Chapitre 2. L'image d'un quartier :
les trois Alcântara

Cette deuxième étape de notre étude nous amène à changer d'approche. Nous allons nous attacher à repérer les différentes représentations mentales associées à Alcântara et à les interpréter. Ce glissement est assez courant en histoire urbaine. Après ou avant l'étude des faits et des processus sociaux, on se penche sur les discours, les« images urbaines" 189 . L'objectif consiste à poser la question de l'identité urbaine, à examiner la circulation des représentations et des stéréotypes. Mais l'exploration des discours contemporains a surtout pour vertu de nous inciter à repenser notre propre objet d'étude, et parfois à remettre en cause notre grille de lecture, en chassant les fausses évidences 190 .

Le choix de l'échelle de l'analyse brouille les intentions et doit modifier les visées. La part de la question identitaire dans les études de quartier est primordiale. Même si on retire au quartier l'essentiel de son autonomie sociologique par rapport au reste de la ville, le constat de la pérennité des découpages mentaux de l'espace urbain demeure : dans les sources littéraires, dans les journaux, il est sans cesse fait référence aux différents quartiers, tous associés à des images plus ou moins précises ou mouvantes. Ce processus de délimitation de territoires identitaires au sein de l'espace urbain est commun à la plupart des grandes villes. Mais il a sans doute laissé une marque plus profonde à Lisbonne. Dans le cas de la capitale portugaise, les quartiers populaires se sont imposés comme un patrimoine historique qui, aux yeux de la plupart des acteurs de la ville d'aujourd'hui, doit être désormais sauvegardé. La richesse touristique de la ville se décline à travers quelques charmants clichés : Lisbonne, le Tage, le fado, ses vieux quartiers typiques fêtés chaque année à la Saint-Antoine à l'occasion des Marches populaires 191 . Ce processus de construction de l'image d'un Lisbonne« ville de quartier" a une histoire. À Lisbonne, la notion de quartier est fortement liée aux pratiques culturelles : le fado ou les fêtes traditionnelles à caractère folklorique (les Marches) ont contribué à imposer l'idée d'une ville formée d'une juxtaposition de petites communautés où la diversité des origines et des appartenances sociales, sans être gommée, participe à la création d'une identité collective originale. Le quartier est donc un lieu incontournable pour examiner les processus de construction des identités urbaines, leurs manifestations et leurs rôles dans les représentations globales de la ville et des manières d'habiter la ville, aussi bien du point de vue des acteurs les plus humbles de la vie sociale que des élites locales ou nationales, ou du pouvoir. Ces processus doivent être replacés dans le contexte de l'évolution économique et politique du Portugal contemporain, en se demandant en quoi les spécificités nationales d'un pays semi-périphérique, les soubresauts du politique entre la fin de la Monarchie et l'Estado Novo, ont pu produire une autre perception et un autre type de représentation de l'univers urbain.

Nous ne mettons pas en cause la pertinence de ces interrogations, mais l'étude d'une communauté d'habitants d'un quartier de Lisbonne au début du XXe siècle ne nous semble pas le cadre idéal pour y répondre. Le sujet est vaste et il doit être traité sur une longue durée, entre le XVIIIe siècle et les années 1960 au moins. Cela nous entraînerait très loin de notre projet initial et constituerait le point de départ d'une autre recherche. Par ailleurs, à travers le quartier, c'est bien un mode de représentation de la ville qui émerge. Une monographie de quartier supplémentaire ne permettrait pas de dégager l'éventuelle spécificité du phénomène urbain portugais. Une telle étude doit être menée, au minimum, à l'échelle de la ville tout entière.

Notre approche doit être sans doute plus sommaire, tout en s'intégrant davantage dans nos problématiques d'ensemble. Comment rester encore une fois du côté des habitants du quartier ? Non pas ce qu'ils pensent ou ce qu'ils disent – l'une des grandes difficultés de l'étude de ces représentations est d'ailleurs de repérer les interactions entre les discours endogènes et exogènes –, mais plutôt l'influence de la diffusion des ces images ou de ces discours sur le quotidien des habitants. On aurait souhaité partir à la découverte de ce qui était dit sur Alcântara afin de mieux comprendre ce que pouvait signifier pour les contemporains être un habitant de ce quartier au début du siècle. Ces objectifs très généraux ne pouvaient pas être traités de but en blanc dans ce chapitre. Au-delà de la complexité des notions d'habitants et de résidence – on y reviendra plus loin – , chaque habitant n'est pas dépositaire de façon uniforme de l'identité de quartier. La durée de la présence dans cet espace, les parcours familiaux, les capacités et les stratégies individuelles peuvent minimiser, voire entièrement effacer, la force de ce cadre référentiel. Chaque habitant, chaque famille d'Alcântara a sa manière de« vivre la ville" et le quartier 192 . Nous allons donc seulement présenter quelques repères identitaires autour desquels a pu s'ordonner l'infinie diversité des postures individuelles. On connaît les limites de la notion d'identité de quartier, bien insuffisante pour approcher les réalités des dynamiques sociales et culturelles 193 . En même temps, force est de constater qu'elle puise sa légitimité dans des phénomènes tangibles qu'il nous faut décrire de manière synthétique, quitte après à réexaminer leur portée réelle. Enfin, parce que tout n'est pas représentation et que les images naissent aussi de pratiques 194 , on a choisi de ne pas séparer deux types de phénomènes : les représentations associées à Alcântara et les pratiques sociales qui ont pu susciter de telles représentations 195 .

Assez vite, il a été possible de repérer trois grands modes de perception d'Alcântara entre la fin du XIXe siècle et les premières décennies du siècle suivant. C'est d'abord Alcântara comme faubourg ouvrier : faubourg, parce que c'est la question de son appartenance à la ville qui est en jeu ; ouvrier, parce que c'est sa fonction – un espace où on travaille et un espace où vivent des« classes laborieuses" – qui le distingue. Puis Alcântara est perçu comme un bastion républicain : il devient un territoire de conquête où se réalise un projet collectif. Enfin, c'est Alcântara comme quartier populaire : quartier, car son intégration à la ville est désormais acquise ; populaire parce que l'image d'Alcântara participe d'une vision sinon idéale du moins figée de la ville. Ces différentes strates identitaires ne s'ordonnent pas en fonction d'une chronologie absolue. Certaines manifestations de ces représentations de nature opposée peuvent être contemporaines. Cela dit, l'image du faubourg ouvrier puise ses références dans la formation d'Alcântara au XIXe siècle, celle du bastion républicain est surtout vivace à la veille de l'instauration de la Ie République et durant les premières années du nouveau régime, enfin celle du quartier populaire s'affirme à partir des années 1920.

Nous ne prétendons pas ici avoir repéré ce qui caractérise Alcântara par rapport aux autres espaces lisboètes. Tous les quartiers de la ville ont pu, à un moment donné, être porteurs de références analogues. Les quartiers d'Alcântara et de Graça ont sans doute étaient davantage« ouvriers" ou« républicains", Alfama plus« populaire" et aussi« historique". Mais, à la veille de 1910, les associations républicaines sont présentent dans la plupart des quartiers de la ville. Dans les années 1930, tous les quartiers anciens qui participent aux Marches de la Saint-Antoine peuvent revendiquer le titre de populaire. Plus que par le repérage de formes identitaires spécifiques, c'est sans doute à travers des différences de dosages entre telles ou telles références qu'on pourrait dresser la carte mentale de la ville. Mais cette question est pour nous secondaire.

Durant cette étape de la recherche, nous nous sommes souvent référés aux études menées au Portugal, notamment autour de la notion de« quartier populaire". Ce terrain a déjà été abondamment parcouru par deux auteurs portugais, Graça Ìndias Cordeiro et António Firmino da Costa, auxquels nous ferons de nombreux emprunts dans les derniers paragraphes de ce chapitre. Auparavant, les observations sur le mouvement ouvrier portugais vu d'Alcântara auront également un fondement essentiellement historiographique. Mais nous avons aussi eu recours à des sources primaires. L'éventail des sources disponibles est quasi infini : la littérature, la presse, les archives municipales ou d'associations, les multiples traces iconographiques. On trouve des témoignages sur la ville dans toutes sortes de documents. C'est l'excès d'informations qui guette. Cependant, il existe des biais. La plupart de ces textes émanent des classes supérieures ou dirigeantes. Ils contribuent à forger une certaine image de la ville mais ignorent le plus souvent les réinterprétations auxquelles peuvent se livrer les autres groupes sociaux. Cet écueil est d'autant plus préjudiciable que nous travaillons à l'échelle d'un territoire urbain restreint 196 . La seule solution a été pour nous de croiser les regards, en essayant de bâtir notre réflexion à partir de points de vue issus de différents cercles, les uns proches d'Alcântara, les autres plus éloignés. Nous avons fait quelques incursions dans la littérature, directement à travers des textes contemporains ou en se référant à des études plus récentes. En gardant une approche assez synthétique, on citera aussi quelques documents iconographiques – surtout des plans – qui nous ont semblé assez représentatifs des modes de pensée de l'époque. Mais notre enquête s'est essentiellement appuyée sur trois séries documentaires.

Les archives de la Sociedade Promotora de Educação Popular (ASPEP) : La Promotora est une association d'éducation populaire fondée en 1904 par un groupe de notables républicains d'Alcântara. Cette association, qui existe toujours, a occupé une place essentielle dans la vie du quartier durant une bonne partie du XXe siècle 197 . Les archives que nous avons consultées, se composent des actes des assemblées générales et surtout de quatre volumes, intitulés, qui rassemblent de nombreux documents sur la vie de la Promotora et le quotidien d'Alcântara entre 1905 et 1923 : une vaste sélection de coupures de presse, des affiches et des programmes des fêtes ou des activités organisées par l'association, les numéros du journal Educação Popular publié par la Promotora, avec de nombreuses interruptions, entre 1907 et 1936, des photographies d'adhérents etc. C'est un regard très subjectif qui émane de ces livres. Mais l'importance de l'association dans la vie du quartier, la personnalité de ses dirigeants, le succès rencontré par ses activités (écoles, théâtre, cinéma…), font de ces témoignages une source d'information irremplaçable. La Promotora est un des acteurs importants de la vie sociale d'Alcântara. Son action a contribué à modifier l'image du quartier. À l'époque qui nous intéresse, elle assure une forme de représentation d'une partie des habitants du quartier – elle parle en leur nom –, participe à la– la scène politique –, mais joue aussi un rôle d'intégrateur culturel à travers ses activités festives 198 .

  1. Les journaux : La presse occupe une grande place dans les archives de la Promotora, mais il s'agit d'une sélection souvent très tendancieuse. Nous avons effectué des études de presse plus exhaustives afin de reconstituer les réactions à plusieurs événements qui ont touché la vie du quartier d'Alcântara, notamment : deux manifestations politiques en août 1906 et en avril 1908, le projet d'exposition industrielle en mai-juin 1914, le décès du fondateur de la Promotora en 1923. Quatre quotidiens ont été dépouillés durant ces périodes : trois républicains, O Mundo, O Século et A Vanguarda, et un indépendant, O Diário de Notícias.

L'olisipografia : L'étude de Lisbonne a donné naissance à un véritable genre littéraire baptisé par le nom un peu barbare d'olisipografia. Il s'agit d'un vaste ensemble de textes de valeur très inégale, souvent assez répétitifs, qui traitent de l'histoire de la ville, essentiellement de l'aspect patrimonial, religieux et mythologique. Les auteurs sont des journalistes ou des érudits, sans grande ambition scientifique. Dans l'ensemble de ce corpus, nous avons sélectionné deux textes : le premier est un ouvrage de João Paulo Freire, entièrement consacré au quartier d'Alcântara ; le deuxième correspond à trois chapitres desde Noberto de Araújo à travers la capitale portugaise 199 . Ces textes seront confrontés au contenu d'un roman populaire – o Galã d'Alcântara – qui a rencontré un certain succès à la fin des années 1930 200 . Il a été publié une première fois en 1937 et connaît une seconde édition dès 1939. Son auteur, Armando Ferreira, était un journaliste de renom, célèbre pour ses romans humoristiques comme ce galã – le galant - qui retrace le quotidien animé d'un groupe d'habitants d'Alcântara en 1936 201 .

Notes
189.

B. Lepetit, Les villes…, op. cit.

190.

Ibid., pp. 52-53.

191.

On trouvera une présentation de ce contexte lisboète dans : Graça Índias Cordeiro, António Firmino da Costa, «Bairros: contexto e intersecção", dans Antropologia urbana, sous la direction de Gilberto Velho, Rio de Janeiro, Jorge Zahar Editor, 1999, pp. 58- 79.

192.

Y. Lequin, «Ouvrier dans la ville…", op. cit., p. 6.

193.

J. P. Burdy, «Les quartiers de la ville industrielle en France…", op. cit.

194.

R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 265.

195.

«Le rapport entre représentations et pratiques de la ville assurément déborde le domaine des cartes mentales, seraient-elles construites avec la plus grande finesse ; du moins ces cartes mentales de la ville prennent leur sens à travers des modes d'habiter, des modèles culturels et non seulement des actes visuels. La représentation de la ville s'inscrit alors dans une ethno-histoire, aussi bien que dans une critique des idéologies. Elle accorde une large place aux comportements des groupes sociaux, à la manière dont se transmettent ou s'acquièrent les habitudes ; la ville est alors apprentissage, des actes comme des représentations." M. Roncayolo, La ville et ses territoires, op. cit., p. 177.

196.

En revanche, pour Bernard Lepetit, les «privilégiés du savoir et du pouvoir contribuent seuls à faire la ville" à l'échelle nationale. ibid., p. 55.

197.

Nous tenons à remercier les actuels responsables de l'association qui nous ont laissé libre accès à leurs archives.

198.

On reprend ici des notions utilisées par Michel Verret dans La culture ouvrière, Paris, L'Harmattan, 1996 (1988), 296 p.

199.

J. P. Freire, Alcântara: Apontamentos para uma monografia, Coimbra, 1929, 269 p. ; Noberto de Araújo, Peregrinações em Lisboa, Lisbonne, 3 vol., 1939.

200.

Armando Ferreira, O Galã d'Alcântara, Lisbonne, 1939 (1ère édition 1937), 203 p.

201.

Armando Ferreira reprend les personnages de Gervaso Lobate, célèbre feuilletoniste de la fin du XIXe, auteur d'une série de romans populaires, A Comédia de Lisboa.