b) L'économie locale d'Alcântara dans les années 1930

Pouvons-nous conclure au déclin de l'activité industrielle d'Alcântara à partir des années 1920 ? Pour avancer dans le temps, il faut changer de type de source. Les registres des impôts municipaux sur les établissements de commerce et d'industrie, conservés aux archives municipales de Lisbonne, permettent de dresser un inventaire précis des établissements installés à Alcântara durant le deuxième quart du XXe siècle 178 . Cet impôt est instauré par la municipalité de Lisbonne en 1918 179 . Il vise tous les établissements de la commune, sur la base de la valeur locative de leurs installations. Sont ainsi concernés tous les lieux où« on exerce un commerce, une industrie ou une profession «  : boutiques, bureaux, hôtels, cafés, auberges, restaurants et pensions, écoles privées, mais aussi usines, ateliers et entrepôts 180 .  Sont exemptés les écoles publiques, les coopératives de crédit ou de consommation dont les ventes ou les productions sont réservés exclusivement aux adhérents, les pharmacies, les cabinets de médecin, d'avocat ou de notaire et les maisons closes. Un dernier cas d'exemption est prévu quand la profession est exercée entièrement sur le lieu d'habitation, et cela quelle que soit la branche d'activité. Les travailleurs à domicile qui ne possèdent pas un atelier indépendant ne sont donc pas taxés. En 1921, la municipalité de Lisbonne définit cinq tranches d'imposition de 10% à 18%, en fonction de la valeur locative 181 . L'impôt est payé en deux fois, à chaque fin de semestre de l'année économique, en juin et en janvier.

Les registres de cet impôt conservent donc une trace de la plupart des activités économiques, commerciales et industrielles de la ville durant l'année écoulée. Concrètement, ils se présentent sous la forme de livrets où sont classées les fiches d'imposition de tous les établissements de la capitale, avec une fiche par établissement. Le classement a été fait en fonction du numéro d'ordre, c'est-à-dire de la date de dépôt de la déclaration, quelle que soit la circonscription fiscale à laquelle était rattaché l'établissement en question.

Nous nous sommes intéressés au premier semestre de l'année 1930-1931, de juin 1930 à janvier 1931. Cela correspond aux volumes 1 à 35 des registres de cette année-là. Durant cette période, pour toute la ville de Lisbonne, environ 18 000 licences ont été enregistrées par l'administration municipale. Pour chaque établissement, nous possédons un nombre restreint d'informations : le nom du propriétaire ou de la firme, l'adresse complète, la classification selon la matrice de la contribution industrielle et le montant de la valeur locative 182 . La classification peu rigoureuse correspond en fait bien souvent à une description assez précise de l'activité. Elle renvoie, suivant les cas, aussi bien à la catégorie d'établissement (fabrique, atelier, …) qu'au type de production ou de vente (tissus, vin, fruits et légumes…). Au cours de ce semestre, 752 établissements de la paroisse civile d'Alcântara se sont acquittés de l'impôt municipal. Cela correspond à un peu plus de 4% du nombre total de registres (4,3%) 183 .

La liste des catégories d'établissements les plus fréquentes nous permet d'insister sur la prolifération des petits commerces à cette époque. Le paysage social d'Alcântara des années 1930 est aussi, et peut-être avant tout, construit autour de l'univers de la boutique. On sait qu'en France, la première moitié du XXe siècle constitue l'age d'or du petit commerce 184 . Au Portugal, cette période se prolonge sans doute au-delà. En 1940, on recensait 7300 établissements commerciaux à Lisbonne, la plupart très modestes 185 . La valeur locative de ce type d'établissements à Alcântara est très faible et elle ne fait probablement que refléter la modicité de ces activités. L'abondance des établissements ne signifie d'ailleurs pas leur diversité. Le contenu des échoppes témoigne de l'étroitesse des niveaux de vie qui permettent seulement d'assouvir les besoins essentiels : l'alimentation, les légumes verts – hortaliça – qui se présentent sous la forme d'un assortiment de choux de différentes qualités, le charbon et la boisson, avec les marchands de vin omniprésents, une centaine dans le quartier.

Du côté de l'industrie, il faut noter l'affaiblissement progressif du secteur textile. Des neuf établissements mentionnés dans l'enquête de 1911, trois seulement subsistent vingt ans plus tard : la firme Perez Ferreira, la Sociedade Têxtil do Sul de la Rua Fabrica da Pólvora, et la fabrique de gaufrage Francisco Otero Salgado Lda, de la Rua Horta Navia. On repère une seule création d'entreprise dans ce secteur : la filature Augusto Barreiro, située Travessa do Galé à Santo Amaro, probablement à quelques pas des bâtiments d'une ancienne filature et teinturerie de coton mentionnée en 1911 mais qui a fermé ses portes entre-temps. Une autre activité est sur le point de disparaître d'Alcântara : en 1930, la mégisserie n'est plus représentée que par deux établissements.

Cependant, l'industrie est loin d'avoir déserté le quartier. Le nombre de« fabriques" ne correspond que très partiellement au poids réel de ce secteur économique. La société Perez est par exemple classée dans la catégorie« tissus de laine". La catégorie« fabrique" regroupe les acteurs d'une petite industrie locale, à l'origine d'une production très diversifiée : savon, encre d'imprimerie, carrelage, bouchon de liège, chocolat, vaisselle, alpargatas (chaussure grossière en toile), confiserie(pirolito). Le secteur de la métallurgie est quasiment uniquement représenté par des« ateliers" : c'est sous cette catégorie que figurent les activités traditionnelles – serrurerie, fonderie – doublées dorénavant de la mécanique automobile. La distinction entre ateliers et fabriques par l'administration municipale est certainement des plus aléatoires. Mais on tient là cependant un signe du morcellement, à Alcântara, des secteurs de la métallurgie et de la mécanique en une multitude de petites unités de productions. Le seul établissement important identifiable est la Sociedade de Construções Metálicas, fondée en 1919 et qui occupe les numéros 106 et 108 de la Rua Luis de Camões.

L'unique manière d'évaluer l'importance des établissements est de se référer aux valeurs locatives. L'indice est certes plus ou moins fiable et il n'est pas toujours en corrélation avec la taille réelle de l'établissement, aussi bien en terme de main d'œuvre que de poids économique. On trouve cependant en tête de la liste décroissante des valeurs locatives des établissements les trois plus importantes sociétés de la paroisse civile. Au passage on notera que, pour quelques fabriques, les valeurs locatives sont très faibles et comparables à celles de simples ateliers. Durant le premier semestre de l'année économique 1930-1931, 40 établissements d'Alcântara possèdent des valeurs locatives supérieures à 50 0000 escudos. Huit sociétés en sont les propriétaires : la C.U.F. ; la Companhia Nacional de Alimentação (boulangerie industrielle) ; la firme Perez Ferreira & Cª ; une entreprise américaine, la Socony Vacuum Oil Company (transport) ; la Companhia Industrial de Portugal e Colónia (entreprise de minoterie) ; la Companhia Importadora de Ferro Lda. ; la Sociedade Comercial Abel Pereira da Fonseca (grossiste en vin, huile d'olive et produits alimentaires) ; la Congregação Portuguesa dos Petróleos « Atlantic". Ces locaux ne correspondent pas toujours à des lieux de production. Treize de ces bâtiments sont des hangars de stockage ou des dépôts. La Congregação Portuguesa dos Petróleos « Atlantic " et la Companhia Importadora de Ferro Lda.possèdent seulement des entrepôts à Alcântara.

Tableau 1.17. : La valeur locative déclarée des établissements d'Alcântara
Valeur (escudos) effectifs %
<250 20 2,7
250 / 1000 269 35,8
1000 / 5000 347 46,1
5000 / 10 000 51 6,8
10 000 / 15 000 15 2
15 000 / 50 000 10 1,3
50 000< 40 5,3
total 752 100

(source : Licenças de comércios e de indústrias, 1er semestre 1930-1931)

Tableau 1.18. : Quelques catégories d'établissements d'Alcântara, parmi les plus fréquentes ou significatives
Catégories* effectifs
tissage 1
tissus de laine 1
teinturerie 1
tannerie 2
fonderies, ferblantiers 5
serrurerie 9
cordonnier 15
ferrailleurs, fer usé 18
boulangerie 19
auberge (casa de pasto) 25
barbier, coiffeur 28
charbon et vin, charbonnerie 30
fabrique (…) 36
atelier (…) 46
vins, commerce (…) 63
entrepôt, magasin, dépôts 88
épicier, vins, légumes 94

(*) Nous avons retenu le terme principal de chaque catégorie. Souvent celui-ci est décliné en fonction du type d'activité ou de vente. C'est en particulier le cas pour les termes fabrique, atelier et commerce.

(source : Licenças de comércios e de indústrias, 1er semestre 1930-1931)

En somme, dans les années 1930, l'économie locale de l'Alcântra reste marquée par l'activité industrielle. Les fabriques, les usines et les ateliers sont toujours présents dans le quartier. Par rapport à la fin du XIXe siècle, on assiste cependant à de profondes mutations. C'est d'abord l'effacement ou le marasme des secteurs traditionnels qui attire l'attention : le textile et la mégisserie déclinent, la métallurgie de son côté ne s'est guère développée en trente ans. L'industrie d'Alcântara assure dorénavant une production à faible échelle de biens de consommation courante, probablement essentiellement destinés au marché lisboète. Des grandes entreprises du début du siècle, seules deux sociétés subsistent : la C.U.F. et la firme Perez Ferreira. D'autres établissements sont venus s'installer dans le quartier. Ces entreprises dont l'implantation à Alcântara se résume parfois à la gestion de vastes entrepôts, sont assurément moins pourvoyeuses de travail que les grandes filatures de la fin du siècle précédent.

La description du paysage industriel d'Alcântara reste incomplète si on ne parvient pas à faire le lien avec la population résidente. Qui travaille dans ces usines, fabriques, ateliers et commerces ? Est-ce en majorité la population d'Alcântara ? En d'autres termes, ce quartier constitue-t-il un bassin d'emploi homogène ? En l'état actuel de nos connaissances, aucune source ne permet de résoudre cette question. Le seul élément de réponse est apporté par Maria Freire de Lima dans son étude qui date de 1971. Cette géographe a dressé, à partir de la méthode dite des écarts types, la carte des paroisses civiles de résidence des individus lisboètes qui travaillent, à cette époque, à Alcântara et inversement, celle des paroisses civiles où travaillent les habitants d'Alcântara. Une troisième carte représente les lieux précis de Lisbonne où travaillent les individus d'un échantillon d'habitants du quartier 186 . Les deux premières cartes sont presque superposables. Alcântara – plus globalement l'ouest de la capitale – se présente comme un bassin d'emploi bien circonscrit. Mais, les flux de population entre lieux de résidence et lieux de travail s'inscrivent aussi dans deux espaces distincts, en étroite communication, et qui correspondent aux zones orientales et occidentales de la capitale. La troisième carte, qui permet de se dégager des aléas des coupages administratifs, met en évidence un autre axe, longeant le Tage, en direction du centre-ville commercial et administratif, où s'effectuent les déplacements quotidiens entre la résidence et le travail.

Malgré le décalage chronologique, ces observations nous incitent finalement à reconsidérer l'espace du quartier d'Alcântara dans ses relations avec l'autre grand pôle industriel de la capitale qui s'étend à l'est de la ville autour des quartiers de Xabregas et de Chelas. Au tournant du siècle s'est produit un passage de relais entre les deux zones. Alcântara perd sa suprématie comme foyer industriel le plus important de la capitale. Si on définit la nature sociale d'un espace urbain à partir des professions exercées par ses habitants et non plus en fonction du type d'activités qu'on y trouve, cette hypothèse peut être confirmée par l'évolution de la répartition de la population selon les grands groupes socioprofessionnels. Les recensements permettent seulement une approximation au niveau des quartiers administratifs. Ces informations sont par ailleurs uniquement disponibles pour les années 1900 et 1911 187 . Dans les deux cas, la classification adoptée est construite en fonction du secteur d'activité et reprend les grandes divisions définies par Jacques Bertillon à la fin du XIXe siècle. Nous nous intéressons ici surtout au poids de la classe« industrie" que nous supposons essentiellement composée d'ouvriers 188 . En 1900, c'est dans le 4e Quartier que cette classe est la mieux représentée : 42% de la population, contre moins de 36% sur l'ensemble de la commune de Lisbonne, mais seulement un demi-point de plus que dans l'est de la ville. En 1911, les positions sont inversées. Le secteur le plus« ouvrier" de la ville est le 1er Quartier : plus de 44 % de la population, contre moins de 43% dans le 4e Quartier et près de 38% dans l'ensemble de la ville. Cette évolution s'inscrit dans une longue durée et elle est vraisemblablement irréversible. Durant la première moitié du XXe siècle, Alcântara n'est probablement plus le quartier de la capitale où l'on enregistre la plus forte concentration de population ouvrière. Alcântara apparaît sous un nouveau jour, celui de la diversification socioprofessionnelle en marche. Ce processus peut être aussi repéré à travers la transformation de l'image d'Alcântara.

Notes
178.

Licenças de comércios e de industrias, Arquivo CML – Arco do Cego.

179.

Actas das Reuniões da Câmara Municipal de Lisboa, 1 de Julho de 1921. La capitale bénéficie de dispositions particulières en la matière. Voir : Código administrativo – decreto-lei nº37 : 424 de 31 de dezembro de 1936, Lisbonne, 1937, articles 605 à 608, pp. 170-171.

180.

Actas das Reuniões…, op. cit., «Postura nº 26", Art. 2º.

181.

Cette valeur est fixée en fonction du loyer versé s'il s'agit d'une location ou à partir des informations du registre cadastral si le propriétaire de l'établissement commercial ou industriel possède aussi le bâtiment où il exerce son activité. Par ailleurs, le règlement municipal prévoit un dégrèvement quand une partie du local professionnel fait fonction de domicile.

182.

À notre connaissance ces registres n'ont encore fait l'objet d'aucune analyse et n'ont jamais été utilisés comme source, même partielle, de l'histoire économique et sociale de Lisbonne. Le mode de classification adopté par l'administration, par date d'enregistrement et non par secteur fiscal, fait perdre beaucoup de temps au moment de la consultation de ces données. Il est nécessaire de parcourir l'ensemble des registres des établissements de toute la ville et sur un semestre (près de 20 000 fiches en moyenne) pour parvenir à extraire les informations désirées pour un quartier ou un espace spécifique. Vu la date de création de cet impôt et les limites chronologiques de cette recherche, il était en théorie possible d'effectuer deux coupes, une au début des années 1920 et l'autre à la fin des années 1940. Le faible intervalle temporel et la nature des informations disponibles dans ces registres nous ont incité à préférer une option plus économe en temps.

183.

Soit, au passage, une proportion qui coïncide avec le poids démographique de la paroisse civile d'Alcântara dans la capitale. Cette année-là, la population d'Alcântara représente 5,7% de la population de Lisbonne.

184.

Y. Lequin, «Les citadins, les classes et les luttes sociales", dans La ville de l'âge industriel : le cycle haussmannien, sous la direction de Maurice Agulhon, Paris, Seuil, 1998 (1ère édition : 1983), pp. 570-571.

185.

Fernando Rosas, «O Estado Novo (1926-1974)", História de Portugal, vol. 7, p. 106.

186.

M. A. F. Freire de Lima, Alcântara…, op. cit. , figures 23 et 24.

187.

Les autres recensements ne mentionnent la répartition socioprofessionnelle de la population qu'au niveau des communes.

188.

Nous ne discutons pas pour l'instant de la cohérence de cette classification. Cette question sera abordée en détail, mais selon un autre point de vue, dans le chapitre 7. Ici, nous nous contentons de prendre en compte les données brutes. Le tableau de la répartition de la population selon les 12 grandes classes socioprofessionnelles de Bertillon en 1900 et 1911 est reproduit en annexe.