Sectorisation et localisation spatiale

En cette fin du XIXe siècle, du point de vue du nombre d'établissements, de leur taille et de leur effectif, l'industrie textile s'affirme comme le secteur le plus important de l'économie d'Alcântara. Trois branches sont représentées : les filatures et ateliers de tissage de coton ; les manufactures lainières ; les ateliers de teinturerie et de gaufrage. Quelques fleurons de l'industrie lisboète et même nationale exercent leur activité dans ce quartier. Deux entreprises dominent la vie d'Alcântara à cette époque : la Compagnie de filature et des tissus Lisbonense et la manufacture lainière Bernardo Daupias.

La première a été fondée en 1838, sous la forme d'une société anonyme à responsabilité limitée, par un groupe de négociants de la place de Lisbonne 160 . Dans un premier temps, la société contrôle deux ateliers, l'un de tissage, l'autre de filage, installés dans des quartiers du nord de la ville (São Sebastião et Campo Pequeno). En 1840, les activités sont réunies dans un même lieu, un ancien couvent de Xabregas, un quartier situé sur les bords du Tage, à l'opposé d'Alcântara. Ce n'est qu'en 1849, suite à un incendie des ateliers de Xabregas, que la compagnie s'installe dans de nouveaux bâtiments construits à Santo Amaro, à Alcântara. Lors de leur inauguration, ces locaux sont à la pointe de la modernité : un espace rationalisé sur quatre étages, filage et tissage assurés par une machine à vapeur de 90 Ch, à l'époque la plus puissante du pays. Dans les années 1850, la fabrique s'agrandit. Elle dispose depuis 1836 d'une nouvelle unité sur la rive sud du Tage, à Olho de Boi, aux environs d'Almada. Des métiers mécaniques en fer sont importés de Manchester et de Liverpool. Un ingénieur anglais, Alexandre Black, se charge de leur montage. En 1881, 67 cardes, 17 000 fuseaux, 16 ourdissoirs et 420 métiers à tisser étaient en service dans la fabrique d'Alcântara 161 . Quatre machines à vapeur fonctionnaient, pour une puissance totale de 300 Ch. À cette époque, l'usine de Santo Amaro employait 850 personnes, dont 180 mineurs et 390 femmes. En 1890, on comptait 750 ouvrières et 471 ouvriers. Les femmes étaient surtout employées comme cardeuses, fileuses et tisserandes. Les hommes occupaient tous les postes : cardeurs, fileurs, tisserands, mais aussi mécaniciens ou serruriers. Entre 1888 et 1900, de nouveaux ateliers sont construits à Santo Amaro, 240 métiers mécaniques et jacquards sont installés.

La manufacture lainière Bernardo Daupias jouit d'une grande renommée durant la seconde moitié du XIXe siècle. Fondée en 1839 dans des bâtiments situés au cœur d'Alcântara, place du Calvário, elle appartient au comte Daupias, personnage central de la vie industrielle portugaise de l'époque 162 . Spécialisée dans le tissage de la laine et dans la teinturerie, cette entreprise est connue pour la diversité et la qualité de sa production : tapis, moquettes, couvertures de laine et de soie, cravates, bonnets, chemises et châles. En 1849, elle pouvait disposer d'une force motrice de 24 Ch. Son personnel se composait de 436 ouvriers, dont 131 hommes, 218 femmes, 42 garçons mineurs et 45 filles mineures. En 1865, son effectif s'élevait à 648 ouvriers. Elle atteint déjà quasiment la limite de son développement. En 1881, elle emploie 690 ouvriers dont 400 femmes. Dix ans plus tard, son effectif est en baisse : 392 ouvriers seulement, dont 169 femmes 163 .

Les autres établissements de l'industrie textile sont de taille plus modeste, mais cette activité reste à l'origine des plus fortes concentrations de main d'œuvre. En 1881, trois ateliers de gaufrage et de teinturerie emploient une centaine de personnes. Ils sont installés dans le creux du vallon d'Alcântara, aux environs de la Rua Fábrica de Pólvora. En 1890, ces établissements conservent un effectif relativement stable. Seule la Companhia Lisbonense de Estamparia e Tinturaria de Algodão, créée en 1874, passe de 106 ouvriers à 75. L'enquête de 1881 fait référence, pour le quartier d'Alcântara, à dix établissements de ce secteur, pour une population ouvrière totale de 2099 individus. Ce sont les mêmes unités qui sont citées dans l'enquête de 1890 et l'effectif total est stable.

La métallurgie constitue le deuxième grand pôle d'activité présent à Alcântara. Là encore, quelques grandes entreprises dominent le paysage. Il faut citer en premier l'Empresa Industrial Portuguesa (E.I.P.). Son directeur, João Burnay, a étudié en France. Il a eu l'occasion de connaître les grands groupes européens du secteur, notamment les usines Schneider du Creusot et la firme Krupp en Allemagne. Fondée en 1874, dans un ancien palais de la Rua das Janelas Verdes,à la limite des quartiers d'Alcântara et de Santos, l'E.I.P. ne se distingue guère, à ses débuts, des nombreux petits ateliers de métallurgie installés le long de l'avenue Vinte e Quatro de Julho 164 . Deux ans plus tard, de nouvelles installations sont construites à Santo Amaro, Rua Luís de Camões. En 1881, Joâo Burnay est reçu par la commission centrale de l'enquête industrielle 165 . Cette année-là, avec 200 ouvriers, l'E.I.P. est déjà l'une des entreprises de métallurgie les plus importantes du pays. Les ateliers fabriquent les éléments de couvertures métalliques, de bateaux à vapeur, de ponts, de tubes et de machines industrielles. João Burnay considère que son entreprise domine alors les procédés techniques les plus modernes, comparables à ceux employés à l'époque dans le reste de l'Europe. En revanche, la matière première est importée de Belgique ou d'Angleterre. Les coûts de production sont donc particulièrement élevés. Les positions commerciales de l'E.I.P. se limitent au marché national et aux colonies. Durant les dernières décennies du XIXe siècle, l'entreprise poursuit son développement et en 1890, son effectif a doublé pour atteindre 463 ouvriers 166 . Transformée en S.A.R.L. et contrôlée par le comte Henry Burnay, cousin de João Burnay et l'un des capitalistes portugais les plus puissants de la fin du XIXe siècle, l'entreprise occupe à Santo Amaro un espace de 18 200 m2, avec des ateliers spécialisés dans les différents stades de la production. Les forges et le laboratoire chimique sont alors dirigés par un ingénieur belge, Leon Lacombe. En 1905, l'E.I.P. est la première entreprise portugaise à produire de l'acier.

À la fin du XIXe siècle, on trouve des ateliers de métallurgie dans de nombreux quartiers de la ville. La localisation se fait parfois en fonction des types de production. L'enquête industrielle de 1881 permet de repérer la multitude d'ateliers de fabrication d'armatures de parapluies autour du quartier de Cais do Sodré. Aux abords d'Alcântara, l'avenue Vinte e Quatro de Julho concentre un grand nombre d'unités de production spécialisées dans la fabrication de pièces mécaniques pour les machines à vapeur, de clous et de tubes 167 . En 1881, une dizaine de ces ateliers sont recensés, la plupart d'entre eux existent seulement depuis quelques années. Ils peuvent employer jusqu'à une cinquantaine d'ouvriers. En 1890, uniquement pour la fonderie de fer, 18 établissements sont dénombrés, sans être cités nominativement. On sait que ces chiffres ne reflètent sans doute qu'une partie de l'activité réelle, mais on peut estimer que la métallurgie est en pleine expansion dans l'Alcântara de la fin du XIXe siècle.

Les enquêtes industrielles de 1881 et 1890 témoignent aussi de la grande diversité des activités industrielles présentes à Alcântara. La Rua das Fontainhas, à deux pas de la place du Calvário, abrite des ateliers de fabrication de carrelages. Les établissements Eduardo Augusto Pinto de Magalhães emploient une vingtaine d'ouvriers à la fin du siècle. Dans une branche d'activité voisine, la fabrique de faïences Lopes & C.ª connaît un important développement à cette époque. En 1890, 70 ouvriers travaillent dans ses ateliers de la Rua Velha. Mais la renommée d'un établissement n'est pas forcément proportionnelle à sa taille et à l'importance de son effectif. À la fin du XIXe siècle, les manufactures de tabac emploient plus de trois cents personnes à Alcântara. L'enquête de 1881, mentionne deux établissements : la compagnie Regalia, située avenue Vinte e Quatro de Julho et où travaillent 270 ouvriers, et la fabrique Peninsular, qui occupe un édifice de la Rua Santo Antonio, non loin de la place du Calvário, et où travaillent 36 ouvriers dont 31 femmes. Ces deux établissements appartenaient à la compagnie nationale des tabacs, laquelle allait bientôt posséder le monopole de cette activité très lucrative. La véritable assise de sa puissance se situait néanmoins dans la partie orientale de la capitale, avec les deux fabriques de Xabregas et de Santa Apolónia qui employaient chacune 800 personnes. Les manufactures du Calvário et de l'avenue Vinte e Quatro de Julho se révélaient d'une importance plus secondaire et contrairement à Xabregas, Alcântara n'a jamais été perçu comme un centre important de production de tabac.

Une autre usine d'Alcântara, encore discrète au XIXe siècle, va être le point de départ du plus grand consortium industriel du Portugal contemporain. Il s'agit de la fabrique de l'União Fabril située Rua das Fontainhas. Cette usine a été fondée en 1865 par le vicomte de la Junqueira. En 1881, elle est contrôlée par un groupe d'investisseurs, dominé par le comte de Burnay. L'União Fabril se consacre à la fabrication de bougies, de savons et de différentes qualités d'huiles. C'est l'un des rares établissements industriels portugais de cette époque à exporter une partie de sa production vers l'étranger : de la glycérine vers la France et des huiles vers l'Angleterre. De part les modes de production et les matières premières employées (suif, acide sulfurique, chaux, huiles végétales), cette entreprise est à l'origine du développement de la chimie portugaise. En 1881, 90 hommes, 29 femmes et 14 individus mineurs travaillent à l'União Fabril. Cette usine est encore de taille modeste. En 1898, la fusion entre l'União Fabril et la Companhia Aliança Fabril, un établissement concurrent, mais plus modeste, de l'avenue Vinte e Quatro de Julho, donne naissance à la C.U.F. (Companhia União Fabril), une société d'une toute autre dimension. Nous y reviendrons.

La fin du siècle marque aussi pour d'autres activités, la fin d'un cycle. C'est le cas pour la mégisserie. L'implantation des ateliers de mégisserie dans le vallon d'Alcântara et plus généralement dans toute la partie occidentale de Lisbonne, en particulier dans ce qui correspond en 1881 à la commune de Belém, est ancienne. Elle date des premiers temps de l'industrialisation de la zone, à la fin du XVIIIe siècle. Dans l'enquête industrielle de 1881, douze tanneries sont recensées dans la commune de Belém et quatre dans le Quartier occidental. Elles emploient en tout 234 ouvriers. Trois fabriques comptent plus de vingt salariés – trois sur la commune de Belém et une dans le Quartier occidental – cinq emploient entre dix et quinze personnes, et le reste correspond à de petits ateliers de moins de dix salariés. Dans le quartier d'Alcântara, les deux ateliers de J. António Alcântara & Filho, situés Rua Horta Navia sur le versant est du vallon, sont spécialisés dans la production de semelles. Ils emploient au total 35 ouvriers. La plupart des établissements sont installés près la rivière, à la limite nord de la paroisse civile. L'autre pôle de localisation de cette industrie est autour de la Rua do Giestal et de la Calçada da Boa Hora, à la limite d'Alcântara et de Belèm. En 1890, douze entreprises de mégisserie sont répertoriées dans le 4e Quartier, pour un total de 98 ouvriers, tous découpeurs. Un seul de ces établissements compte plus de vingt salariés, et seulement deux plus de dix. Ce sont ceux de la Rua do Giestal qui semblent avoir le mieux résisté au lent déclin de l'activité. À cette époque, les enquêteurs du ministère du Commerce et de l'Industrie décrivent une production traditionnelle dont les procédés sont anciens et inchangés depuis plus de 200 ans. Le volume des peaux recueillies au Portugal était trois fois supérieur aux besoins de l'industrie. Une grande partie était exportée sans transformation, vers la France ou l'Espagne. Mais, sur la base de ces deux enquêtes industrielles, il est assez aléatoire de statuer sur l'évolution de la mégisserie à Alcântara. La vraisemblable diminution entre 1881 et 1890 du nombre d'établissements et de salariés employés dans cette branche n'empêche pas la création de nouvelles unités. En 1881, le tiers des établissements ont été fondés durant la décennie précédente. Parmi ceux recensés en 1890, à peine la moitié étaient déjà cités dans l'enquête de 1881 168 .

Ce panorama de l'industrie d'Alcântara à la fin du XIXe siècle permet de dégager la logique de la localisation des activités dans l'espace du quartier d'Alcântara. Cinq secteurs sont concernés : le vallon au nord du quartier, les zones de Santo Amaro et du Calvário, l'avenue Vinte et Quatro de Julho et les docks. L'ordonnance du territoire correspond à un ordre chronologique : l'industrialisation du quartier a commencé dans le creux du vallon, avec les tanneries et les fours à chaux, s'est étendue en direction de Santo Amaro et du Calvário, pour atteindre la zone des docks, gagnée sur le Tage au cours du XIXe siècle.

Figure 1.6. : L'Alcântara industriel
Figure 1.6. : L'Alcântara industriel

Notes
160.

Voir, Jorge Custódio, «Fábrica de Fiação e Tecidos de Algodão de Santo Amaro", dans Dicionário da História de Lisboa, op. cit., pp. 376-378 ; «Breve Notícia da Companhia de Fiação e Tecidos Lisbonense (1838-1888)", dans Catálogo da Exposição Nacional das Indústrias Fabris realizada na Avenida da Liberdade en 1888, Lisboa, 1889, vol. 2, pp. 97-109. Ce texte est intégralement reproduit dans le recueil de : Isabel Ribeiro, Jorge Custódio, Luísa Santos, Arqueologia Industrial do Bairro d'Alcântara…, op. cit., pp. 39-54.

161.

Inquérito Industria l de 1881.

162.

S. J. Ribeiro de Sá, «Fábricas de Tecidos dos Srs. Daupias & Comp.ª", Revista Universal Lisbonense, 2e série, nº1, 14 août 1851, pp. 1-3 ; Fradesso da Silveira, «A Daupias em 1865", dans Visitas à Exposição de 1865, vol. I, Lisbonne, 1866, pp. 213-218 ; Ramalho Ortigão, «Visconde Daupias", dans Commercio e Industria, 1ère année, nº7, 1880. Tous ces textes sont reproduits dans I. Ribeiro, J. Custódio, L. Santos, Arqueologia Industrial do Bairro d'Alcântara, Estudo e Materiais, op. cit.

163.

Inquérito Industrial de 1890.

164.

J. Custódio, «Empresa Industrial Portuguesa", Dicionário da História de Lisboa, pp. 334-335.

165.

Inquérito Industrial de 1881 – Depoimentos , Sessão de 31 de Agosto de 1881.

166.

Inquérito Industrial de 1890.

167.

L'avenue Vinte e Quatro de Julho et la zone de Cais do Sodré se trouvent sur le même axe, le long du Tage.

168.

Quatre établissements sur neuf, trois petits ateliers ne figurent pas de manière nominative. En 1890, la date de création des entreprises n'est pas précisée. Rappelons que ces enquêtes n'ont pas procédé à des recensements complets, mais on peut penser que les enquêteurs de 1890 se sont référés aux listes établies en 1881.