Masculinité, nuptialité et natalité

Selon Teresa Rodrigues, les mouvements migratoires ont transformé la structure de la population de Lisbonne au cours du XIXe siècle. C'est notamment la répartition des différentes classes d'âge qui a été modifiée. Ces changements ont des amplitudes et des sens différents en fonction des espaces de la ville. Dans les quartiers périphériques du XIXe siècle, et notamment à Alcântara, on constate un déclin de la proportion des classes d'âge extrêmes – les plus jeunes et les plus âgés – et un renforcement de la classe des 15-54 ans, en particulier au sein de la population masculine 142 . Durant les dernières décennies du XIXe siècle, on observe à Alcântara un afflux de jeunes actifs.

Les tableaux des recensements ne permettent pas d'établir l'évolution précise de la pyramide des âges des paroisses civiles de Lisbonne. En revanche, pour caractériser la population d'Alcântara, il faut certainement s'attarder sur les taux de masculinité. Parmi tous les indices disponibles, ce dernier est peut-être celui qui singularise le plus Alcântara (tableau 1.5). Jusqu'aux années 1940, la population d'Alcântara est plus masculine que celle de l'ensemble de la ville de Lisbonne. Dans un contexte général de féminisation de la population de la capitale, cet écart tend à se réduire entre la fin du XIXe siècle et les années 1940. Le lien entre masculinité et flux migratoires semble établi. L'indice de masculinité permet donc de repérer indirectement ces flux. La masculinité est plus forte quand les soldes migratoires sont plus favorables, à la fin du XIXe siècle et dans les années 1920. On retrouve la chronologie du peuplement de la ville. On observe notamment le même décalage selon que le phénomène est observé à l'échelle de la paroisse civile d'Alcântara ou de la ville de Lisbonne : à Alcântara, le taux de masculinité atteint un nouveau pic en 1920. Pour Lisbonne la poussée se prolonge au moins jusqu'en 1930. Durant cette période, la hausse de la proportion d'hommes au sein de la population a cependant tendance à précéder le gros de la poussée démographique, comme si une présence accrue d'individus masculins annonçait l'arrivée en ville des femmes et des familles, ou en tout cas de groupes plus homogènes sur le plan de leur composition sexuelle.

Tableau 1.5. : Proportion d'individus de sexe masculin dans la population présente
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1890 50,6 51,2 54,3
1900 49,2 49 50,5
1911 48,5 48,4 49,3
1920 47,9 48,5 51,3
1925 46,4 47,8 48,1
1930 47,2 48,4 48,4
1940 46,6 47,4 47,1

(source : recensements)

Tableau 1.6. : Proportion d'hommes mariés, toutes classes d'âges confondues
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1890 32,2 32,6 33,2
1900 32,8 32,5 32,8
1911 32,9 32,4 32,6
1920 35,5 35,3 34,3
1925 37,4 36,5 37,7
1930 36,9 35,8 36,3
1940 38,2 36,9 39

(source : recensements)

Tableau 1.7. : Proportion d'enfants légitimes - pourcentage des naissances de vivants
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1914* 61,1 63,1 64,6
1920 64,3 64,1 63,4
1925 64,9 62,2 63,9

* nous avons pris ici comme référence la population de 1911 majorée en fonction du taux de croissance

(source : mouvements de la population)

Si à Alcântara les hommes sont proportionnellement légèrement plus nombreux, il ne s'agit pas plus qu'ailleurs d'hommes célibataires (tableau 1.6.). La proportion d'hommes mariés n'est guère différente à Alcântara et dans le reste de la ville. Elle suit la même pente ascendante durant la période. Mais cet indice peut être, encore une fois, trompeur. Ces pourcentages seraient plus éloquents s'ils pouvaient être ramenés à la proportion d'hommes adultes. Les légères différences observées entre les unités spatiales étudiées peuvent en effet s'expliquer par les modes de répartition de la population en fonction des classes d'âge. Compte tenu de ce que nous savons sur la pyramide des âges dans le quartier d'Alcântara – probablement proportionnellement davantage de jeunes actifs adultes –, ces mêmes pourcentages peuvent être interprétés comme le signe d'une présence plus importante d'hommes adultes célibataires à Alcântara, au moins à la findu XIXe siècle.

Il est impossible de connaître le taux de nuptialité de la population d'Alcântara. Les bulletins des Mouvements de la population ne permettent pas de mesurer cet indice dans les différentes paroisses civiles de la ville. Si ces publications font état du nombre de mariages célébrés dans chaque paroisse civile au cours de l'année écoulée, seuls les mariages réalisés dans les domiciles figurent aux paroisses respectives. Tous les autres sont reportés au siège du bureau de l'état civil où ils ont eu lieu. Ainsi, pour la paroisse d'Alcântara, siège du bureau de l'état civil de la zone occidentale de la capitale, une grande partie des mariages comptabilisés ne concernent pas la population du quartier 143 . En revanche, les Mouvements de population fournissent un autre indice qui permet de vérifier la similitude des comportements. Il s'agit de la proportion d'enfants illégitimes, c'est-à-dire nés hors mariage (tableau 1.7). Une fois de plus, la catégorie spatiale d'Alcântara ne permet pas de saisir des comportements spécifiques. Entre 1914 et 1925, la proportion d'enfants légitimes oscille entre 60 et 65 %, quel que soit l'espace de référence.

À cette époque, le taux de natalité dans la paroisse civile d'Alcântara reste supérieur à celui observé dans l'ensemble de la ville et même dans le 4e Quartier (tableau 1.8.). Au XIXe siècle, la natalité de la population lisboète a décliné. En 1853, près des deux tiers des paroisses de la capitale avaient un taux de natalité inférieur à 2%, et à Alcântara l'indice n'atteignait pas les 2,5% 144 . La natalité remonte à partir de 1890. Dans les années 1920, on observe des taux proches de ceux de la première moitié du XIXe siècle 145 . Mais nous butons toujours sur les mêmes écueils. Pour mesurer l'écart de natalité entre Alcântara et Lisbonne, il serait nécessaire de tenir compte de la structure générale de la population. Ces taux sont en effet construits sur la base des effectifs globaux. En considérant uniquement la population féminine âgée de 15 à 50 ans, c'est-à-dire celle qui correspond par convention à la population en âge fertile, on obtiendrait des valeurs plus en phase avec les comportements démographiques réels. Autrement dit, il serait plus intéressant de posséder des données sur la fécondité dans les différents espaces. La masculinité et la sur-représentation des jeunes actifs influencent doublement et de manière contradictoire les chiffres de la natalité. En tout état de cause, la fécondité doit être, encore dans les années 1920, sensiblement plus forte à Alcântara que dans le reste de la capitale.

Enfin, les recensements fournissent des données sur le nombre de foyers (fogos) dans chaque paroisse civile. Dans tous les tableaux qui portent sur le demi-siècle étudié, le foyer est défini comme le lieu d'habitation occupé par une seule famille 146 . En 1900, la« famille" est elle-même définie comme le« groupe de personnes, parents ou non, vivant en commun, et dépendant d'un même chef". L'usage de ces catégories est cependant imprécis. Dans les tableaux des recensements, on constate que le nombre de familles est systématiquement supérieur à celui des foyers. Les recensements précisent en général le nombre de familles pour chaque commune. Seul le recensement de 1930 donne cette information pour chaque paroisse civile de Lisbonne.

À partir de ces données, il est possible de calculer le nombre moyen d'individus par foyer (figure 1.5.). Au niveau d'Alcântara, on relève des valeurs assez proches de celles observées sur l'ensemble de Lisbonne 147 . On note cependant que, si durant la deuxième moitié du XIXe siècle le nombre d'individus par foyer était légèrement plus élevé à Alcântara, les positions sont inversées dans les premières décennies du siècle suivant. Il aurait été certainement plus utile de parvenir à déterminer le nombre d'individus par famille et surtout le rapport entre l'effectif des familles et celui des foyers. Le tableau 1.9., qui porte sur les données issues du recensement de 1930, indique que ce rapport est plus élevé à Alcântara. Deux phénomènes pourraient expliquer ce résultat : la présence plus importante d'individus isolés ou la cohabitation de plusieurs familles dans un même foyer. Dans le premier cas, on sait que les recenseurs considéraient qu'il s'agissait d'une famille. En revanche, nous ignorons dans quelle catégorie étaient classées les situations où plusieurs familles apparentées ou non, partageaient un même lieu d'habitation. On le sait bien, les manières d'habiter ne coïncident pas forcément avec les catégories statistiques. Cependant ce simple décalage dans le rapport entre les effectifs des familles et des foyers dans les années 1930, pour Alcântara et pour l'ensemble de la ville de Lisbonne, montre que ce quartier a pu conserver durant les premières décennies du XXe siècle des spécificités sûrement moins liées à la structure démographique qu'aux modes d'ordonnancement de la population dans l'espace urbain, en fonction des types d'habitats.

Tableau 1.8. : Taux de natalité (nés vivants)
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1914 2,5 2,2 2,9
1920 2,4 2,5 3,1
1925 2,3 2,4 2,7

(source : Mouvements de population)

Figure 1.5. : Individus par foyer ( fogos )

(source : recensements)

Tableau 1.9. : Composition des familles et des ménages en 1930
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
foyers 121 118 35 652 6 906
familles 152 952 43 893 9 025
population présente 594 390 173 900 33 362
individus / foyers 4,91 4,88 4,83
individus / familles 3,89 3,96 3,70
familles / foyers 1,26 1,23 1,31

(source : recensement de 1930)

Notes
142.

Teresa Rodrigues, «Os Movimentos Migratórios em Lisboa...", op. cit. , p. 66. En fait, il est possible à partir des données des recensements de parvenir à estimer la répartition de la population selon les classes d'âge. Teresa Rodrigues s'est livrée à cet exercice pour le XIXe siècle, en ayant recours aux tables types de mortalité. Il s'agit d'un exercice d'extrapolation. Mais selon ces calculs, en 1900, la paroisse civile d'Alcântara aurait connu une sous-représentation des classes d'âge extrêmes. T. Rodrigues, Lisboa no século XIX…, op. cit., pp. 140-167.

143.

Sur l'organisation de l'état civil au Portugal et sur la relation entre le lieu de mariage et le lieu de résidence, voir le chapitre 3.

144.

T. Rodrigues, Lisboa no século XIX…, op. cit., p. 210.

145.

Le déclin du taux brut de natalité au Portugal ne commence pas avant les années 1930. Jusqu'à cette date, à l'échelle nationale, le taux dépassait les 3%.

146.

Dans la version française de l'analyse des résultats qui accompagne les premiers recensements, le terme fogos est traduit par «ménage".

147.

Le brusque et éphémère décrochage de 1925 est difficilement explicable. Ne faudrait-il pas chercher du côté du mode de réalisation de ce recensement exceptionnel qui a sans doute parfois produit des résultats atypiques par rapport aux autres enquêtes antérieures et postérieures ?