1. L'espace

a) Un lieu et une catégorie administrative

Le site d'Alcântara

Les auteurs de monographies de quartier ont eu l'occasion de souligner le rôle des frontières physiques dans la définition précise des espaces urbains. Les quartiers qui ont connu une forte renommée épousent souvent les particularités de la topographie du territoire de la ville ou peuvent être délimités par un élément de l'aménagement urbain. Les pentes d'une colline, la barrière constituée par une ligne de chemin de fer, une large avenue ou la courbe d'un cours d'eau ont pu être tour à tour évoquées pour justifier la spécificité d'un espace. Alcântara n'échappe pas à cette règle. Ce quartier s'étend dans le creux et sur les versants d'un vallon où coule la rivière éponyme. Avant d'être associé à un quartier de la ville de Lisbonne, le nom« Alcântara" désigne un ensemble géographique beaucoup plus ancien. D'ailleurs, les textes à caractère historique consacrés à Alcântara tiennent parfois le fait urbain comme une question secondaire. Le dictionnaire historique de Lisbonne, publié en 1994, consacre cinq entrées au mot Alcântara, mais aucune ne concerne le quartier proprement dit. On trouve des articles qui portent sur l'industrie d'Alcântara, le pont d'Alcântara, sur une bataille restée célèbre sous le nom de la Rencontre d'Alcântara, sur la rivière Alcântara et enfin sur le site d'Alcântara 86 . Ces différents textes abordent des thèmes liés à l'histoire du quartier, mais Alcântara en tant qu'espace urbain spécifique passe en second plan.

Jusqu'au XVIIIe siècle, le lieu-dit Alcântara était une zone rurale, en retrait de la capitale. L'origine du mot Alcântara est incertaine. De nombreux auteurs, y voient une déformation du terme arabe Al-quantãrã qui signifie le pont 87 . Le pont d'Alcântara a, en effet, longtemps été la marque humaine la plus visible dans ce paysage. Il est le point de départ d'une urbanisation assez tardive. L'une des gravures les plus célèbres du site avant la période industrielle représente ce pont de pierre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle 88 . À cette époque, quelques bâtiments s'élevaient déjà dans les environs immédiats. Mais sur une carte de 1770, on peut voir que l'espace bâti se réduisait à une petite bande de quelques dizaines de mètres de large, le long de la rivière, entre le pont et le Tage 89 . Malgré les multiples aménagements et destructions au cours des XIXe et XXe siècles, l'emplacement du vieux pont d'Alcântara demeurera un lieu central du quartier. Plus tard, il accueillera la gare de chemin de fer et le marché couvert.

La rivière d'Alcântara prend sa source près du lieu-dit de Belas, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Lisbonne, et se jette dans le Tage à hauteur de ce qui est aujourd'hui le quartier d'Alcântara. Elle traverse toute la partie occidentale de la ville, entre Benfica et Campolide. À l'ouest, elle est dominée par la colline de Monsanto qui culmine à 231 mètres, le point le plus élevé de la ville. Au XVIIIe siècle, le roi João V fait construire à cet endroit l'aqueduc des Águas Livres qui doit résoudre le problème du ravitaillement en eau de Lisbonne. L'ouvrage surplombe le vallon de l'Alcantara et sa présence imposante bouleverse à jamais le paysage de ce qui n'était alors qu'un faubourg de la capitale. Il résiste au tremblement de terre de 1755 et demeure aujourd'hui un des monuments emblématiques de la zone occidentale de la capitale portugaise. Il matérialise par ailleurs la limite septentrionale du lieu-dit d'Alcântara.

Le vallon a longtemps été réputé pour ses vergers, ses vignes et ses oliveraies. Dans la première moitié du XVIIe, le Frei Luís de Sousa, moine du couvent de São Domingos de Benfica, évoque un paysage harmonieux où abondent les fermes« toutes riches de bois et de potagers, entourées de leurs vignes" et qui donnent au vallon une« fraîcheur et une verdure constantes" 90 . En 1863, dans un article de la revue Arquivo Pitoresco, Vilhena Barbosa prétendait que la rivière Alcântara fertilisait encore tout le vallon depuis Benfica 91 . L'endroit était recherché pour son air pur. Très tôt, il prit des allures aristocratiques. Des palais et des couvents furent édifiés, parmi eux le Palais de Fiúza qui servit de résidence royale – D. Pedro II y mourut en 1706 – ou le couvent de Sacramento construit au tout début du XVIIe siècle. Ainsi, à la fin des années 1920, João Paulo Freire pouvait écrire :"Le quartier d'Alcântara ! Il y a ici de tout ! Palais de rois et de princes, monuments et batailles, paysages et aventures, comme nulle part ailleurs, aussi nobles, aussi beaux, aussi chevaleresques !". 92

Bien avant de devenir un quartier ouvrier et populaire, le site d'Alcântara occupait une place importante dans la mémoire nationale portugaise. Il a été le siège de deux batailles, en 1382 et 1580, qui symbolisent la lutte des Portugais pour leur indépendance nationale et contre les ambitions castillanes. Certains auteurs évoquent aussi d'autres combats. En 1809, les troupes de la Leal Legião Lusitana auraient résisté par deux fois aux invasions françaises et les deux batailles se seraient déroulées à hauteur du pont d'Alcântara. Cet épisode des guerres napoléoniennes est évoqué par le même João Paulo Freire qui met cependant en doute sa véracité 93 .

À la fin du XVIIIe siècle, s'ouvre une nouvelle phase de l'histoire d'Alcântara. Les origines de la transformation de cet espace remontent aux lendemains du tremblement de terre de 1755. Pendant plusieurs décennies, les populations et les activités chassées des quartiers anciens dévastés par la catastrophe trouvèrent refuge à la périphérie de la ville. L'urbanisation à grande échelle et l'industrialisation, qui furent ici plus rapides qu'ailleurs dans le pays, n'ont pas pour autant entièrement détruit les vestiges du passé du site. De nombreux palais et couvents ont été reconvertis en fabriques, en habitats populaires, ou en lieux de sociabilité ouvrière. En témoigne l'étonnant destin du Palais de Fiúza qui, après avoir servi de résidence royale, a abrité dans les années 1870 l'un des cercles républicains les plus actifs de la capitale 94 . Cependant, le changement de fonction de ce territoire a eu globalement des conséquences radicales, voire brutales, sur l'espace et sur le paysage. Dès le début du XIXe siècle, la rivière est aménagée et transformée en canal dans la partie située entre le vieux pont et le Tage. Un plan de 1807 montre que les travaux étaient déjà achevés à cette époque 95 . Désormais les projets d'infrastructures vont se succéder. Les réalisations sont beaucoup plus lentes à voir le jour.

Ces mutations d'un espace en voie d'urbanisation mériteraient de faire l'objet d'une étude détaillée. On se contentera ici d'indiquer les grandes étapes et la logique de cette évolution. Deux objectifs sont poursuivis : le développement des réseaux de transport dans l'agglomération lisboète et, de façon plus marginale, le désenclavement de la zone occidentale de la ville. Alcântara va peu à peu se situer au cœur d'un véritable nœud de voies de communications qui vont constituer des marques définitives dans l'espace : le chemin de fer dès les années 1850, le port aménagé à la fin des années 1880 et, bien plus tard, la route. Les enjeux de ces aménagements dépassent largement le cadre du quartier et les intérêts, tant économiques, qu'humains, environnementaux et paysagers d'Alcântara sont souvent sacrifiés.

Sur le long terme, le chemin de fer a sans doute eu un rôle mitigé pour le développement du quartier. La première ligne en direction du nord, la voie la plus directe pour relier Lisbonne à Sintra, fut assez vite délaissée au profit d'un trajet qui desservait directement le centre-ville, en gare du Rossio, aménagée dans les années 1888-1891. À la fin du XIXe, une nouvelle ligne fut construite le long du Tage et de la côte atlantique, entre Cais do Sodré et Cascais, via Alcântara. Celle-ci, projetée au départ pour soutenir l'essor du tourisme dans la région de Cascais et d'Estoril, allait connaître un développement considérable au XXe siècle avec l'extension de l'agglomération et le succès des trains de banlieue. Mais Alcântara est assez mal desservi par une nouvelle gare, Alcântara-Mar, inaugurée en 1891 et plutôt excentrée. À partir de la fin du XIXe siècle, la ligne nord est réservée au transport de marchandises. Le développement du réseau de chemin de fer portugais a souffert du manque chronique de capitaux. Les investissements étaient souvent peu rentables. La multitude de projets élaborés par les ingénieurs portugais et étrangers ne viendront jamais à bout d'un objectif essentiel pour l'économie du pays et en partie pour celle d'Alcântara : la liaison entre les deux rives du Tage 96 .

Le début des travaux d'aménagement des docks d'Alcântara en 1887 marqua un tournant pour l'économie de cette zone de la capitale. La construction des différents pôles portuaires le long du Tage, entre Alcântara et Xabregas, en passant par Santa Apolónia, est intimement liée à la vocation industrielle de la rive du fleuve, la rive nord pour ce qui concerne Lisbonne mais aussi la rive sud au XXe siècle, à partir des années 1920. Là encore les projets sont anciens, ils datent au moins du XVIIIe siècle. La multiplication des usines et fabriques dans les environs immédiats du Tage, à l'est et à l'ouest de la ville, a rendu nécessaires, mais aussi possibles car rentables, ces travaux 97 . La création de vastes zones d'entrepôts et les équipements techniques, modernes pour l'époque, témoignent du dynamisme économique de ces espaces au tournant du siècle. Alcântara disposait désormais de 950 mètres de docks et de plus de 1600 mètres de quais, prévus pour recevoir des navires de grand tonnage.

Parallèlement à l'aménagement du port d'Alcântara, furent percées les avenues de Índia et de Vinte e Quatro de Julho, respectivement en direction de Belém et de Cais do Sodré. Ces travaux allaient définitivement rompre l'isolement du quartier. Car jusqu'à la moitié du XIXe siècle, le moyen le plus rapide pour se rendre du centre-ville – la Baixa – à Alcântara, était bien souvent d'emprunter un bateau vers Cais do Sodré et de longer la rive du Tage jusqu'à destination 98 . Les transports en commun n'apparaissent pas dans la capitale avant les années 1860. Durant quelques années, les rues de la ville sont parcourues par les omnibus et autres« Américain" (voitures tirées par des chevaux) de différentes compagnies. En 1873, la concession des transports en commun de la ville de Lisbonne à la compagnie Carris de Ferro allait ouvrir la voie à la modernisation et à l'harmonisation des réseaux. Alcântara – où est installée une partie des ateliers de la compagnie, nous aurons l'occasion d'y revenir – est, dès cette époque, bien desservi. Et c'est tout naturellement qu'en 1901, la première ligne électrifiée des tramways est inaugurée entre Cais do Sodré et Algès, via Alcântara. Le quartier d'Alcântara se trouve désormais à quelques dizaines de minutes de la Baixa. Bien sûr ces modes de transport ne se démocratisent pas du jour au lendemain. Leurs répercussions sur le quotidien des classes populaires, c'est-à-dire sur la majeure partie de la population d'Alcântara que nous allons étudier, n'ont pas été immédiates.

Après la communication entre l'est et l'ouest de la ville, par le chemin de fer et par la route, c'est la liaison entre la rive nord et la rive sud de l'embouchure du Tage qui va être envisagée. Ce projet prend son sens à une échelle nationale, l'intérêt du quartier devient ici dérisoire. Les résultats tarderont à voir le jour. En 1966 est inauguré le pont sur le Tage – baptisé à l'époque Pont Salazar aujourd'hui Pont du 25 Avril – qui surplombe le cœur d'Alcântara. La construction des voies d'accès au pont autoroutier a entraîné la destruction de rues entières du quartier.

En résumé, le lieu-dit Alcântara renvoie d'abord à un modeste ensemble du bassin hydrographique du Tage. L'occupation humaine en fit un espace réservé à l'agriculture et surtout aux loisirs bucoliques de l'aristocratie. Dans un deuxième temps seulement, Alcântara peut être considéré comme une entité géographique en prise avec les processus d'urbanisation et d'industrialisation qui ici vont de pair. Cette évolution passe par la transformation d'Alcântara en une catégorie administrative.

Notes
86.

Dicionário da História de Lisboa, Lisbonne, 1994, pp. 32-39.

87.

C'est l'explication retenue dans les articles du Dicionário da História de Lisboa.

88.

La gravure est reproduite dans de nombreux ouvrages. On la trouve par exemple dans le livre de João Paulo Freire, Alcântara: apontamentos para uma monografia, Coimbra, Imprensa da Universidade, 1929, p. 16.

89.

Planta da Freguesia de S. Pedro – 1770, publiée dans Francisco Santana, Lisboa na segunda metade do século XVIII: plantas e descrições das suas freguesias, Lisbonne, CML, s.d., 200 p.

90.

Cité dans «Alcântara, (Ribeira de)", Dicionário da História de Lisboa, op. cit., p. 36.

91.

Ibid.

92.

J. P. Freire, op. cit., p. 2.

93.

J. P. Freire, op. cit., p. 26-27. Selon cet auteur, une seule source relate cet épisode. Il s'agit du Portugal Antigo e Moderno de Pinho Leal.

94.

J. P. Freire, op. cit., p. 97. La mutation de ce territoire a probablement été accélérée par la fuite de la famille royale et d'une partie de la noblesse vers le Brésil, suite aux «Invasions françaises" et à la révolution libérale de 1820.

95.

Plantas Topográficas de Lisboa nº6, cité dans «Alcântara (ribeira de)", Dicionário da História de Lisboa, op. cit., p. 37.

96.

Magda Pinheiro, «Lisboa e a rede ferroviária Portuguesa : os caminhos de ferro da capital", Ler História, nº26, 1994 pp. 77-91. Cette liaison ne sera réalisée qu'en 1998 par une ligne de transport de voyageurs qui n'est pas raccordée au réseau national.

97.

Jorge Custódio, «Reflexos da Industrialização na fisionomia e vida da cidade", dans O Livro de Lisboa, Lisbonne, Livros Horizonte, 1994, p. 450. C'est un membre de l'école des travaux publics de Paris, l'ingénieur Hersent, qui a dirigé les travaux.

98.

D'après J. P. Freire, op. cit., p. 16.