a) Les rythmes de peuplement

La singularité d'Alcântara en question

En 1940, la paroisse civile d'Alcântara comptait 34 903 habitants contre 22 745 en 1900 126 . En 1860, dans le même espace, on recensait 8 763 personnes. Durant la même période, la commune de Lisbonne, prise dans ses limites du début du XXe siècle passait de 196 840 habitants en 1860, à 356 009 en 1900 et 709 719 en 1940. En moins d'un siècle, la paroisse civile d'Alcântara quadruple le nombre de ses habitants. Mais durant la même période, la population de Lisbonne est aussi en forte augmentation. Pour mieux saisir ces différentes évolutions, nous avons comparé un indicateur très simple : le taux de croissance de la population de chaque catégorie spatiale, entre deux recensements. Nous sommes donc contraint de ramener nos données sur des tranches d'une dizaine d'années. On ne tient pas compte de l'irrégularité des intervalles entre les recensements, 14 ans entre 1864 et 1878 et 9 ans entre 1811 et 1920. Nous avons une vision plus précise des évolutions au cours des années 1920, vu que nous disposons du recensement intermédiaire de 1925. Cette information supplémentaire va illustrer le fait que la périodisation imposée par la source empêche certainement d'identifier les réels moments de rupture ou de dissociation des rythmes, en fonction des catégories spatiales de référence. Nous ne sommes pas maître de notre chronologie.

Durant les quatre dernières décennies du XIXe siècle, la population de la paroisse d'Alcântara croît plus vite que la population de la commune de Lisbonne et celle du 4e Quartier. Au XXe siècle, on observe le phénomène inverse : sauf entre 1920 et 1925, la paroisse d'Alcântara connaît les taux de croissance démographique les plus faibles, et durant la dernière période, entre 1940 et 1950, sa population diminue. En un siècle, Alcântara passe donc d'un rôle moteur de la croissance démographique de Lisbonne à une position nettement plus en retrait (figures 1.2 et 1.3.).

Au cours de la période d'observation, il existe pour toutes les catégories spatiales deux pics de croissance. Le premier a lieu dans les années 1880 et le second dans les années 1920. Entre 1878 et 1890, avec plus de 62% de croissance sur 12 ans, la paroisse d'Alcântara a un rythme de peuplement nettement plus rapide que l'ensemble de Lisbonne (+29%), et surtout que le reste du 4e Quartier (+34% dans le 4e Quartier sans Alcântara). La dynamique démographique singulière d'Alcântara se maintient durant la décennie suivante, entraînant désormais avec elle tout le 4e Quartier qui croît à cette époque plus rapidement que l'ensemble de la commune de Lisbonne. À partir des premières années du XXe siècle, les fluctuations des taux de croissance démographique des différents espaces de référence cessent de suivre les mêmes courbes. Alcântara atteint un nouveau pic entre 1920 et 1925 (+12%). Pour le 4e Quartier en excluant Alcântara et pour l'ensemble de la ville de Lisbonne, c'est plutôt dans la deuxième moitié de cette même décennie et dans les années 1930 qu'un nouveau regain de croissance est observé (+23% dans le 4e Quartier sans Alcântara et +19% pour Lisbonne entre 1930 et 1940). Désormais, la population d'Alcântara croît nettement moins vite que celle du reste du 4e Quartier ou de l'ensemble de la ville de Lisbonne et elle est la première à commencer à décroître après 1940. Surtout, Alcântara cesse d'imposer son rythme à l'évolution démographique de la capitale. La chute du taux de croissance de la population de cette paroisse n'empêche pas le reste de la ville de garder un rythme soutenu, au moins jusqu'aux années 1940.

Au contraire, les années 1910 sont marquées par un ralentissement général de la croissance de la population de Lisbonne. Ce renversement de conjoncture a pu être analysé comme une conséquence des événements politiques avec la proclamation de la Ie République et l'agitation sociale qui s'ensuivit, mais aussi de la Première Guerre mondiale, ou de l'épidémie de grippe de 1918-1919 127 . La chute du taux de croissance est encore plus nette à Alcântara (un peu plus de 4% entre 1911 et 1920) que dans l'ensemble de la ville (près de 12%).

Figure 1.2. : Taux de croissance de la population entre deux recensements consécutifs (%)

(source : recensements)

Figure 1.3 : Taux de croissance de la population dans les années 1920 (%)
Figure 1.3 : Taux de croissance de la population dans les années 1920 (%)

(source : recensements 1920, 1925, 1930)

Figure 1.4. : Courbes de croissance démographique – base 100 en 1864
Figure 1.4. : Courbes de croissance démographique – base 100 en 1864

(sources : recensements)

Il est donc facile d'identifier un profil de croissance démographique spécifique à Alcântara (figure 1.4.). Alors que la croissance de la population de Lisbonne – et en particulier des zones orientales et centrales de la ville, sans le 4e Quartier – est assez régulière entre 1864 et 1950, celle d'Alcântara connaît de fortes accélérations (années 1890, début des années 1920) et des retournements de conjoncture tout aussi brutaux (années 1910, années 1930). Entre 1864 et 1940, la population d'Alcântara a crû plus vite que celle de l'ensemble de la ville. Mais c'est surtout durant les dernières décennies du XIXe siècle que l'espace d'Alcântara est le lieu privilégié où s'exerce la poussée démographique commune à l'ensemble de la capitale. Selon Teresa Rodrigues, entre 1864 et 1890, Alcântara est l'une des paroisses civiles de la capitale dont la population augmente le plus vite. Avec un taux de croissance de 123,5%, elle ne trouve guère pour rivaliser que la paroisse voisine de Santa Isabel (+128,4%) ou, au nord de la ville, les paroisses de São Sebastião da Pedreira (+96,4%), d'Anjos (+124,6%) et d'Arroios (+380,4%) 128 . Si on raisonne en terme d'effectifs bruts supplémentaires, le développement des paroisses du 4e Quartier – Alcântara et Santa Isabel – est nettement plus significatif que celui des paroisses civiles du nord de la ville. En 1900, Alcântara et Santa Isabel sont les deux paroisses les plus peuplées de la capitale, avec respectivement 22 745 et 31 957 habitants, contre environ 12 000 habitants pour São Sebastião et Arroios. En revanche, au cours des premières décennies du XXe siècle, le poids démographique d'Alcântara s'amoindrit. En 1940, plus de 51 000 individus résident dans la paroisse d'Arroios, autour de 80 000 dans celle de São Sebastião et 69 000 dans Santa Isabel. En 1900, la population d'Alcântara représentait 6,4% de la population totale de la commune de Lisbonne, contre 4,4% en 1864 et 4,9% en 1940.

Mais l'analyse de l'expansion démographique de Lisbonne ne peut se limiter aux cadres des limites communales. Dès la fin du XIXe siècle, les villes de la périphérie de la capitale prennent le relais des territoires intra-muros (tableau 1.2.). C'est d'abord à l'ouest de la capitale – les villes d'Oeiras et de Cascais – que l'on observe durant les trois premières décennies une forte poussée démographique. Ces villes se situent d'ailleurs dans le prolongement de l'axe Alcântara/Belém. Dans un deuxième temps, ce sont les villes du nord (Sintra, Loures) et de la rive sud du Tage (Almada) qui affichent les plus forts taux de croissance. Sur la rive sud Barreiro, qui croît très vite dès la fin du XIXe siècle, fait ici figure d'exception 129 . Le peuplement de la paroisse d'Alcântara doit donc être envisagé comme une étape dans le processus plus général d'expansion de l'agglomération urbaine de Lisbonne, une expansion qui se fait d'abord par l'ouest le long du Tage, puis vers le nord et le sud, sur l'autre rive du fleuve. Cependant, ce n'est qu'après 1940 et surtout dans les années 1950 que le développement de l'aire métropolitaine l'emporte définitivement sur la croissance de la commune de Lisbonne. Jusqu'à cette date, la structure démographique interne de l'agglomération reste stable : la commune de Lisbonne abrite un peu plus de 70% de la population de l'ensemble de ce territoire 130 .

Tableau 1.2. : Taux de croissance de la population des communes de la périphérie de Lisbonne
  1930-1940 1940-1950
Cascais + 37 % + 37 %
Oeiras + 31 % + 38 %
Loures + 21 % + 42 %
Sintra + 18 % + 33 %
Almada + 22 % + 49 %
Barreiro + 24 % + 14 %
Ensemble + 31 % + 43 %

(source : recensements)

Notes
126.

À partir de 1890, les recensements distinguent la population résidante et la population «presente de facto". Dans nos différents calculs, nous avons systématiquement pris en compte le chiffre de la population présente. La différence entre les deux effectifs est en générale minime. Nous reviendrons sur la signification de ces notions dans le chapitre 3.

127.

Vítor Matias Ferreira, «Modos e Caminhos da Urbanização de Lisboa ; a cidade e a aglomeração de Lisboa, 1890-1940", Ler História, nº7, 1986, p. 121.

128.

Teresa Rodrigues, Nascer e morrer na Lisboa oitocentista, Lisboa, Cosmos, 1995, p. 54.

129.

Ana Margardia Nunes de Almeida a noté la précocité de la croissance démographique de cette commune qui connaît un premier pic entre 1900 et 1911, puis un deuxième dans les années 1970 avec l'accélération du développement de toute la métropole. Ana Margarida Nunes de Almeida, A Fábrica e a Família – Famílias operárias no Barreiro, Dissertação de Doutoramento em Sociologia, ISCTE, Lisbonne, 1990, pp. 66-67 et 82-83.

130.

V. Matias Ferreira, «Modos e Caminhos da Urbanização de Lisboa…", op. cit., p. 121. L'agglomération est ici définie comme le regroupement des 11 communes périphériques de la capitale.