Mortalité et indices sanitaires

Grâce aux travaux de Teresa Rodrigues, nous avons une connaissance remarquable de l'évolution de la mortalité à Lisbonne au XIXe siècle et des inégalités face à la mort en fonction des espaces urbains. Les grandes crises épidémiques atteignent indistinctement tous les quartiers de la ville, quelles que soient les caractéristiques socio-économiques de la population. En 1856, l'épidémie de choléra tue prés de 3 000 personnes à Lisbonne, dont 539 habitants d'Alcântara qui se trouve être l'un des quartiers les plus touchés de la capitale. En revanche la fièvre jaune de 1857 épargne totalement Alcântara tout en étant plus meurtrière dans le reste de la ville (5 894 morts) 148 .

Les effets des petites crises de mortalité générale qui interviennent à intervalle irrégulier tout au long du siècle – 17 périodes de mortalité élevée pour un total de 18 années de crise entre 1801 et 1900 – sont plus perceptibles à la périphérie de la ville et en particulier dans le secteur d'Alcântara. Les pics de la courbe des décès suivent le développement de l'urbanisation. Encore relativement épargné au début du siècle, Alcântara figure quasiment toujours parmi les quartiers les plus touchés par les poussées de mortalité de la seconde moitié du XIXe. Dans les années 1872-1879, en 1882 et 1885, entre 1888 et 1892, et en 1896, les habitants d'Alcântara sont les plus exposés aux soubresauts du choléra, de la dysenterie, de la fièvre jaune ou de la variole 149 . Il n'y a guère que la grippe des années 1889-1890 qui reste aux portes du quartier.

Au XXe siècle, il semble qu'on meurt un peu plus à Alcântara qu'ailleurs en ville. En 1914, 1920 et 1925 le taux de mortalité y est légèrement supérieur (tableau 1.10.). Encore faut-il apporter deux types de réserves. La prise en compte de seulement trois années peut induire en erreur en ne distinguant pas ce qui relève de la conjoncture propre à une année des phénomènes plus permanents. L'autre réserve concerne les modes de présentation des données dans les tableaux publiés dans les Mouvements de population. En 1920 et 1925, les décès à l'extérieur des domiciles, et notamment ceux qui se sont produits dans les hôpitaux, ont été reportés aux paroisses des domiciles des décédés. En 1914, les décès des malades hospitalisés sont reportés aux paroisses du siège des hôpitaux. C'est pourquoi nous proposons pour 1914 des données corrigées en évaluant la part probable des décès d'habitants d'Alcântara hospitalisés à l'extérieur de la paroisse civile 150 .

La proportion des décès dans les hôpitaux permet aussi de se faire une idée de la situation sanitaire de la population. En 1920 et 1925 – en 1914, les données au niveau de la paroisse et du Quartier témoignent surtout des faiblesses du maillage sanitaire dans ce secteur de la ville – cette proportion est nettement plus basse à Alcântara et dans le 4e Quartier de la capitale (tableau 1.11.). Ce phénomène peut s'expliquer en partie par un mauvais report des données selon le domicile des personnes décédées. Néanmoins, la population d'Alcântara, comme celle de l'ensemble de la zone occidentale, accuse certainement un retard dans l'accès au soin. Toutefois, le déficit en matière sanitaire n'est pas suffisant pour influer sur la proportion de mort-nés parmi les naissances (tableau 1.12.). Un autre indice, la proportion d'enfants non reconnus (tableau 1.13.), témoigne d'une relative similitude des conditions.

Tableau 1.10. : Taux de mortalité (%)
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1914 2,2 1,6 1,8
1914 cor. 2,2 1,8 2,1
1920 2,5 2,3 3,2
1925 2,3 2,5 2,6

données de 1914 corrigées en fonction de la proportion de décès hors domicile

(source : Mouvements de la population)

Tableau 1.11. : Proportion de décès à l'hôpital (%)
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1914 26,5 (3,6) (1)
1920 25,5 18,4 17,3
1925 27,3 14,0 16,7

données fragmentaires pour le 4e Quartier et Alcântara en 1914

(source : Mouvements de la population)

Tableau 1.12. : Enfants mort-nés (% du nombre total des naissances)
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1914 7,8 6,2 6,2
1920 8,9 7,6 6,9
1925 8,5 6,6 7,6

(source : Mouvements de population)

Tableau 1.13. : Enfants non reconnus (% des naissances de vivants)
  Lisbonne 4e Quartier Alcântara
1914 1,1 0,9 0,8
1920 1,2 1,0 1,0
1925 0,7 0,4 0,2

(source : Mouvements de population)

S'il fallait résumer cette batterie de chiffres et de pourcentages en une idée, toujours en fonction de notre démarche comparatiste, on pourrait parler de véritable processus de banalisation du régime démographique d'Alcântara au cours de la première moitié du XXe siècle. Une banalisation qui s'explique par la chronologie de la poussée démographique. L'histoire du peuplement d'Alcântara s'enracine dans le XIXe. Au tournant du siècle, la force d'attraction de cet espace tend à s'amenuiser. La période d'une croissance déconnectée du reste de la ville est achevée. Pendant encore quelques décennies, Alcântara accompagne le mouvement général de croissance démographique de l'agglomération de Lisbonne, puis décroche à la fin des années 1930. En ce qui concerne notre question initiale relative à l'existence d'une démographie d'Alcântara, la réponse serait plutôt positive jusqu'au tournant du siècle. Cet espace urbain a connu un rythme de peuplement singulier qui s'intègre néanmoins dans un processus plus vaste d'expansion des quartiers ouest de la ville. Le premier XXe siècle, jusqu'aux années 1940, correspond en quelque sorte à l'apogée d'Alcântara comme espace paradigmatique du renouveau du phénomène urbain – et industriel comme nous allons le voir – portugais. Malgré les imprécisions et parfois les contradictions de nos sources, nous pouvons considérer qu'à cette époque, la population de ce quartier conserve certaines caractéristiques structurelles typiques d'un espace à dominante ouvrière, notamment la masculinité et la sur-représentation des classes d'âge actives. Les indices sanitaires trahissent aussi la précarité des conditions de vie. Tous ces particularismes tendent cependant à s'estomper au cours de la période étudiée.

Notes
148.

T. Rodrigues, Lisboa no século XIX..., op. cit., pp. 381-429. En France, l'épidémie de choléra de 1832 suit aussi un itinéraire imprévisible à l'intérieur des villes. Y. Lequin, «De la bourrasque épidémique à l'infection microbienne", dans Les malheurs des temps, sous la direction de J. Delumeau et Y. Lequin, Paris, Larousse, 1987, pp. 412-413.

149.

T. Rodrigues, op. cit., pp. 330-380. Le tableau de la page 432 est particulièrement éloquent : entre 1872 et 1896 toutes les épidémies de moyenne importance touchent en priorité les quartiers populaires et la périphérie de la ville.

150.

Cela correspond à une moyenne de 16 % des décès pour les autres années. Les décès hors du domicile ne se produisent pas forcément dans les hôpitaux. La colonne des tableaux des Mouvements de population est intitulée «décès dans les hôpitaux, les asiles, les prisons etc.". On peut cependant estimer que parmi ces effectifs les décès dans les hôpitaux sont les plus nombreux. Il serait évidemment possible de prolonger l'étude entamée par Teresa Rodrigues pour le XXe siècle. Il faudrait se placer à l'échelle de la ville tout entière, ce qui sort du cadre de notre recherche. La comptabilisation des décès à partir des données de l'état civil se heurte à la différenciation entre le lieu du domicile et le lieu du décès. Ce phénomène tend à s'accentuer au fur et à mesure qu'on avance dans le siècle.