L'histoire sociale à l'échelle du quartier

Les études de quartier combinent le redoutable privilège d'être à la fois beaucoup pratiquées mais aussi critiquées. Ce sont parfois les mêmes auteurs qui se livrent d'ailleurs tour à tour aux deux exercices 46 . Apparu tardivement en France, à la fin des années soixante-dix, ce genre historiographique a assez vite conduit, à intervalle régulier, à des synthèses qui cherchent à en mesurer les potentialités mais aussi les limites 47 . À travers les études de quartier et les commentaires qu'elles ont inspirés, s'est souvent l'histoire urbaine qui a été repensée. Ce n'est pas là le moindre apport de ces travaux.

Le quartier est donc désormais un objet historique bien connu. Son caractère trop facilement identifiable a d'ailleurs pu, dans un premier temps, nuire à une prise de distance suffisamment critique. Car, pourquoi s'en cacher, le quartier est un bel objet de recherche, un terrain d'étude séduisant. Il correspond à une certaine façon idéale de voir le monde et la ville :« un des lieux communs de nos nostalgies ?" s'interrogeait déjà Yves Lequin 48 . Les études de quartier sont apparues dans l'historiographie française au moment où la rénovation des villes détruisait les traces des convivialités passées. Le devoir patrimonial est parfois le moteur des recherches. Dès les premières lignes de l'introduction à sa thèse d'État sur Belleville, Gérard Jacquemet évoque la nécessité de conserver la trace des vieux quartiers parisiens qui sont en train de disparaître sous les yeux de l'historien 49 .

Les études de quartier se sont toutefois insérées dans un projet historiographique plus ambitieux. Dans le cas français, elles se situent au départ au croisement de deux influences. La première est celle de la sociologie anglo-saxonne, et notamment de l'École de Chicago, qui a très tôt privilégié l'étude des groupes sociaux à partir de leur inscription dans l'espace en définissant une approche de la ville en terme de voisinage (neighbourhood), ou à travers les concepts plus larges de communauté ou d'aire naturelle 50 . Avec plus ou moins de souplesse, ces notions permettent de faire le lien entre un territoire, un groupe social et des pratiques culturelles. L'autre influence est celle de la longue tradition« labroussienne". En France, l'histoire urbaine naît des interrogations d'une histoire sociale 51 . La ville offre des terrains d'études qui ouvrent vers une nouvelle approche de la globalité. Toute l'histoire se retrouve dans l'urbain 52 . Comme autrefois on découpait la France en régions, à travers le quartier c'est une partie d'un tout que l'on cherche à saisir. Avant d'être problématisée, l'étude de quartier est d'abord pensée en terme de monographie et d'histoire totale.

Mais ce champ historiographique s'impose surtout comme un prolongement et un renouvellement de l'histoire ouvrière. Le quartier qui est étudié, c'est d'abord le quartier ouvrier 53 . Celui-ci est défini comme la« porte d'entrée dans la ville" (J. P. Burdy 1992), le lieu où peuvent être analysés les modes d'adoption de la ville par les classe populaires (M. Garden, 1984) 54 . Dans la lignée d'un Richard Hoggart, ce type d'approche met forcément l'accent sur le quotidien, la diffusion des normes culturelles et comportementales, les confrontations entre les espaces privés et publics, masculins et féminins, les réseaux de solidarités et les pratiques festives. Le quartier est pensé comme un espace du vécu à l'intérieur d'un fragment urbain (A. Cabantous, 1984), ou un domaine réservé (G. Jacquemet, 1982). Que l'on mette l'accent sur les formes d'accords – le quartier village – ou de désaccords – les rivalités de quartier 55 – ce sont bien les modes de formation et de stabilisation, au jour le jour, des communautés locales qui sont analysés. Le quartier, c'est ce qui est le plus proche. Selon la définition de Pierre Mayol, c'est le lieu où le rapport espace/temps est le plus favorable à l'usager 56 . Étudier un quartier revient à se pencher sur les formes de vie collective locale, les espaces d'interconnaissance (A. Faure, 1994). La communauté de quartier repose sur l'action de principes associatifs ou de solidarités organiques, pour reprendre la terminologie de Durkheim 57 .

Cette démarche, largement inspirée d'une approche anthropologique, est la plus consensuelle. Elle repose cependant sur une série de présupposés qui posent problème. Car si la dimension anthropologique du quartier est facilement identifiable, il n'en va pas de même de sa nature sociologique. La définition du quartier ou du voisinage (neighbourhood) comme espace social distinct et homogène ne résiste pas aux études de terrain. Un moyen de contourner cette difficulté est justement de faire un bon choix de terrain d'étude. Ainsi, dans les quartiers ouvriers, l'homogénéité sociale est-elle a priori assurée par la domination d'un ou deux groupes professionnels nettement majoritaires (J.-P. Burdy, 1992). Les recherches autour des quartiers seraient donc toujours amenées à cibler un espace bien spécifique. Le quartier de l'historien ne peut jamais être défini comme un espace banal, sinon l'objet même de l'étude semble se désagréger et disparaître.

Il faudrait ici introduire la question des typologies de quartiers et de la différenciation des modes d'insertion des groupes sociaux dans l'espace urbain. Dans les quartiers populaires des grandes villes subsiste finalement presque toujours une diversité sociale relative dont il est difficile de définir la nature en dehors des simples approches purement quantitatives qui consistent à mesurer les effectifs de chaque groupe, l'inégalité des fortunes, la diversité des habitats, etc. Tous les groupes sociaux n'adoptent pas les mêmes formes de vie collective. La manière d'investir l'espace du quartier semble être une spécificité des classes populaires. Pour les autres groupes, il est bien plus délicat de repérer les interactions entre espaces et quotidien. Les quartiers bourgeois ou aristocratiques semblent se définir avant tout comme des espaces résidentiels, et encore pas toujours continus, et des lieux symboliques 58 .

Mais, même quand on choisit un terrain d'étude qui semble a priori remplir toutes les conditions du quartier ouvrier modèle, la notion même d'homogénéité sociale doit être aussi discutée. Par un raccourci méthodologique, on y a souvent vu un synonyme d'homogénéité professionnelle. Un quartier ouvrier où domine un même groupe professionnel est donc considéré comme socialement homogène. Or les identités individuelles ne se définissent pas uniquement à partir des conditions et des statuts professionnels. La diversité du quartier populaire va bien au-delà de la diversité des professions et des métiers des habitants. C'est encore une fois en se confrontant au terrain et aux résultats des reconstitutions des communautés de quartier que les historiens ont fait surgir la pluralité des parcours et des pratiques à l'intérieur d'un même groupe social. Les espaces de vie s'entrecroisent, se disloquent, parce qu'ils apparaissent comme incompatibles avec les ambitions individuelles (M. Garden, 1984).

Notes
46.

Deux exemples particulièrement instructifs : Jean-Paul Burdy, «Les quartiers ouvriers et la ville industrielle en France (XIXe siècle- début XXe siècle), Historiens et géographes, nº335, 1992, pp. 213-236 et «La monographie de quartier en histoire urbaine : quelques éléments de bilan sur une recherche stéphanoise" Histoire Économie et Société, 1994, nº3, pp. 441-448 ; Pierre-Yves Saunier, «La ville en quartiers : découpage de la ville en histoire urbaine", Genèses, nº15, 1994, pp. 103-114.

47.

Quatre publications permettent ainsi de suivre l'évolution de la recherche : «Ouvriers dans la ville", sous la direction d'Yves Lequin, Le mouvement social,1982, nº118 ; Maurice Garden et Yves Lequin (dir.), Construire la ville XVIII e -XX e siècles, Lyon, PUL, 1983, 186 p. ; Maurice Garden et Yves Lequin (dir.), Habiter la ville XVIII e -XX e siècles, Lyon, PUL, 1984, 315 p. ; «Lectures de la ville (XVe-XXe siècles)", Histoire Économie et Société, 1994, nº3.

48.

Y. Lequin, «Ouvriers dans la ville (XIXe et XXe siècle)", Le mouvement social, 1982, nº118, p. 5.

49.

Gérard Jacquemet, Belleville au XIX e siècle, du faubourg à la ville, Paris, Editions EHESS, 1984, p. 17.

50.

François Bédarida, «La vie de quartier en Angleterre ; enquêtes empiriques et approches théoriques", dans «Ouvriers dans la ville", op. cit., pp. 9-22. ; Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L'École de Chicago : naissance de l'écologie urbaine, Paris, Aubier, 1979, p. 378.

51.

Jean-Luc Pinol, «La ville des historiens", dans La ville et l'urbain : l'état des savoirs, sous la direction de Thierry Paquot, Michel Lussault et Sophie Body-Gendrot, Paris, La Découverte, 2000, pp. 36-44.

52.

Bernard Lepetit, «La ville : cadre, objet, sujet – vingt ans de recherche française en histoire urbaine", Enquête, nº4, 1996, pp. 11-34.

53.

Pour une présentation de travaux et d'approches diversifiés, aussi bien sur le plan des problématiques que des contextes nationaux : «Ouvriers dans la ville", Y. Lequin (dir.), Le mouvement social, 1982, nº118.

54.

On renvoie à la bibliographie générale pour les références exactes des textes déjà cités.

55.

John Merriman, «Quartier blanc, quartier rouge : neighbourhood, everyday life, and popular political culture in Perpignan, 1815-1851", dans Habiter la ville XV e -XX e siècles, sous la direction de M. Garden et Y. Lequin, Lyon, PUL, 1984, pp. 193-201. Des rivalités qui peuvent prendre la forme de commérages : Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l'exclusion : enquête sociologique au cœur des problèmes d'une communauté, Paris, Fayard, 1997, 341 p. (The established and the outsiders, 1ère édition 1965).

56.

Pierre Mayol, «Habiter" dans Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, L'invention du quotidien – 2. habiter, cuisiner, Paris, Gallimard, 1994 (1ère édition 1980), p. 20.

57.

Durkheim oppose les solidarités mécaniques aux solidarités organiques qui tendent à s'imposer dans les sociétés modernes. F. Bédarida, «La vie de quartier en Angleterre : enquêtes empiriques et approches théoriques", dans «Ouvriers dans la ville" op. cit., pp. 18-20.

58.

Bruneau Dumons, «Ainay, le quartier noble et catholique de Lyon ?" dans Annie Fourcaut (dir.), La ville divisée. Les ségrégations urbaines en question (France XVIII e -XX e siècles), Grâne, Creaphis, 1996, pp. 377-394.