Les mutations au tournant du siècle

Les enquêtes de 1881 et 1890 n'ont pas d'équivalent pour la première moitié du XXe siècle. En 1911, l'industrie textile fait cependant l'objet d'une nouvelle étude. L'enquête est lancée en 1911 à la demande d'ouvriers de ce secteur. Une commission se charge de rédiger un questionnaire qui est adressé aux établissements répertoriés par la répartition du travail industriel 169 . Seuls trois établissements ont répondu. La commission a alors procédé à des visites sur les lieux de production. Pour la région sud – districts de Lisbonne, Leiria, Santarém, Portalegre et Faro – 88 établissements sont mentionnés, dont 9 situés dans la paroisse civile d'Alcântara, ce qui correspond à un peu moins d'un tiers des établissements inspectés dans la capitale. Nous avons, une fois de plus, une idée du poids d'Alcântara dans ce secteur. Depuis 1890, le paysage local n'a semble-t-il guère changé. La compagnie de filature Lisbonense n'a visiblement pas connu de développement important. Elle continue à écouler sa production – des toiles grossières, du coutil, du molleton – sur le marché intérieur et dans les colonies. Elle est cependant mieux équipée : 650 métiers à tisser mécaniques, 21 ourdissoirs mécaniques. Avec 800 ouvriers, l'effectif de son personnel est en baisse par rapport à 1890.

En revanche, l'autre grande fabrique textile d'Alcântara a disparu sous sa forme initiale. Quelques temps après la mort tragique de son propriétaire – il se donne la mort en 1900, suite à des revers financiers – la manufacture lainière Daupias est reprise par le groupe Perez Ferreira & Cª. Ce dernier poursuit le même type d'activité, mais se spécialise dorénavant dans les productions de passementeries et de soieries de qualité. En 1911, les enquêteurs soulignent la modernité des métiers à tisser mécaniques, importés de Belgique. L'établissement emploie à cette époque 217 personnes, dont 122 femmes.

Les autres établissements textiles d'Alcântara sont de tailles plus modestes. En tout, selon les données de l'enquête de 1911, ce secteur fait travailler 1 269 personnes dans le quartier. La main d'œuvre est essentiellement féminine. L'effectif est donc en nette diminution par rapport à 1890. Ces données sont trop sujettes aux aléas des enquêtes administratives pour se prêter à une conclusion plus solide. Reste qu'à partir de la Première Guerre mondiale, l'industrie textile traverse une crise profonde. Ces difficultés entraînent la disparition de l'unité cotonnière la plus importante de la capitale : en 1920, la compagnie de filature et des tissus Lisbonense arrête sa production.

De manière générale, on est donc beaucoup moins renseigné sur l'activité industrielle à Alcântara durant cette période. Malgré tout, plusieurs indices concordants permettent d'envisager une diminution de l'activité à partir des années 1920. Le dynamisme de la fin du XIXe siècle répondait d'abord à une conjoncture globalement favorable. La crise des années 1890 marque une dégradation générale de l'activité. La demande interne, déjà peu développée, se tasse. Ce n'est qu'en 1904 qu'on peut observer une reprise de la consommation. La Première Guerre mondiale et les années qui suivent correspondent à une nouvelle période de contraction 170 . Ces soubresauts de l'économie et de la consommation affectent des entreprises qui étaient essentiellement tournées vers le marché local. Par ailleurs, des mutations internes à certaines branches de production fragilisent particulièrement les établissements d'Alcântara. Ainsi dans l'industrie textile, le gaufrage est en perte de vitesse au début du XXe siècle 171 . Les usines spécialisées dans cette technique traversent une crise souvent fatale. La transformation du tissu économique d'Alcântara tient aussi évidemment d'un autre processus classique de désindustrialisation des centres-villes. Dans les années 1920, Alcântara n'est déjà plus un faubourg. Le quartier est entièrement intégré à la ville. Les offres en matière d'espace ne répondent plus aux besoins des entreprises.

On peut suivre l'évolution de l'activité industrielle locale à travers le destin de quelques grandes entreprises. Au début du XXe siècle, l'Empresa Industrial Portuguesa (E.I.P.) poursuit son essor. Elle est la seule entreprise portugaise capable de procéder à la transformation du fer en acier Bessemer (procédé acide). Elle possède une large avance technologique face à ses concurrents nationaux, les autres techniques de sidérurgie n'étant pas pratiquées dans le pays 172 . Durant la Première Guerre mondiale, l'E.I.P. traverse encore une époque faste et fournit l'armée portugaise en fer et en canons. Au début des années 1920, la métallurgie portugaise connaît cependant un mouvement de concentration horizontale. La Companhia União Metalúrgica prend le contrôle de l'E.I.P. La crise économique se fait rudement sentir dans ce secteur. En 1924, les installations de Santo Amaro ferment leurs portes.

Le destin de la toute nouvelle Companhia União Fabril (C.U.F.) est à l'opposé, mais il se joue en grande partie en dehors d'Alcântara. Après la fusion de 1908, la C.U.F., désormais dirigée par Alfredo da Silva, diversifie son activité. Elle devient l'un des premiers producteurs d'engrais du pays, renforce son pôle chimie, s'affirme comme un acteur incontournable du secteur bancaire, des transports maritimes et à partir de la fin des années 1930, des assurances 173 . Très vite, la stratégie de développement se heurte aux cadres étroits d'Alcântara où l'espace se fait rare. En 1906, la C.U.F. devient propriétaire de terrains à Barreiro, sur la rive sud du Tage. Deux ans plus tard est inauguré à cet endroit un vaste complexe industriel. Peu à peu, l'essentiel de l'activité est transféré à Barreiro 174 . Dès 1909, c'est tout le secteur textile qui quitte l'usine de la place des Fontainhas. En 1934, la fabrique d'huile d'arachide est aussi transférée à Barreiro. En 1945, l'entreprise justifie a posteriori ces choix par le manque d'espace et la localisation de l'usine d'Alcântara sur la rive nord du Tage. La plus grande partie de la production d'huile étant destinée aux conserveries de Setúbal et de l'Algarve, le site de Barreiro occupait de fait une position plus stratégique 175 . Le désengagement de la C.U.F. d'Alcântara est cependant un processus très lent, qui ne s'achèvera que dans les années 1980. Après 1910, la compagnie continue à investir dans ses installations de la place des Fontainhas. En 1915 est mis en place un nouveau générateur central de force motrice. En 1937, l'usine des Fontainhas connaît une nouvelle restructuration mais sa fermeture n'est toujours pas envisagée 176 . Après la guerre, le savon, la glycérine et les aliments pour animaux, et dans les années 1970, la margarine, sont toujours produits, avec quelques périodes d'interruption, dans les usines d'Alcântara 177 .

Notes
169.

Le décret et le questionnaire de l'enquête sont publiés dans le Boletim do Trabalho Industrial, nº69, 1911 ; les résultats sont insérés dans le Boletim do Trabalho Industrial, nº105, 1916.

170.

Miriam Halpern Pereira, «Niveaux de consommation et niveaux de vie au Portugal (1874-1922)", Annales ESC, mars-juin 1975, pp. 610-631.

171.

Nuno Luís Madureira (coordination), História do Trabalho e das Ocupações - vol. I A Indústria Têxtil, Lisbonne, Celta, 2001, p. 3.

172.

«Ferro e Aço", Boletim do Trabalho Industrial , nº2, 1906.

173.

L'étude la plus complète sur l'histoire de cette compagnie qui s'est imposée durant la seconde moitié du XXe siècle comme le plus puissant groupe économique portugais, est restée inédite : Isabel Maria da Silva Pereira Amaral, A presença da Companhia União Fabril no contexto industrial Português – de 1865 a 1977, op. cit. Pour une vue d'ensemble, on peut se référer à : João Paulo Avelâs Nunes, «A Companhia União Fabril", dans Dicionário de História de Portugal - suplemento, vol. 7, pp. 377- 379.

174.

C'est cette population ouvrière qu'a étudiée Ana Margarida Nunes de Almeida, A Fábrica e a Família – Famílias operárias no Barreiro, op. cit.

175.

Album comemorativa da Companhia União Fabril, Edição da C.U.F., 1945, 112 p. La C.U.F. a très vite adopté le chemin de fer pour écouler sa production. La communication entre les deux rives du Tage était alors impossible par ce moyen de transport.

176.

Ibid.

177.

En 1965, l'ensemble industriel d'Alcântara produit 10% du savon portugais, 55% de la glycérine, et 20% des aliments pour animaux. Isabel Maria Pereira Amaral, A presença da C.U.F.…, op. cit., p. 51