Une catégorie administrative

Au fil des temps Alcântara a correspondu à plusieurs types d'unités territoriales, certaines civiles, d'autres religieuses. Ce nom a d'abord désigné une paroisse (paróquia), puis une paroisse civile (freguesia), et enfin, durant une courte période, l'un des quartiers administratifs de la capitale. Pour comprendre la nature et l'importance de ces divisions, il convient de prendre en compte l'évolution générale des découpages administratifs du territoire de la ville de Lisbonne 99 .

La création de la paroisse de S. Pedro em Alcântara, en 1770, est une conséquence directe du tremblement de terre. Cette paroisse naît en effet du transfert dans ce faubourg de la capitale, de l'Église de S. Pedro de Alfama détruite en 1755. Son nom officiel garde la trace de ces origines fortuites : il s'agit de la paroisse de S. Pedro en Alcântara et non pas d'Alcântara. Depuis le XIIe siècle, l'époque de la reconquête de la ville par les chrétiens, le découpage ecclésiastique de la capitale a toujours évolué selon le même principe. À partir d'un noyau central de paroisses de taille relativement réduite – 10 paroisses au XIIe siècle sur les pentes de la colline du Château S. Jorge – le nombre de circonscriptions ecclésiastiques s'est accru sur la périphérie de la zone urbanisée : 23 paroisses au XIIIe siècle, 35 à la fin du XVIe, 37 au XVIIIe, 42 à la fin du XIXe siècle. En s'éloignant du centre historique de la ville, la taille des nouvelles paroisses tend à s'agrandir. Cette division repose sur l'existence d'églises paroissiales et de prêtres qui symbolisent l'unité de ces territoires. Mais la paroisse n'est pas uniquement un lieu spirituel. En dehors des sociabilités qui ont pu se développer autour de la pratique religieuse, au moins deux éléments ont contribué à imposer la paroisse comme un espace urbain séculier. Jusqu'à la proclamation de la République au début du XXe siècle, la paroisse est, à travers la tenue des registres paroissiaux, le lieu dont le nom reste attaché aux principaux actes de la vie de chaque individu : le baptême, le mariage et le décès. Par ailleurs, à Lisbonne, les limites des paroisses ont longtemps étaient marquées dans la pierre des immeubles de la ville. Des inscriptions, ornées ou non de croix, matérialisaient l'espace paroissial et il était fréquent de désigner son lieu de résidence par le seul nom de la paroisse 100 .

Dans les années 1830, l'organisation administrative du royaume est profondément modifiée 101 . La révolution libérale est à l'origine de la création d'une nouvelle circonscription territoriale : la« paroisse civile" (freguesia civil). La dénomination de cette unité administrative est ambiguë. Selon Augusto Vieira da Silva, les termes paróquia et freguesia sont sensiblement équivalents. Au XIXe siècle, ils étaient employés indifféremment, avec une préférence pour le terme paróquia. Tout naturellement, la nouvelle circonscription est donc officiellement nommée« paróquia civil". Ce n'est qu'en 1916 qu'une nouvelle loi impose l'emploi de l'expression« freguesia civil" 102 . Dès lors, l'usage a fait que la paróquia désigne plus spécifiquement le territoire religieux et la freguesia le territoire civil.

L'unité de base de la division administrative de Lisbonne, et du Portugal en général, est donc, depuis le milieu du XIXe siècle, la paroisse civile. La gestion des affaires paroissiales par une administration civile est prévue par le décret du 26 novembre 1830. La mission est confiée à un nouvel organisme administratif, la Junta de freguesia. À partir de 1840, le gouvernement se réserve le droit de modifier les limites de ces circonscriptions en procédant à des suppressions ou à des regroupements de paroisses. Dans les faits, la« paroisse civile" correspond aux mêmes limites territoriales et à la même dénomination que la« paroisse religieuse". Cependant, à Lisbonne, une paroisse civile peut regrouper plusieurs paroisses religieuses. Elle prend alors le nom de la paroisse la plus importante 103 . Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la capitale compte seulement 20 paroisses civiles. Avec l'élargissement de la limite officielle de la ville, le nombre de ces circonscriptions va doubler en un demi-siècle. Le code administratif de 1940 divise la commune de Lisbonne en 43 freguesias. La distinction entre divisions religieuses et civiles devient plus claire durant la période républicaine. Les noms de quelques-unes de ces circonscriptions sont laïcisés. En 1912, la freguesia S. Pedro em Alcântara est rebaptisée freguesia d'Alcântara.

Un troisième niveau de découpage de la ville de Lisbonne est constitué par les Quartiers 104 . Ces derniers peuvent correspondre à des circonscriptions fiscales, judiciaires ou administratives. Les Quartiers judiciaires remontent au XVIe siècle, leur nombre ayant varié avec le temps : 10 au XVIIe siècle, 12 au début du XVIIIe siècle. À la fin du XVIIIe siècle, le maillage judiciaire devient de plus en plus complexe et ne respecte plus l'unité des paroisses. En 1798, la paroisse de S. Pedro em Alcântara dépend de trois Quartiers judiciaires différents : Belém (extra-muros), Bairro Alto et Mocambo. Dans les années 1830, les fonctions administratives et judiciaires sont clairement séparées. À partir de 1833, Lisbonne est administrée par une assemblée municipale (Câmara Municipal do Concelho). La ville est divisée en 6 districts ou Quartiers qui correspondent à la fois à des circonscriptions administratives et judiciaires : la freguesia civil de S. Pedro em Alcântara est rattachée au 6e district ou district de Belém. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les Quartiers administratifs changent à plusieurs reprises de fonction et de définition territoriale. Ils respectent cependant toujours le découpage des paroisses civiles. En 1842, est créée la fonction d'administrateur de Quartier. Le Quartier n'a jamais eu le même statut que la paroisse civile ou la commune (concelho) : « À la différence des autres circonscriptions administratives de la métropole portugaise qui (...) permettent non seulement de délimiter la compétence territoriale des organes du pouvoir central, mais aussi de circonscrire la constitution et l'action des collectivités locales – dans les communes (concelhos) avec les municipalités ; dans les paroisses (freguesias ) avec les respectives Juntas (…) –, les Quartiers ne servent pas de base ni de limite à l'administration locale. Leur rôle s'insère uniquement dans le cadre de l'administration générale assurée sur tout le territoire national par l'État qui, dans chacune de ces circonscriptions, nomme pour agir en son nom, un représentant dénommé administrateur du Quartier" 105 . Les compétences des administrateurs de Quartier vont peu à peu se restreindre. Elles vont très vite se limiter à un simple contrôle de l'action des autorités locales. Ces administrateurs sont aussi l'œil et les oreilles du pouvoir au niveau micro-local. Ils ont probablement influencé, dans un sens qu'il est difficile de déterminer tant qu'on n'a pas accès aux archives publiques, le regard du pouvoir sur la ville et sur les économies urbaines. Ces administrateurs seront en particulier sollicités au moment des grandes enquêtes industrielles de 1881 et 1890, dont on analysera quelques aspects des résultats dans la troisième partie de ce chapitre. Au XXe siècle, la suppression de ce cadre administratif jugé inutile est périodiquement évoquée. Cela sera chose faite seulement en 1981 106 .

Tableau 1.1. : Évolution du rattachement administratif de la paroisse civile d'Alcântara
  Nom officiel du Quartier
(Bairro)
Paroisses civiles
(freguesias)
Nombre total de circonscriptions
1833 6º distrito – Belém Ajuda
S. Pedro em Alcântara
Lapa
6 (Alfama, Mouraria, Rocio, Bairro Alto, Santa Catarina, Belém)
1852 Alcântara Stª Catarina
S. Paulo
Santos-o-Velho
N. Srª da Lapa
Stª Isabel (intra-muros)
S. P. em Alcântara (intra-muros)
4 (Alfama, Rocio, Bairro Alto, Alcântara)
1868 Bairro Ocidental Stª Isabel (intra-muros)
S. Mamede
Stª Catarina
Nª Srª das Mercês
S. Paulo
S. P. em Alcântara (intra-muros)
Nª Srª da Lapa
Santos
3 (Quartier oriental, Quartier central, Quartier ocidental)
1885 4e Bairro Stª Isabel
S. P. em Alcântara
Belém
Ajuda
4 (du 1er au 4e)
1886 4e Bairro Santos
Stª Isabel
Alcântara
Belém
Ajuda
4 (du 1er au 4e)

(Source : A. Vieira da Silva, Os Bairros de Lisboa)

Entre 1852 et 1867, l'un des Quartiers de Lisbonne se nomme Alcântara. Il regroupe les paroisses civiles de la partie occidentale de la ville : Santa Catarina, São Paulo, Santos-o-Velho, Nª. Sª da Lapa, Santa Isabel, et São Pedro em Alcântara. En dehors de cette courte période, les Quartiers sont désignés par des numéros ou, entre 1868 et 1885, par leur position géographique. Sont alors définis trois Quartiers : oriental, central, occidental. Les principaux changements des rattachements administratifs de la paroisse civile d'Alcântara sont résumés dans le tableau 1.1. Graça Índias Cordeiro a déjà observé que ces découpages administratifs ont contribué à enraciner la toponymie de Lisbonne qui perdure aujourd'hui 107 . Le découpage de 1833 et la dénomination des différents espaces urbains alors définis sont en effet assez révélateurs. Alfama, le Bairro Alto ou dans une moindre mesure le Rossio, qui se sont affirmés comme des espaces emblématiques de la ville, trouvent ici leur unique reconnaissance officielle. Contrairement à Alcântara, ces noms n'ont jamais désigné de paroisses civiles, mais toujours de simples quartiers issus du découpage commun.

Le découpage territorial de la ville a eu au moins deux types de conséquences. À travers le maillage serré des paroisses civiles, c'est une conception très atomisée de l'espace urbain qui s'impose. Face à la toute puissance du pouvoir municipal sur le plan administratif mais aussi au niveau symbolique, la freguesia sert de relais et d'intermédiaire au niveau local. Le découpage en Quartiers est en partie à l'origine d'un autre phénomène : l'espace urbain lisboète doit se lire dans un sens est/ouest ou ouest/est. Jusqu'au début du XXe siècle au moins, on identifie ainsi trois grandes zones : la zone centrale et deux zones périphériques à l'est et à l'ouest de la ville. Selon la logique de cette division administrative, Alcântara est inclus dans un ensemble plus vaste qui correspond à la zone occidentale de la capitale. Cette lecture de l'espace urbain entre en conflit avec l'axe de croissance sud/nord en direction des nouvelles avenues (Campo Grande, Arreiro, Lumiar), puis nord/sud avec l'expansion de l'agglomération sur la rive sud du Tage au XXe siècle 108 .

Notes
99.

Les travaux, déjà anciens, d'Augusto Vieira da Silva restent la référence essentielle sur ce thème : Os Bairros de Lisboa, Lisbonne, 1930, 32 p. ; Os limites de Lisboa, Lisbonne, CML, 1941, 21 p. ; As freguesias de Lisboa, Lisbonne, CML, 1943, 93p. Graça Índias Cordeiro consacre aussi quelques pages à cette question qui semble cependant moins cruciale dans le contexte du quartier de la Bica : Um lugar na cidade…, op. cit., notamment pp. 39-45.

100.

A. Vieira da Silva, As freguesias de Lisboa, op. cit., p. 9. On pourrait aussi évoquer la vaste question de l'organisation des secours aux populations les plus pauvres. Dès le Moyen Âge la paroisse est le cadre territorial où se mettent en place les politiques d'aide et d'assistance. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard-Folio, 1999 (1995), notamment p. 90.

101.

Ces changements se produisent dans le contexte des révolutions libérales des années 1830. Un vaste mouvement de réformes institutionnelles est entamé par Mouzinho da Silveira. Il s'agit en particulier de redéfinir les rapports entre l'État et l'Église dans un sens de subordination de cette dernière. Voir : Mouzinho da Silveira, Obras – vol. I : Estudos e manuscritos, coordination de Miriam Halpern Pereira, Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian, 1989, 1079 p., et l'essai de présentation de Miriam Halpern Pereira, «Estudo e Sociedade : Pensamento e acção política de Mouzinho da Silveira", pp. 21-119.

102.

Loi du 23 juin 1916, citée par A. Vieira da Silva, op. cit., p. 25.

103.

La paroisse civile d'Alcântara est supprimée en 1867, pour être rétablie l'année suivante. Durant cette année-là, la paroisse (paróquia) d'Alcântara est rattachée à la paroisse civile de S. Paulo.

104.

En portugais Bairro. Dans la suite du texte, quand nous ferrons référence au quartier comme circonscription administrative, nous emploierons une majuscule.

105.

Norberto Costa, «Bairro administrativo", Dicionário Jurídico da Administração…, op. cit., p. 657

106.

Loi du 15 juin 1981, d'après Código administrativo, 6e édition, Coimbra, 1998, art. 1, § 2, p. 17

107.

G. Índias Cordeiro, Um Lugar na Cidade : Quotidiano, Memória e Representação no Bairro da Bica, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1997, p. 42.

108.

Vítor Matias Ferreira, «Modos e Caminhos da Urbanização de Lisboa ; a cidade e a aglomeração de Lisboa, 1890-1940", Ler História, nº7, pp. 101-133.