pas à travers ce point de vue comparatiste que nous avons choisi d'engager notre enquête. Ce n'est pas la recherche de causalités ou de déterminismes sociaux liés à l'influence d'un hypothétique contexte national, qui va nous occuper. Par rapport aux problématiques d'ensemble de cette histoire nationale, énoncées au début de cette introduction, nous prônons une certaine banalisation de l'expérience portugaise, au moins sur le plan social. Le contexte lisboète apparaît, en revanche, particulièrement adapté à l'étude de la structuration des relations sociales, c'est-à-dire des proximités et des distances entre les individus et entre les groupes sociaux, dans une grande ville à l'époque de l'industrialisation.

Notes
38.

Des chiffres rappelés par Miriam Halpern Pereira dans «Portugal entre dois impérios", Economia Global e Gestão / Global Economics and Management Review, vol. IV, nº1, 1999, p. 78.

39.

Louis Bergeron et Marcel Roncayolo, «De la ville préindustrielle à la ville industrielle essai sur l'historiographie française", dans Villes et civilisation urbaine XVIII e -XX e siècle, sous la direction de Marcel Roncayolo et Thierry Paquot, Paris, Larousse, 1992, pp. 409. Ce texte a été publié initialement dans la revue Quaderni Storici, dans le numéro d'août-septembre 1974.

40.

P. M. Hohenberg, L. H. Lees, op. cit., p. 220.

41.

La plupart des villes industrielles demeurent de taille modeste : Christian Devillers et Bernard Huet, Le Creusot, naissance et développement d'une ville industrielle, 1782-1914, Seyssel, Champ Vallon, 1981, 287 p.

42.

Op. cit., chapitre 6.

43.

P. M. Hohenberg, L. H. Lees, op. cit., pp. 199-202.

44.

Ibid.

45.

Ibid. Chez Hohenberg et Lees, ces remarques se réfèrent plus particulièrement au contexte des villes américaines.