L'impossible appréhension des dynamiques migratoires

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les flux migratoires sont les principaux responsables du rythme de la croissance démographique de la capitale portugaise. Teresa Rodrigues a essayé d'estimer l'importance quantitative du phénomène par la méthode des équations de concordance 131 . Selon cet auteur, les migrations sont particulièrement intenses dans les années 1870/1880 – environ 2 500 arrivées en moyenne par an –, le contexte devient moins favorable après les années 1890. Pour parvenir à ces résultats, il suffit de comparer les données des recensements et les taux de natalité et de mortalité. La différence entre la variation de l'effectif total de la population entre deux recensements et le solde physiologique correspond à l'apport des migrations dans la croissance démographique. L'auteur reconnaît qu'étant donné la mauvaise qualité des informations, il est seulement possible d'établir les tendances globales de l'évolution du solde migratoire à l'échelle de la ville.

À partir de 1890, les recensements offrent un autre type de données. Ils permettent de connaître, au niveau de chaque paroisse civile, la proportion des individus de nationalité portugaise nés dans la commune de Lisbonne, dans le district de Lisbonne et en dehors du district de Lisbonne. Ces informations, apparemment primordiales, doivent être manipulées avec précaution. Leur utilisation fait d'ailleurs l'objet d'un débat déjà ancien au sein de l'université portugaise. Dès les années 1940, est publiée une première série d'études à l'échelle nationale, sous l'autorité d'Aristide de Amorim Girão 132 . Cet auteur et ses collaborateurs se sont contentés de calculer la variation entre les proportions de« natifs" et de« non-natifs" dans chaque district. La méthode a été aussitôt vivement critiquée 133 . En effet, cette variation ne correspond pas aux gains et aux pertes d'habitants : un pourcentage élevé d'individus nés en dehors de l'unité administrative de référence peut être la conséquence de nombreux départs. Il s'agit de calculer la« variation nette" de la population – croissance effective moins le gain naturel – à laquelle on soustrait la proportion d'émigration. À l'échelle du Portugal, le calcul peut être effectué d'après les recensements au niveau des districts à partir de 1890, et des concelhos après 1951. Avant cette date, les recensements ne mentionnent pas le nombre d'émigrants par concelho 134 .

Au problème de savoir à quoi correspondent exactement les données élaborées, s'ajoute la question de l'unité administrative prise comme référence de la résidence. Les mouvements de départs ou d'arrivées au sein du territoire de la commune de Lisbonne ne peuvent être confondus avec les mouvements en direction de la ville. Avec le développement de l'agglomération, naître en dehors du concelho de Lisbonne n'a pas la même signification à la fin du XIXe siècle et dans les années 1940. De même, comme le souligne Teresa Rodrigues, à Lisbonne une émigration peut correspondre à un simple déplacement vers la périphérie de la ville 135 . Nous reviendrons plus loin, avec une méthode et une source plus appropriées, sur le rôle des migrations dans la formation de la population d'Alcântara (chapitre 4). Dans cette étape de notre étude, nous conservons la même problématique assez simple qui consiste à s'interroger sur la singularité de l'espace d'Alcântara, tel qu'il est donné à voir par la série de recensements portugais de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle.

Tableau 1.3. : Lieu de naissance des individus de nationalité portugaise pourcentage de la population présente
 
Lisbonne 4e Quartier Alcântara
(1) (2) (3) (1) (2) (3) (1) (2) (3)
1890 50,2 8,8 34,9 54,1 7,2 33,8 50,2 7,5 33
1900 48 9 38,1 51,8 8,3 36,4 52,2 8,4 35,7
1911 46,8 8,8 40,6 51,4 8,8 37,4 50,8 9,2 37,6
1920 48,7 7,6 40,8 53,2 7,3 37,5 52,4 7,3 38,3
1925 46,9 6,9 43,2 51,9 7,1 39,3 52,6 7 38,8
1930 46,4 4,6 46,7 50,7 3,6 44,4 45,2 3,7 49,7

(1) nés dans la commune de Lisbonne (concelho)
(2) nés dans le district de Lisbonne mais en dehors de la commune de Lisbonne (jusqu'en 1925, actuel district de Setúbal inclus)
(3) nés en dehors du district de Lisbonne

(source : recensements, ces données ne sont pas disponibles dans les tableaux du recensement de 1940)

Nous nous intéressons donc aux lieux de naissance des personnes de nationalité portugaise (tableau 1.3.). Selon cet indicateur, la composition de la population d'Alcântara diffère peu de celle des autres espaces urbains observés. Cependant, jusqu'en 1930, la proportion d'individus nés dans la commune de Lisbonne a tendance à baisser légèrement, ce mouvement est moins perceptible à Alcântara et, de façon générale, dans le 4e Quartier. L'ouest de la ville apparaît comme une catégorie spatiale homogène. La commune de Lisbonne a continué à accueillir de nouveaux habitants dans des proportions importantes au moins jusque dans les années 1930. Dès les premières décennies du XXe siècle, ces nouveaux venus ne semblent plus s'installer en priorité à Alcântara. Selon ces critères d'observation, l'écart entre la composition de la population d'Alcântara et de la commune de Lisbonne se creuse. Encore une fois, il est possible que ces mêmes données soient aussi la conséquence de départs plus fréquents de natifs de Lisbonne vers la périphérie de l'agglomération, dans les autres secteurs de la ville. On retiendra surtout du tableau 1.3. que, dans la première moitié du XXe siècle, la population d'Alcântara est dans une proportion légèrement plus importante native de Lisbonne. Cette singularité d'Alcântara semble cependant s'achever dans les années 1930. Ces chiffres sont difficilement interprétables tels quels, pris isolément et en l'absence d'autres variables fiables, notamment concernant la répartition de la population en fonction des classes d'âge. Ils peuvent correspondre à une multitude de phénomènes contradictoires. On touche à la limite de l'exercice. Faut-il voir dans ces données la trace de la présence d'un noyau de population moins mobile et peu dynamique, cette stabilité résidentielle n'étant qu'une conséquence des faibles opportunités offertes sur le plan social ? Nous sommes incapables de saisir la diversité des flux, car cette stabilité d'un noyau de population ne signifie pas qu'il n'y a pas de nouveaux arrivants. Une autre question reste sans réponse : ces individus nés à Lisbonne sont-ils originaires d'Alcântara ou existe-t-il aussi des flux migratoires internes à la ville ? Tout au plus peut-on d'ores et déjà avancer qu'une part importante de la population du quartier possède une relation ancienne avec la ville.

La rangée comportant les données relatives à l'années 1930 appelle d'autres commentaires. En 1926 est créé sur la rive sud du Tage le district de Setubal. Il regroupe des concelhos qui étaient auparavant rattachés au district de Lisbonne. La forte hausse de la proportion des individus nés en dehors du district de Lisbonne est essentiellement provoquée par cette modification du découpage administratif. On observe d'ailleurs parallèlement une chute de la proportion d'individus nés dans le district de Lisbonne. Ces deux oscillations sont davantage perceptibles au niveau d'Alcântara. La population de cette paroisse était donc dans les années 1920 plus fréquemment originaire de la région de Setúbal. Il s'agit là de la seule trace de courants migratoires enregistrée dans les tableaux des recensements. On verra plus loin comment la nature et l'influence de ces courants sur les modes de peuplement de la ville peuvent se conjuguer au niveau micro-local, dans la diversité des relations interindividuelles.

Un autre indicateur fait d'Alcântara un espace plus singulier dans la ville. Il s'agit de la proportion de population étrangère (tableau 1.4). Le pourcentage d'étrangers à Lisbonne est en constante diminution entre 1890 et 1930 136 . Le phénomène est identique du côté d'Alcântara et du 4e Quartier. Cependant, en 1890, la proportion d'étrangers est presque deux fois plus importante à Alcântara que dans le reste de la ville, et notamment dans l'ensemble du 4e Quartier (en incluant Alcântara). En 1890, 18 217 étrangers résidaient dans la commune de Lisbonne et 1675 dans la paroisse d'Alcântara. Dix ans plus tard, ces effectifs s'élevaient respectivement à 17 838 et 835 individus. Le groupe national le plus important est représenté par les Espagnols – plus de 12 600 individus installés à Lisbonne à la fin du XIXe siècle – suivi des Brésiliens – plus de 1600 individus. Ces deux communautés représentent à cette époque près de 80% des étrangers de Lisbonne. Les autres groupes – Italiens, Français, Allemands et surtout Anglais – ne sont constitués que de quelques centaines d'individus, environ 800 pour les Anglais. À la fin du siècle, le nombre d'Italiens et de Français est en net recul.

Tableau nº1.4. : Proportion d'étrangers au sein de la population présente (%)
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1890 6,1 4,9 9,4
1900 5 3,5 3,7
1911 3,7 2,5 2,5
1920 3,0 2 1,9
1925 2,6 1,7 1,7
1930 2,3 1,4 1,4

(source : recensements)

Les recensements ne donnent pas d'autres informations sur la présence des immigrés de nationalité étrangère dans la capitale du Portugal. La plus grande partie de la communauté espagnole était originaire de la Galice. Cette région située au nord du Portugal possède une langue et une culture très proches de celles du pays voisin. Au début du XIXe siècle, environ 22 000 Galiciens résidaient au Portugal dont près de 12 000 à Lisbonne 137 . Il semble que l'effectif de cette communauté soit resté relativement stable tout au long du siècle. Les« galegos" sont des éléments importants du paysage social lisboète du XIXe siècle. On les retrouve dans de nombreux petits métiers urbains dont ils se sont fait une spécialité : les porteurs d'eau, les messagers et coursiers, ou les emplois de domestique. Certains parviennent à se lancer rapidement dans le petit commerce, et notamment dans la restauration avec les fameuses« tascas", sortes de petites tavernes. La présence des galegos dans le quartier d'Alcântara est ancienne. Elle est attestée en particulier par des pratiques populaires qui ont perduré tout au long du XIXe siècle. La fête des galegos avait lieu chaque année, le 15 janvier, autour de la chapelle de Santo Amaro. Dans les années 1860 encore, en cette fin d'après-midi du milieu de l'hiver, retentissaient les gaitas (sorte de petit pipeau), les bombos (tambourins) et les castagnettes. Les galegos, habillés de leurs costumes traditionnels, formaient plusieurs bandes et chacune exécutait des danses sur les placettes et dans les ruelles autour de la chapelle 138 . En 1902, la fête des galegos n'est plus qu'un vieux souvenir 139 . Dans les années 1930, à la date du 15 janvier, est célébrée la fête de Santo Amaro, sans aucune référence à l'ancienne communauté espagnole.

Notes
131.

Teresa Rodrigues, «Os movimentos migratórios em Lisboa. Estimava e efeitos na estrutura populacional urbana de Oitocentos", Ler História, nº26, 1994, pp. 45-75.

132.

Aristide de Amorim Girão, Atlas de Portugal, Coimbra, 1941, 28 p. (notamment la carte nºXII) ; Aristide de Amorim Girão et Fernanda de Oliveira Lopes Velho, Estudos da população portuguesa. I – Evolução demográfica e ocupação do solo continental (1890-1941), Coimbra, 1944, 22p. ; Aristide de Amorim Girão et Fernando de Oliveira Lopes Velho, «Migrações internas (1890-1940)", Estudos da População Portuguesa, vol. III, Coimbra, 1948, 39 p.

133.

Voir : Orlando Ribeiro et Noberto Cardigos, Geografia da população em Portugal, Lisbonne, Centro de Estudos Geográficos, 1946, 43 p.

134.

João Evangelista, Um século de populaçãop portuguesa (1864-1890), Lisbonne, op. cit., pp. 163-175.

135.

T. Rodrigues, «Os movimentos…", op. cit.

136.

On entend par «étrangers", les «individus de nationalité étrangère".

137.

T. Rodrigues, «Os Movimentos…", op. cit. , p. 53.

138.

J. P. Freire, Alcântara…, op. cit., pp. 185-187.

139.

D'après un article du journal O Século (15 janvier 1902), cité par J. P. Freire.