Troisième objet : l'étude d'un milieu

En choisissant de cibler notre recherche sur un groupe d'habitants d'un quartier de Lisbonne, on suppose que l'étude des relations interpersonnelles peut être territorialisée. C'est-à-dire que le procédé qui consiste à partir d'un territoire – Alcântara – pour chercher à repérer les pratiques relationnelles d'individus qui ont a priori comme unique point commun de partager le même espace résidentiel, peut conduire à un regard pertinent sur le fonctionnement et sur l'évolution des sociétés contemporaines. Les implications de ce choix seront exposées tout au long des différents chapitres de cette thèse. Elles rejoignent l'une des problématiques de la recherche sur les formes d'interaction entre espace local et relations interindividuelles. Mais ce procédé intègre aussi une conception précise du quartier, moins comme espace urbain que comme milieu social ou espace de relations.

Un texte de Jean Rémy sur les sociabilités urbaines s'est ici imposé comme principale référence 78 . Cet auteur définit le quartier comme un milieu, c'est-à-dire comme« une entité productive, disposant de propriétés propres (…), un espace pertinent pour un type d'enjeu, de rencontres ou d'activités, dont la composition en terme de volume, densité, hétérogénéité... a une incidence sur la réaction des unités qui le composent". Le quartier est« le lieu d'une convergence non intentionnelle entre une pluralité de trajectoires individuelles débouchant sur une solidarité d'effets" 79 . Ces définitions permettent de faire le lien entre un espace urbain – le quartier – des individus pris dans la diversité de leurs trajectoires et une ou des forme(s) de structure(s) du social.

Eduardo Grendi plaçait déjà la dimension territoriale des structures sociales au cœur de ses propositions de redéfinition des objets de l'histoire 80 . Si, dans la lignée de la pensée de Georg Simmel, il est facile de repérer des interactions entre les formes d'habitat et les relations sociales, encore est-il nécessaire d'éviter de créer un lien univoque entre proximité spatiale et échange social. Il faut prendre en compte ce que Jean Rémy nomme la« capacité de non-réponse" des individus qui sélectionnent, volontairement ou involontairement, en toute transparence ou de façon plus dissimulée, leurs relations. Du point de vue des formes de coexistence locale des groupes, la mixité sociale dans un espace urbain limité n'est pas forcément le gage d'une plus forte propension à l'échange.

Être voisin ne signifie pas forcément être proche. Mais inversement, Jean Rémy souligne que les notions de réseaux et de milieux n'entretiennent pas le même type de rapport à l'espace. Les réseaux ne reposent pas sur un espace partagé, ils peuvent se structurer en fonction d'une bilocalisation ou d'une multilocalisation. Les expériences individuelles ne doivent pas être pour autant systématiquement opposées aux formes de cohésion sociale à l'échelle d'un quartier. Les habitants d'une ville n'ont pas à choisir entre deux stratégies antinomiques : s'affirmer en tant qu'individu ou privilégier le groupe. L'individuation et la socialisation ne sont pas des processus contradictoires, ils sont au contraire en« interactions réciproques". Le quartier ou l'espace local est un des lieux où se jouent ces interactions. En décomposant l'espace urbain en une multitude d'espaces «interstitiels de rencontre", l'analyse des réseaux de relations interindividuelles peut donc s'articuler sur celle des milieux urbains 81 .

Cette recherche va se structurer autour de deux grandes problématiques. La première concerne l'histoire sociale du processus d'industrialisation au Portugal. Elle sera traitée à travers l'exemple d'Alcântara, un quartier industrialisé de Lisbonne : sa formation, sa place dans la démographie et dans l'économie urbaine, mais aussi dans les représentations traditionnellement associées à la ville portugaise. Cet axe de la recherche vise à cerner les caractéristiques d'un milieu social urbain travaillé par les tensions de l'âge industriel. Dans cette introduction, nous laissons volontairement ouverte la question de la définition des cadres chronologiques et spatiaux. L'espace d'Alcântara va être abordé dans une large période, disons des dernières décennies du XIXe siècle aux années 1940. Cette chronologie est celle du processus d'industrialisation de ce territoire. Mais l'un des objectifs de cette première étape va être aussi de démontrer en quoi Alcântara et les premières décennies du XXe siècle constituent un espace-temps singulier.

La deuxième problématique est plus fondamentale. Elle occupera l'essentiel de notre propos et concerne certaines formes de structuration du social dans ce milieu. Il est encore trop tôt pour préciser plus clairement le contenu de cette problématique et les méthodes envisagées. Nous nous plaçons clairement dans le cadre d'une histoire expérimentale où l'objet historique se construit en fonction de l'avancée de la recherche 82 . Nous espérons pouvoir être en mesure de proposer des outils et une méthodologie originale, adaptés à l'étude des relations interindividuelles dans le cadre de la pratique de l'historien. Au fil du texte vont être exposées les différentes séquences de la prospection qui correspondent à plusieurs mois de tâtonnements et d'hésitations sur la façon de mener la recherche. Ce cheminement a peu à peu permis de cerner le milieu qui peut être associé au quartier d'Alcântara et certaines interactions entre les individus et les groupes sociaux qui le composent, mais aussi entre ce milieu et le reste de la ville.

Cette démarche expérimentale s'imposait d'autant plus qu'il nous a fallu nous montrer particulièrement persistant face aux énormes lacunes des sources portugaises. Au Portugal, la prise de conscience de la valeur de la documentation sur l'époque contemporaine a été assez tardive. Les atteintes à ce patrimoine ont été sévères et parfois irrémédiables. Comme nous l'avons déjà évoqué, jusqu'à aujourd'hui l'histoire sociale du Portugal contemporain a surtout été écrite à partir d'une documentation officielle, conçue et éditée par les différentes administrations royales, puis républicaines à partir de 1910. Le patient travail de repérage d'archives primaires non imprimées, au niveau local – les administrations municipales ou de quartier – ou national, s'avère généralement assez décevant. Il existe peu d'inventaires fiables. L'incorporation de la documentation publique et privée aux archives nationales – Arquivo Nacional Torre do Tombo – est souvent récente et encore incomplète. Les cas de disparitions voire de destructions définitives sont monnaie courante. Ainsi, des recensements démographiques effectués au Portugal depuis le XIXe siècle, il ne reste vraisemblablement que les informations publiées par les services des statistiques des gouvernements successifs. Les documents faisant état des travaux préparatoires et les registres nominatifs ont apparemment été détruits. La documentation sur le début du XXe siècle et sur la période de la Ie République est probablement celle qui a le plus souffert des négligences passées. Pour la nouvelle période qui s'ouvre à partir des années 1930, les archives sur l'Estado Novo sont mieux organisées. Par ailleurs, chaque ministère ou administration conserve encore bien souvent des documents anciens dignes d'intérêt. Les possibilités de consultation sont alors assez aléatoires et dépendent du bon vouloir des responsables 83 . Les archives privées d'entreprises ou d'associations sont probablement très riches, mais les chercheurs y ont encore peu accès.

Certains aspects de l'histoire sociale du Portugal de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe, jusqu'à la période de l'Estado Novo, ont pu être néanmoins retracés à partir de vastes collections de journaux d'époque. Seule une critique rigoureuse, qui doit s'appuyer sur un solide bagage méthodologique et théorique, permet alors de dégager de cet immense ensemble de discours factuels une cohérence historique. Ce n'est sans doute pas un hasard si ce sont souvent des sociologues ou socio-historiens qui ont le mieux su tirer parti de cette source. 84

Pour notre part, nous présenterons les sources utilisées au moment où elles seront sollicitées au fil du texte. Nous avons adopté deux types d'approche. La première relève quasiment du bricolage à partir d'une documentation dispersée et hétérogène. Chaque série de documents est alors traitée de façon autonome. On ne peut pas garantir une unité dans la critique des informations ou dans la valeur et la portée des conclusions. Le regard et les objectifs scientifiques s'adaptent à la nature des sources disponibles. La deuxième approche consiste en un usage intensif d'une source unique, les registres de l'état civil. Un chapitre entier sera alors consacré aux modes de traitement de l'information et aux choix méthodologiques.

Notes
78.

Jean Rémy, «Les sociabilités urbaines…", op. cit.

79.

J. Rémy, «Les sociabilités urbaines…", op. cit., p. 507.

80.

E. Grendi, «Micro-analisi...", op. cit.

81.

J. Rémy, «Les sociabilités urbaines…", p. 514.

82.

B. Lepetit, «Architectures...", op. cit.

83.

À l'heure actuelle, l'organisation générale des différentes archives publiques portugaises tend à s'améliorer. Nous faisons ici état de la situation en 1998-1999 quand nous avons défini les grands axes de notre recherche.

84.

Deux exemples : M. Filomena Mónica, Artesãos e operários, Lisbonne, ICS, 1986, 228 p. ; Fátima Patriarca, Sindicatos contra Salazar : a revolta do 18 de Janeiro de 1934, Lisbonne, ICS, 2000, 556 p.