b) La délimitation d'un espace urbain

Alcântara est aussi un élément du« découpage commun" 109 de Lisbonne, c'est-à-dire un espace urbain qui n'est pas défini a priori à partir d'une catégorie administrative. La recherche de limites est une étape obligatoire des études de quartiers. Cette phase est généralement peu problématisée. Elle est la plupart du temps traitée en introduction ou sous la forme d'un propos préliminaire. La question est souvent mal résolue et elle se glisse encore dans les commentaires d'après coup ou dans les bilans de recherches 110 . La difficulté à trouver une définition spatiale incontestable au quartier étudié symbolise par ailleurs la fragilité générale de ce type d'approche du point de vue de l'histoire urbaine. Pierre-Yves Saunier nous a déjà mis en garde :« L'impasse méthodologique dans laquelle me semble être tombé le thème du quartier n'est nulle part plus manifeste que dans son approche proprement spatiale. Les hésitations des thèses d'histoire urbaine lorsqu'il s'agit de délimiter le « quartier" qu'elles étudient en attestent" 111 .

On peut tenter de contourner l'obstacle, en affirmant que l'inconstance des limites est justement à la base de la définition de ce qu'est un quartier. C'est ce qu'affirme notamment Graça Índias Cordeiro en reprenant une définition de Kevin Lynch. Si certains quartiers possèdent des frontières fortes, définies et précises, pour d'autres elles sont incertaines ou même invisibles. Dans ce dernier cas, c'est l'opinion majoritaire qui permet d'identifier l'extension maximum et le centre d'un quartier. Ainsi est-il fréquent d'observer des quartiers où un centre bien identifiable est entouré par une zone indécise qui se délite progressivement 112 .

Pour notre part, nous abordons la dimension spatiale du quartier que dans la mesure où cette étape va nous aider à préciser ce que veut dire «être d'Alcântara" du point de vue des habitants. Nous allons nous intéresser à la simple question de la relation et de l'éventuelle coïncidence entre espaces administratifs et espace urbain, c'est-à-dire entre, d'une part, les différentes catégories administratives que nous avons inventoriées (paroisse, paroisse civile et Quartier) et, d'autre part, ce que l'usage commun définit comme étant le quartier d'Alcântara.

Différentes sources permettent de reconstituer plus ou moins précisément les limites d'un quartier. C'est souvent l'opinion des habitants, au moment où la recherche est menée, qui est sollicitée. On se soucie peu alors des éventuelles variations des limites mentales au fil du temps. La méthode suivie dépend de la nature de l'espace urbain en question. Quand il s'agit d'un quartier relativement ancien qui a acquis, à une époque plus récente une vocation touristique, d'autres sources peuvent être mobilisées : les plans et les guides, les signalisations dans la ville conçues pour les visiteurs étrangers. Dans son étude sur Alfama, António Firmino da Costa signale aussi le rôle des chauffeurs de taxi dans la diffusion au sein de la population de frontières mentales admises par tous 113 .

De notre côté, nous pouvons nous appuyer sur des références bibliographiques. Le quartier d'Alcântara a en effet fait l'objet de deux études qui, à quarante d'intervalle, ont tenté de délimiter cette portion du territoire urbain lisboète. Dans les années trente, João Paulo Freire travaille à l'instinct. Sans préciser comment il parvient à fonder son jugement, il estime que le quartier d'Alcântara correspond« approximativement" au« demi-cercle qui, ayant le Tage pour diamètre, s'étend jusqu'au quartier général de la Marine de guerre à l'est, et au bâtiment de la Compagnie Carris de Ferro à l'ouest, selon un arc qui relie les collines des Necessidades et des Prazeres, les rues de la Ponte Nova, de la Fábrica da Pólvora et de la Tapada, et qui continue ensuite jusqu'au fleuve à travers la rue Luís de Camões" 114 . Si nous reprenons la toponymie actuelle, dans les années trente, le quartier d'Alcântara englobait, selon João Paulo Freire, les zones de Santo Amaro, du Calvário, plus au nord l'ensemble formé par les rues de Alvito, Cruz, Feliciano de Sousa, Fábrica da Polvora, et à l'est l'avenue de Ceuta, le sud de la colline des Prazeres et la zone qui s'étend entre l'avenue de Ceuta et la place de l'Armada, jusqu'à l'avenue Vinte e Quatro de Julho.

Quarante ans plus tard, au début des années soixante-dix, dans un mémoire présenté au département de géographie de la Faculté de Lettres de Lisbonne, Maria Freire de Lima accorde une plus grande importance à la délimitation de l'espace étudié 115 . Elle choisit de prendre en compte l'opinion des habitants. L'auteur ne nie pas l'influence des délimitations administratives dans la formation des opinions des témoins. Elle évoque aussi le rôle des« intérêts personnels", sans vraiment expliquer ce qu'elle entend par cette expression. L'aire d'étude retenue correspond assez précisément à l'espace défini par João Paulo Freire, de part et d'autre de l'actuelle avenue de Ceuta. Il est d'ailleurs possible qu'il y ait eu des phénomènes de contamination entre les deux tentatives de délimitation. Mais Maria Freire de Lima relève une autre coïncidence entre ce même territoire et les limites de la paroisse civile d'Alcântara avant 1959. Le choix de l'espace d'étude a été fait, rappelons-le, indépendamment de ce critère. Les observations de cette géographe nous invitent donc implicitement à nous pencher sur la relation entre les découpages administratifs et les découpages communs.

Nous avons fait figurer sur une carte trois unités administratives pour lesquelles nous avons une idée assez précise des limites : la paroisse religieuse d'Alcântara au XVIIIe siècle ; la paroisse civile d'Alcântara entre 1852 et 1885 ; la paroisse civile d'Alcântara entre 1885 et 1959 (figure 1.1.). Il s'agit des trois circonscriptions les mieux documentées et qui, au moins pour les deux dernières, ont eu les durées d'existence les plus longues.

Les limites de la première paroisse d'Alcântara nous sont connues à travers une collection de cartes et de descriptions des circonscriptions ecclésiastiques de Lisbonne qui datent de 1770 116 . La paroisse d'Alcântara est alors entièrement située sur le versant ouest du vallon. Elle s'étend entre la chapelle de Santo Amaro et le couvent du Calvário, et plus au nord jusqu'à la Rua Fábrica da Polvora, le long de la rivière Alcântara. Cet espace est déjà centré sur la zone de Calvário, la paroisse étant officiellement installée dans la chapelle de la Cavidade à deux pas du couvent du Calvário. Cette circonscription religieuse, dans ses limites définies au moment de sa création, n'a existé que durant quelques années. En 1780, son territoire est agrandi en annexant une portion d'une paroisse voisine, baptisée Senhor Jesus da Boa Morte, et qui s'étendait un temps sur le versant est du vallon 117 . Nous ne connaissons pas précisément la délimitation de cette nouvelle circonscription. Selon João Paulo Freire, en 1820, la paroisse d'Alcântara gagne déjà largement sur le versant est du vallon 118 . Elle correspond alors déjà plus ou moins au territoire de la paroisse civile du début du XXe siècle tel qu'il figure sur la carte.

À partir de 1852, la paroisse civile d'Alcântara se situe entièrement à l'est du vallon. Cette année-là, la municipalité de Lisbonne décide de fixer de nouvelles limites à la ville. La frontière entre Lisbonne et les communes avoisinantes est désormais matérialisée par une route ou un mur (estrada de circunvalação). L'objectif est essentiellement fiscal. Il vise au recouvrement de nouvelles taxes sur la consommation, notamment sur l'eau. La nouvelle ligne dite de« circonvolution" ne respecte pas les découpages ecclésiastiques préexistants. À l'ouest le vallon d'Alcântara, bientôt parcourue par une ligne de chemin de fer, marque la frontière. La paroisse religieuse de S. Pedro em Alcântara est donc divisée entre deux paroisses civiles : Alcântara intra-muros (commune de Lisbonne) et Alcântara extra-muros (commune de Belém). La paroisse civile d'Alcântara englobe le territoire de deux paroisses religieuses : S. Pedro em Alcântara (intra-muros) et Lapa 119 .

En 1885, la commune de Belém est annexée à celle de Lisbonne. Alcântara intra-muros et extra-muros sont réunies. La freguesia s'impose alors comme la division administrative la plus stable de la capitale. Les limites de la paroisse civiled'Alcântara ne connaîtront pas de modifications jusqu'en 1959. À cette date est créée la freguesia de Prazeres, sur le versant est du vallon.

Ces différentes divisions administratives ont eu pour effet d'assurer l'assise spatiale d'Alcântara. Elles ont exercé une influence certaine sur l'harmonisation des limites, plus facilement acceptées et assimilées par tous les usagers de la ville. Cependant, elles ont pu être aussi contestées, voire ignorées. Ces découpages ne tiennent pas compte des multiples sous-ensembles spatiaux et notamment des oppositions entre le cœur du quartier et sa périphérie. L'appartenance de la zone Santo Amaro à Alcântara pose par exemple problème. Bien qu'intégrée dans la paroisse civile d'Alcântara depuis 1885, elle est parfois exclue du quartier traditionnel dans les témoignages contemporains 120 . La zone de Casal Ventoso, sur le versant est du vallon au nord du quartier, connaît le même sort. Maria Freire de Lima l'exclut clairement d'Alcântara.

En fait, ce sont les découpages les plus anciens qui semblent s'imposer dans les esprits, même si ces unités spatiales ont disparu entre-temps. On le voit bien sur la carte, les limites du quartier mental concordent approximativement avec celles de l'ancienne paroisse du XVIIIe siècle. Bien sûr cette coïncidence s'explique aussi par l'histoire de l'occupation du site. Le cœur de l'espace identitaire d'Alcântara correspond à la zone où l'urbanisation du vallon a débuté et c'est ce même espace qui fut un temps reconnu comme formant la paroisse de S. Pedro em Alcântara. Après cette phase initiale de repérage de l'espace, les autres tentatives de découpage ne s'imposent pas. Le cas le plus typique est la ligne de circonvolution, rapidement effacée des mentalités. Son tracé a d'ailleurs toujours été vivement critiqué. Ainsi, un témoin de l'époque parlait d'une« absurdité", contraire à la logique de l'expansion de la ville qui s'étendait déjà bien au-delà du vallon d'Alcântara 121 . Les catégories administratives sont acceptées et reprises dans le découpage commun du moment qu'elles n'entrent pas en conflit avec l'histoire et l'évolution de l'occupation humaine.

En conséquence, si la paroisse civile d'Alcântara, dans ses limites définies en 1885, peut être désignée comme la catégorie spatiale officielle qui se rapproche le plus de l'espace identitaire – le quartier d'usage commun - c'est probablement parce qu'elle respecte deux principes : elle s'étend sur les deux versants du vallon et elle englobe entièrement, à l'ouest, le cœur du quartier qui s'étend de la place du Calvário jusqu'en haut de la Rua da Cruz. Cette circonscription correspond cependant à un territoire bien plus vaste que le quartier mental repéré dans les textes. La paroisse civile s'étend notamment sur le versant est du vallon, en direction du cimetière des Prazeres, le long de la Rua Maria Pia. Elle comprend aussi des zones non habitées, occupées par des usines, des couloirs de communication – routes et lignes de chemin de fer – ou des espaces verts comme la colline de Monsanto. La représentation cartographique des unités spatiales doit être aussi analysée en tenant compte des différences de fonction de ces découpages. Contrairement aux délimitations officielles, le découpage mental ou commun se concentre généralement autour de zones caractéristiques ou pittoresques et il tolère les« angles morts" 122 .

L'espace d'Alcântara est multiple. L'histoire de ce territoire croise les processus d'urbanisation et d'industrialisation du XIXe siècle, des processus qui courent le long du Tage à l'est et à l'ouest de la ville. Ces transformations du site s'opèrent dans une tension entre les différents niveaux du local – le quartier, la ville et l'agglomération – et l'échelle nationale. Mais c'est Alcântara comme catégorie spatiale que nous avons surtout voulu saisir. Il existe une relation étroite entre le quartier d'Alcântara et la circonscription administrative du même nom, dans ses limites de la première moitié du XXe siècle. Découpages administratifs et découpages communs sont relativement concordants. Cette règle n'a rien d'absolu pour le Lisbonne contemporain. Le cas d'Alcântara fait même plutôt figure d'exception. Les quartiers historiques ou populaires correspondent rarement à une freguesia : des espaces tels que la Bica ou Alfama se définissent indépendamment de ce critère. Il existe sans doute une opposition entre les quartiers du centre-ville ancien et ceux situés plus en périphérie. Au moment de la forte expansion de la ville, à partir de la fin du XVIIIe siècle, les découpages communs, les délimitations administratives et la fixation de la toponymie procèdent d'un même mouvement d'appropriation d'un nouvel espace urbain encore en formation. Pour la suite de notre étude, la singularité de la relation entre les différentes formes de la définition spatiale d'Alcântara va avoir une conséquence essentielle : nous allons pouvoir considérer qu'habiter le quartier d'Alcântara ou habiter la freguesia – la paroisse civile – d'Alcântara sont deux expressions à peu près synonymes. Ce constat va grandement faciliter la lecture des sources administratives. Nous allons commencer à nous en rendre compte dans les paragraphes qui suivent.

Figure 1.1. : Les délimitations d'un espace urbain
Figure 1.1. : Les délimitations d'un espace urbain
Notes
109.

Pierre-Yves Saunier, «La ville en quartier…", op. cit, p. 109.

110.

Deux articles particulièrement instructifs : J. P. Burdy, «La monographie de quartier en histoire urbaine : quelques éléments de bilan sur une recherche stéphanoise", Histoire Économie et Société, nº3, 1994, pp. 441-448 ; A. Faure «Un peuple dans sa ville ou le cours d'une longue recherche", Genèses, nº42, 2001, pp. 92-105.

111.

Pierre-Yves Saunier, «La ville en quartier…", op. cit., p. 103.

112.

G. Índias Cordeiro, op. cit., p. 39.

113.

António Firmino da Costa, Sociedade de Bairro, op. cit., p. 56.

114.

J. P. Freire, Alcântara…, op. cit., p. 22.

115.

M. A. F. Freire de Lima, Alcântara…, op. cit. , pp. 11-14.

116.

Francisco Santana, Lisboa na 2ª metade do século XVIII…, op. cit.

117.

A. Vieira da Silva, As Freguesias de Lisboa, op. cit., p. 20

118.

J. P. Freire, op. cit., pp. 256-257

119.

A. Vieira da Silva, op. cit., p. 26

120.

Ainsi un auteur comme Norberto de Araújo fait de Santo Amaro un quartier à part. Mais il distingue aussi un «Alcântara populaire" au nord et le quartier du Calvário. On reviendra dans le chapitre 2 sur la signification qu'on peut donner à ce raffinement dans le découpage spatial du quartier. Norberto de Araújo, Peregrinação em Lisboa, Lisbonne, 3 vol., 1939.

121.

Ignácio de Vilhena Barbosa, «A Zona Industrial da Lisboa Ocidental", Archivo Pittoresco, Tome VIII, Lisbonne, 1865, pp. 17-18.

122.

Pierre-Yves Saunier, «La ville en quartier…", op. cit., p. 110.