3. Les activités

Le choix d'étudier le quartier d'Alcântara tient à sa supposée spécificité sociologique : on a estimé qu'il s'agissait d'un quartier à forte tradition ouvrière. Ce constat assez vague peut recouvrir au moins deux réalités. Alcântara est d'abord un espace où l'on travaille dans des ateliers, des fabriques ou des usines. On peut donc s'interroger sur la nature de ces activités, toujours dans l'idée de questionner la singularité d'Alcântara dans la ville. Nous souhaitons ici introduire la notion d'économie locale et voir ce qu'elle peut signifier, par rapport au processus général de développement de l'activité industrielle au Portugal. Cette discussion va nous éloigner de notre problématique d'ensemble qui concerne davantage l'autre réalité du quartier ouvrier : un espace où vit essentiellement une population ouvrière. La présentation des différents secteurs industriels présents à Alcântara et de leurs évolutions entre la fin du XIXe siècle et les années 1940 contribue bien sûr à dresser un paysage général, le cadre de vie de la population d'Alcântara. Mais ce détour par l'histoire des entreprises se justifie aussi par l'idée sous-jacente que la plupart des hommes et des femmes qui travaillent à Alcântara y vivent aussi 151 .

Alcântara a basculé assez tôt dans l'univers préindustriel. La situation en périphérie de la ville, l'espace disponible, mais aussi la présence de la rivière Alcântara attirent les fabriques et les ateliers. Au XVIIe siècle, la zone est spécialisée dans la minoterie et la production de farines qui vont approvisionner la capitale. Les moulins à vent sur les coteaux du vallon, et à eau le long de la rivière, sont pendant longtemps l'une des rares marques de l'activité humaine dans le paysage. À la même époque, des carrières de calcaire sont cependant déjà exploitées et des fours produisent de la chaux pour l'industrie du bâtiment. Au tournant du siècle est construite sur les rives d'Alcântara une fabrique de poudre qui a marqué la toponymie locale puisqu'une rue du quartier y fait encore référence (Rua da Fábrica da Polvora). La fabrique est pourtant de taille modeste. En 1757, cette activité périlleuse est transférée loin de ville 152 .

Le tremblement de terre de 1755 apparaît une nouvelle fois comme un tournant dans l'histoire d'Alcântara. L'afflux d'une nouvelle population qui fuit les quartiers dévastés accélère la transformation de cet espace en faubourg de la capitale. Surtout, les fours à chaux doivent répondre à l'énorme demande liée à la reconstruction de la ville. Le secteur se modernise sous l'impulsion de l'action de deux entrepreneurs britanniques, Guilherme Stephens et Jacome Ratton 153 . À la fin du XVIIIe et au début du siècle suivant s'installent à Alcântara les premiers ateliers de teinturerie, de gaufrage, et les tanneries. Peu à peu le cœur industriel d'Alcântara se déplace du vallon vers la zone du Calvário et de Santo Amaro. Dans les années 1830, le processus d'industrialisation gagne en ampleur. Selon Jorge Custódio, durant la seconde moitié du XIXe siècle se concentre à Alcântara, mais aussi dans la zone occidentale de la capitale, le plus important parc de moteurs à vapeur du pays 154 . Cet auteur insiste sur le fait qu'Alcântara n'est qu'un des pôles d'activité de l'ouest de la ville. Il n'est pas le seul : Belém, Santos, Rato et Santa Isabel ont aussi apporté leur contribution au développement industriel de la capitale. Mais il est le plus important sur le plan du potentiel économique et de la concentration en main d'œuvre ouvrière. La transformation d'Alcântara en quartier industriel s'inscrit aussi dans le processus de développement des rives du Tage, véritable poumon économique du pays. On a pu parler à ce sujet d'effet« fluvio-commercial". Dans un pays où l'extension des réseaux de transport rencontrait des difficultés chroniques, le Tage servait de principale voie de communication pour acheminer les matières premières et évacuer les produits finis.

Il n'est pas facile de qualifier en quelques lignes le type de productions présentes à Alcântara à l'époque qui nous intéresse. Ce quartier n'a pas connu une spécialisation dans un secteur qui aurait durablement employé l'essentiel de la main d'œuvre. Ici, pas de monoindustrie ni d'établissement qui symboliserait à lui seul le quartier. Au fil du temps, le potentiel économique de cet espace a plutôt été soutenu par une multitude d'entreprises de dimensions très variables et qui, au bout du compte, intervenaient dans des domaines assez diversifiés. C'est une impression de dispersion et d'atomisation des forces qui domine. Écrire l'histoire de l'Alcântara industrielle – ce qui est loin d'être notre ambition –, ce serait aussi retracer le parcours d'individus, de petits entrepreneurs isolés ou de réseaux d'investisseurs ou d'ingénieurs à l'origine de grandes réussites parfois suivies de revers retentissants. Il y aurait sans doute de belles biographies à retracer.

Dans le cadre de notre recherche, l'utilisation de sources très diverses et peu homogènes n'a pas facilité le repérage des grandes évolutions et l'appréciation des conjonctures. Nous avons dû souvent procéder par petites touches, avec de profondes différences dans les approches suivant les époques. On connaît assez bien l'activité industrielle à Lisbonne et à Alcântara durant la seconde moitié du XIXe siècle. Les sources permettent de dresser une géographie précise de l'implantation des établissements. Les vastes enquêtes industrielles de 1881 et de 1890, dont les résultats ont fait l'objet de publications détaillées, s'imposent comme des documents exceptionnels par leur qualité 155 . Pour la première moitié du XXe siècle, à de rares exceptions près – l'enquête sur les industries textiles de 1911 notamment –, les publications officielles ne permettent que de recueillir des données statistiques, au mieux au niveau des communes (concelhos). La tentative la plus louable d'inventaire des établissements industriels de la capitale, réalisée sous la période républicaine, n'a finalement que peu d'intérêt pour nous. Entre 1913 et 1914, est entamée la cartographie industrielle de Lisbonne. Selon Jorge Custódio, 21 cartes des différentes paroisses civiles de la capitale ont été élaborées. La plupart n'ont jamais été publiées, faute de crédits. À ce jour, seules quatre de ces cartes ont été repérées dans les archives 156 . Un numéro de 1914 du Bulletin du travail industriel reprend des données de cette enquête. On y trouve des informations sur le nombre d'établissements et d'ouvriers dans la plupart des paroisses de la capitale 157 . Bizarrement, les deux zones les plus industrialisées, les paroisses civiles de l'est et de l'ouest de la capitale, ne figurent pas dans ce tableau. Pour obtenir des données plus ou moins complètes sur les activités économiques présentes à Alcântara durant le deuxième quart du XXe siècle, on doit donc s'en remettre aux sources fiscales.

Notes
151.

L'histoire des entreprises au Portugal a connu quelques succès, mais il n'existe pas encore pour la période qui nous intéresse de véritable ouvrage de synthèse. La publication la plus complète à ce jour est sans doute le numéro spécial de la revue Análise Social qui réunit les actes d'un colloque tenu à Évora en 1995 : Pedro Lains et Álvaro Ferreira da Silva (organisation), «História Empresarial em Portugal", Análise Social, vol. XXXI, nº 136-137, 1996. On trouve aussi de nombreuses informations dans des études dispersées. On peut citer : M. Filomena Mónica, Artesãos e operários, Lisbonne, ICS, 1986, 228 p. ; M. Filomena Mónica, «Capitalistas e industriais (1870-1914)", Análise Social, vol. XXIII, nº99, 1987, pp. 819-863 ; «Lisboa : perspectiva sobre o passado", Ler História, nº26, 1994 ; Dominique Barjot, «Les entrepreneurs français de travaux publics et l'équipement du Portugal : une contribution multiforme (milieu du XIXe siècle – milieu des années 1970)", Ler História, nº26, 1994, pp. 93-116 ; Maria Eugénia Mata, «Indústria e emprego em Lisboa na segunda metade do século XIX", Ler História, nº37, 1999, pp. 127-146 ; Isabel Maria da Silva Pereira Amaral, A presença da Companhia União Fabril no contexto industrial Português – de 1865 a 1977, Trabalho de prova de aptidão pedagógica e científica, Universidade Nova de Lisboa, Faculdade de Ciências e Tecnologia, Lisbonne, 1993, 165 p. + LVII p ; M. Halpern Pereira, Diversidade e Assimetrias : Portugal nos séculos XIX e XX, Lisbonne, ICS, 2001, 222 p. Pour le contexte spécifique d'Alcântara, c'est du côté des travaux d'archéologie industrielle qu'il faut chercher les références les plus précises. Il s'agit souvent de simples recueils de textes et de documents, ou d'études succinctes qui restent purement descriptives. Leur contribution à l'histoire de Lisbonne est cependant indéniable et souvent incontournable. On en jugera par les nombreuses citations que nous faisons de ces travaux. En complément des recherches de Jorge Custódio déjà citées, on se reportera à : Isabel Ribeiro, Jorge Custódio, Luísa Santos, Arqueologia Industrial do Bairro d'Alcântara, Estudo e Materiais, Lisbonne, Edº Carris, 1981, 123 p.

152.

J. P. Freire, Alcântara…, op. cit., p. 252.

153.

J. Custódio, «Reflexos da Industrialização…", op. cit.

154.

J. Custódio, «Alcântara (indústria)", op. cit., p. 34.

155.

On s'en tient aux documents publiés. Il est probable que les archives du ministère des Travaux Publics, du Commerce et de l'Industrie, dont l'inventaire n'est pas encore achevé, recèlent d'autres informations.

156.

Elles concernent les paroisses de Mártires, S. Julião, Mercês et Sacramento, toujours selon Jorge Custódio, «Reflexos da Industrialização…", op. cit., p. 447.

157.

Boletim do Trabalho Industrial, nº107, 1914.