a) L'enracinement dans le XIXe siècle

Le potentiel industriel d'Alcântara à la fin du XIX e siècle

Qui parcourt les différents volumes des grandes enquêtes industrielles réalisées au Portugal en 1881 et 1890 se rend compte assez rapidement de l'importance d'Alcântara dans la vie économique nationale de cette fin du XIXe siècle. Dans ce quartier de Lisbonne sont implantés quelques-uns des établissements industriels portugais les plus importants de l'époque. Cependant, malgré leur grande richesse, ces sources ne permettent pas de dresser un inventaire rigoureux des ateliers, des fabriques ou des usines présents à l'intérieur de la capitale, et notamment dans le quartier d'Alcântara. Le ministère des Travaux publics, du Commerce et de l'Industrie (Ministério das Obras Publicas, Comercio e Industria) n'a pas procédé à un recensement exhaustif. La méthode suivie en 1881 est assez bien connue. Cela est moins vrai pour 1890, mais si on se fie à la présentation des résultats, on peut penser que les changements furent peu nombreux 158 .

Le décret du 7 juillet 1881 lance la première enquête industrielle, en prévision de la renégociation du traité commercial signé avec la France en 1866. Le ministère des Travaux publics, du Commerce et de l'Industrie nomme une commission centrale et des commissions dans chaque district. Pour les établissements de Lisbonne, l'enquête est directement supervisée par la commission centrale. Trois méthodes distinctes ont été utilisées pour parvenir à dresser un tableau le plus fidèle possible de l'activité industrielle au Portugal : des questionnaires ont été adressés à tous les établissements, quel que soit leur secteur d'activité ou leur taille ; des chefs d'entreprises ou des personnes désirant apporter des informations sur tel ou tel aspect de la production industrielle ont été auditionnés ; enfin, des visites dans des usines, des fabriques ou de simples ateliers ont été effectuées. Pour établir une liste des établissements industriels du pays, la commission ministérielle s'est référée aux catalogues des participants à l'exposition industrielle de 1878 et surtout aux registres de la contribution industrielle. Elle a aussi consulté les administrations des différentes communes et des trois Quartiers administratifs de la capitale. Lors de cette première enquête, 10 500 questionnaires ont été distribués dans le pays. Le nombre de retours est faible : 600, soit près de 95% des questionnaires restés sans réponse. Dans le district de Lisbonne, 196 questionnaires ont pu être dépouillés, dont une centaine pour la seule commune de Lisbonne. En 1890, pour la seule commune de Lisbonne, mais qui s'est étendue entre-temps, ces chiffres sont nettement supérieurs (tableau 1.14).

Le nombre brut d'établissements par zone géographique ne permet pas d'évaluer correctement le niveau d'industrialisation. Artisans isolés, petits ateliers, moyennes et grandes entreprises sont rassemblés sans discrimination dans les tableaux récapitulatifs. Il n'y a pas eu de critère dans le choix des établissements enquêtés. En revanche, l'écart entre le nombre de questionnaires distribués et les réponses obtenues, que nous appelons le taux de retour, s'avère être une donnée intéressante. Le peu d'intérêt suscité par ces enquêtes soulève différents types de commentaires de la part de la commission centrale. Difficile de se faire une idée de qui a répondu aux enquêteurs. La taille de l'établissement ne semble pas jouer de rôle décisif. En 1881, la commission centrale relève la faible participation de certains secteurs : le bâtiment, la cordonnerie. Dans le secteur de l'habillement, les tailleurs ont aussi peu répondu. En 1881 comme en 1890, on souligne la précipitation et le manque de temps qui ont marqué l'organisation des opérations. La bonne volonté des industriels a fait défaut. La crainte soulevée par une initiative de l'État, parfois interprétée comme une tentative de contrôle susceptible d'entraîner des réajustements en matière fiscale, a pu aussi jouer. Au bout du compte, l'attitude positive des patrons, petits ou plus grands, face à ces enquêtes, est interprétée comme le signe d'une certaine ouverture d'esprit, d'une modernité et d'une conscience d'appartenir à une même communauté économique et industrielle.

En ce sens, le taux de retour des questionnaires en 1890 peut donner une idée du degré d'implication dans cette communauté 159 . Le tableau 1.14. laisse percevoir une nette opposition entre les quartiers du centre (2e Quartier) et ceux de la périphérie est et ouest (respectivement 1er et 4e Quartiers) ou nord (3e Quartier) de la capitale. Dans les quartiers historiques du centre-ville, les établissements contactés ont été nombreux, mais au bout du compte peu ont répondu. Les taux de retour les plus faibles sont observés dans les paroisses civiles où avaient été adressés le plus grand nombre de questionnaires (S. Nicolau ou Conceição). En revanche, pour la périphérie de la ville, ces taux mettent en évidence la diffusion d'une mentalité industrielle. À Alcântara, le taux de retour est raisonnable. Il reste dans la moyenne de ceux observés dans ces quartiers périphériques. Cette paroisse civile est de celles qui fournissent le plus grand nombre de réponses. Il faut cependant d'ores et déjà considérer qu'Alcântara n'est qu'un espace industriel parmi d'autres dans la ville. Selon ce mode d'observation, à la fin du XIXe siècle, ce quartier fait partie d'un ensemble plus vaste défini par une même dominante industrielle.

Tableau 1.14. : Taux de retour des questionnaires de l'enquête industrielle de 1890

questionnaires
distribués
réponses
obtenues
taux de retour (%)
1 er Quartier 705 454 64,4
2 e Quartier 1068 406 38
Conceição 171 29 17
Santa Justa 133 66 49,6
S. Nicolau 193 23 11,9
3 e Quartier 510 389 76,3
4 e Quartier 618 365 59,1
Ajuda 53 50 94,3
Alcântara 110 71 64,5
Belém 64 41 64,1
Lapa 46 34 73,9
Santa-Isabel 151 48 31,8
Santos 194 121 62,4

(Source : enquête industrielle de 1890)

Tableau 1.15. : Répartition de la force motrice à Lisbonne
  Puissance
(chevaux-vapeur)
%
1er Quartier 576 24,9
2e Quartier 210 9,1
3e Quartier 345 14,9
4e Quartier 1 179 51
total Lisbonne 2 310 100

(Source : enquête industrielle de 1890)

Un autre indice met mieux en évidence la singularité de la zone occidentale de Lisbonne et donc, pour une part, celle d'Alcântara. En 1890, la répartition de la puissance mécanique est très inégale dans l'espace lisboète. À lui seul, le 4e Quartier concentre plus de la moitié du potentiel des forces motrices (tableau 1.15.). Il faut noter que les entreprises qui disposent des plus fortes puissances motrices sont installées à Alcântara. Elles appartiennent au secteur textile : la Companhia Fiação e tecidos Lisbonense (506 chevaux-vapeur), la Companhia Lisbonense de Estamparia e Tinturaria de Algodão (120 chevaux-vapeur), la manufacture lainière Bernardo Daupias (100 chevaux-vapeur).

Enfin, dernière étape de cette vue d'ensemble, on peut tenter d'apprécier l'effectif total des individus qui travaillent dans ces établissements. Le tableau 1.16. montre la plus grande concentration ouvrière à l'est et à l'ouest de la ville en 1881. Malgré les failles de l'enquête, on peut admettre que ces deux zones concentrent l'essentiel de l'activité de production de biens à Lisbonne. Il faut noter que les établissements installés à l'est de la ville emploient un nombre d'ouvriers et d'ouvrières très proche de ceux de l'ouest de la ville, la commune de Belém incluse. En 1890, l'effectif total des entreprises inspectées dans le 4e Quartier s'élevait à 3508 hommes et 1299 femmes. Là encore, il existe une grande disparité suivant les établissements : 1188 employés dans la Companhia Fiação e tecidos Lisbonense, dont 737 femmes ; 392 dans les établissements Bernardo Daupias, dont 169 femmes. Mais, l'enquête recense aussi des dizaines d'établissements qui n'emploient que quelques individus. Dans le tableau récapitulatif sur les personnels, ces établissements sont regroupés sous la désignation« petite industrie".

Tableau 1.16. : Effectif total des établissements industriels en 1881
  Hommes Femmes Mineurs Total
Quartier oriental 610 570 109 1 289
Quartier central 477 134 62 673
Quartier occidental 240 104 22 366
Belém 431 5 393 829

(Source : enquête industrielle de 1881)

Notes
158.

Inquérito Industria l de 1881 ; Inquérito Industria l de 1890. Les deux enquêtes se différencient surtout par la qualité et l'exhaustivité de la publication. Pour le cadre national, les historiens considèrent généralement que l'enquête de 1881 est plus complète. Mais si nous limitons notre analyse à Lisbonne, les données de 1890 sont aussi d'un grand intérêt. Cette année-là, l'enquête porte sur un plus grand nombre d'établissements de la capitale. Par ailleurs, le découpage administratif en vigueur en 1881, qui scinde le quartier d'Alcântara entre les communes de Belém et de Lisbonne, rend plus difficile l'utilisation des informations. Cette contrainte disparaît en 1890.

159.

En 1881, en raison du découpage administratif alors en vigueur, il n'est pas possible de repérer le nombre exact d'établissements d'Alcântara qui ont répondu au questionnaire.