Du quartier à la ville : les changements d'échelles d'analyse

La remise en cause du quartier comme cadre d'étude privilégié de la société urbaine naît du constat de l'inadaptation de cette échelle d'analyse pour un grand nombre de problématiques. L'étude du quartier sur le modèle du village repose en partie sur une non-connaissance du fait urbain (M. Garden, 1984). Les études de quartier ne permettent pas de saisir certains comportements sociaux auxquels les historiens se sont mis à accorder de plus en plus d'importance. Le quartier cache la réalité urbaine, il fait écran à la ville.

Comment repenser l'insertion des groupes sociaux dans l'espace urbain ? Des études de quartier, on peut glisser vers l'analyse des ségrégations urbaines. Celles-ci peuvent avoir plusieurs significations historiques. Le phénomène le plus facilement identifiable est le processus d'exclusion des ouvriers des centres villes 59 . La ségrégation n'est pas systématiquement vécue comme une contrainte. Elle renforce les solidarités. L'homogénéisation sociale, voulue ou forcée, des espaces urbains est l'un des ressorts de l'affirmation des identités politiques. En France, les bastions rouges de l'entre-deux-guerres se sont formés à partir de ce contexte ségrégatif que vient renforcer l'action du mouvement communiste 60 . Ce phénomène a d'autant plus attiré l'attention des historiens que l'on observe un véritable« renouvellement du cantonnement social" au début du XXe siècle (J.-P. Burdy 1992). Au contraire, une plus forte dispersion dans l'espace peut être le gage d'une meilleure intégration, plus facilement repérable dans les petites villes comme Saint-Chamond (E. Accampo, 1982). Mais c'est l'échelle de la ville tout entière qui s'impose pour examiner les séparations physiques plus ou moins nettes entre les groupes sociaux, ou plus généralement les contrastes de peuplement des espaces urbains 61 . Le quartier devient un espace trop étroit pour percevoir, dans toute leur complexité, les phénomènes sociaux urbains.

Le problème de l'adaptation de l'échelle d'analyse à l'objet de la recherche peut facilement être mis en évidence à travers le thème des mobilités. Les mobilités sociales ou résidentielles apparaissent désormais comme des questions centrales et leur étude nécessite de repenser la redéfinition spatiale du cadre de recherche. Étudier les mobilités urbaines consiste à reconstituer les comportements individuels au long d'une journée ou d'une vie. Or le quartier est rarement le cadre spatial où se déroule l'ensemble d'une vie. Si l'on souhaite mettre l'accent sur la relation au travail, le cadre du bassin d'emploi s'impose. Au XXe siècle, la tendance est à la dissociation toujours plus grande entre lieux de travail et lieux de résidence 62 . Les migrations pendulaires quotidiennes bousculent les relations individuelles à l'espace urbain. Après la Première Guerre mondiale, le développement des nouveaux modes de production, basés sur le modèle de la grande usine installée en dehors des quartiers ouvriers traditionnels, tend à aboutir à une « conscience duale" : on se sent ouvrier à l'entreprise mais simple résident là où on habite 63 .

Sous l'influence de la New urban history, l'étude des mobilités s'est aussi constituée en problématique autonome dans de nombreuses recherches 64 . Il s'agit alors plutôt de mobilités à plus long terme, des changements de résidence tout au long de la vie. Mobilités spatiales et mobilités sociales sont associées. Bien sûr, tous les individus ne sont pas mobiles de la même façon. Même au XXe siècle, le quartier peut être encore l'horizon où se construit toute une vie. Mais le lien avec le quartier apparaît sous un nouveau jour. Il est plus fort pour les travailleurs les moins qualifiés. Étant donné le fonctionnement du marché du travail où le recrutement s'effectue à travers les réseaux d'interconnaissance, il existe un intérêt à se fixer dans un quartier quand le rapport salarial est instable (S. Magri, C. Topalov, 1989) 65 . Le quartier-village serait surtout un modèle valable pour une époque (les débuts de l'âge industriel) ou pour un groupe social (les ouvriers les moins qualifiés).

Le regard porté sur le quartier change car on est passé d'une approche en terme de catégories (le quartier, les groupes sociaux) à une approche en terme d'individus, de réseaux, de stratégies, de situations et de processus (B. Lepetit, 1996). Que l'on mette l'accent sur l'évolution des univers sociaux de la ville (J.-L. Pinol, 1991) ou sur les itinéraires individuels dans et hors la ville (M. Gribaudi, 1987), la définition spatiale des phénomènes étudiés ne dépend plus d'un choix effectué en début de recherche. Elle se précise au fur et à mesure que progresse l'enquête. D'un territoire unique – le quartier – on passe à l'étude des relations entre différents niveaux de territorialisations de la ville, à travers la reconstitution d'un zoning urbain. Poussée au maximum, cette démarche qui vise à assurer une certaine autonomie aux phénomènes urbains peut conduire à déterritorialiser l'objet de recherche, en se focalisant sur des situations, des séquences d'espace-temps, ou sur les non-lieux 66 .

La relation entre les thèmes étudiés et le cadre territorial sélectionné n'est pas uniquement une question de contexte, de représentativité ou de partialité des points de vue. Il s'agit surtout de prendre conscience que choisir une échelle d'analyse – le macro ou le micro, le quartier ou la ville, l'individu ou le groupe – consiste à sélectionner un niveau d'information. Pour certain sujet, l'idéal serait de parvenir à établir les conséquences des variations d'échelles sur les conclusions 67 . Ainsi, tout ne peut pas être étudié à l'échelle du quartier. L'impasse des études de quartier, souvent déplorée, renvoie en fait à l'impasse de la démarche monographique totalisante. Notre premier choix au seuil de cette recherche est d'ordre thématique : nous souhaitons aborder la question de la structuration des rapports sociaux au sein d'un univers urbain diversifié. L'objet de la recherche, les relations sociales dans une ville à l'âge industriel, détermine le choix du cadre spatial de l'étude, Alcântara. À son tour, ce cadre spatial influence le champ des problématiques qui peut être envisagé. Le sens de cette interaction entre objet et échelle d'analyse ne devra pas être perdu de vue.

Notes
59.

Michel Verret, L'espace ouvrier, Paris, L'Harmattan, 1995 (1èreédition 1979), 261 p.

60.

Annie Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge, Paris, Ed. Ouvrières /PFNSP, 1986, 215 p. ; Michel Hastings, Halluin la rouge, 1919-1939. Aspects d'un communisme identitaire, Lille, Presse Universitaire de Lille, 430 p.

61.

Annie Fourcaut (dir.), La ville divisée. Les ségrégations urbaines en question (France XVIII e -XX e siècles), Grâne, Creaphis, 1996, 465 p. ; Jacques Brun et Catherine Rhein (dir.), La ségrégation dans la ville, Paris, L'Harmattan, 1994, 258 p.

62.

S. Magri, C. Topalov, «Pratiques ouvrières et changements structurels dans l'espace des grandes villes du premier XXe siècle. Quelques hypothèses de recherche", Villes ouvrières 1900-1950, Paris, L'Harmattan, 1989, pp. 17-40.

63.

Ira Katznelson, City trenches : urban politics and the patterning of classes in the United States, New York, Pantheon Books, 1981, pp. 25-72. Cité par S. Magri, C. Topalov, op. cit., p. 28.

64.

Jean-Luc Pinol, Les mobilités de la grande ville, Paris, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1991, 425 p.

65.

L'étude de Maurizio Gribaudi sur les ouvriers de Turin illustre aussi ce phénomène. Maurizio Gribaudi, Itinéraires ouvriers – espaces et groupes sociaux à Turin au début du XX e siècle, Paris, Éditions EHESS, 1987, 264 p.

66.

Une démarche encore surtout explorée par les anthropologues : Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, 150 p. ; Michèle de la Pradelle, «La ville des anthropologues", dans La ville et l'urbain : l'état des savoirs, sous la direction de Thierry Paquot, Michel Lussault et Sophie Body-Gendrot, Paris, La Découverte, 2000, pp. 45-52.

67.

Bernard Lepetit, «Architecture, géographie, histoire : usage de l'échelle", Genèses, nº13, 1993, pp. 118-138. Toutes ces questions sont débattues dans : Jacques Revel (dir.), Jeux d'échelles - La micro-analyse à l'expérience, Paris, Hautes Études / Gallimard / Le Seuil, 1996, 243 p.