1. Le faubourg ouvrier

a) L'urbanité en question

Est-ce bien la ville ?

Quand nous avons commencé à réunir les premiers documents sur Alcântara, nous avons rencontré quelques difficultés à débusquer des textes ou des représentations iconographiques qui évoquaient directement l'existence de ce quartier périphérique au XIXe siècle. Jusqu'au début du XXe siècle, ceux qui s'intéressent au fait urbain ignorent le plus souvent Alcântara. Bien sûr la ville ne s'impose pas à première vue comme un objet géographique ou social clairement circonscrit. Le géographe portugais Orlando Ribeiro notait qu'à Lisbonne, contrairement notamment à Madrid, il n'existait pas d'opposition nette entre la ville et la campagne jusqu'au milieu du XXe siècle : « il y a comme une transition imperceptible de nuances où prédominent les aspects urbains ou ruraux. Les intrusions de la campagne dans la ville et l'urbanisation de certains bourgs périphériques atténuent les contrastes et rendent plus graduelles les dissemblances" 202 . Il ne faut donc pas s'attendre à découvrir un classement précis des territoires en fonction de leur degré d'urbanité, c'est-à-dire d'appartenance à l'univers urbain.

Dans la littérature portugaise du tournant du siècle, il existe pourtant un consensus sur ce qu'est la ville à cette époque. De nombreux auteurs, parmi les plus célèbres, ont écrit sur Lisbonne. Du coté du roman réaliste, le Lisbonne d'Eça de Queiroz, c'est avant tout le Chiado et le Bairro Alto, les deux collines qui surplombent la Baixa, le centre-ville qui s'étend entre la place du Rossio et la place du Commerce. Les autres quartiers environnants, Graça et Sé à l'est, mais surtout Lapa, plus à l'ouest en direction d'Alcântara, sont aussi souvent cités 203 . Une grande partie de l'action de« La tragédie de la rue des Fleurs" (A Tragédia da Rua das Flores) se déroule dans une zone comprise entre les quais de Cais do Sodré et le Chiado. Ainsi, Eça de Queiroz néglige-t-il le Lisbonne des quartiers occidentaux. Il est vrai que l'auteur des Mayas qui écrit à la fin du siècle – il meurt à Paris en 1900 – évoque surtout la ville qu'il a connue dans les années 1860 avant de quitter le Portugal pour entamer une carrière diplomatique. Mais plus tard, le Lisbonne des poètes modernistes – Fernando Pessoa, Mário de Sá-Carneiro, Almada Negreiros – n'a guère changé. Il reste confiné aux territoires qui entourent la Baixa 204 . Quand Pessoa évoque le vallon d'Alcântara dans un curieux petit guide touristique, c'est pour décrire l'aqueduc des Eaux-libres,« magnifique exemple du talent des ingénieurs d'antan", puis pour inviter les visiteurs à remonter la Calçada da Tapada en direction du palais d'Ajuda, en évitant ainsi la place du Calvário et le cœur du quartier 205 .

Les plans et les cartes de Lisbonne publiés au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle traduisent aussi cette hésitation à inclure Alcântara dans la ville. On peut se référer principalement à quatre types de documents : les cartes ou plans du site de Lisbonne qui proposent le plus souvent une vue panoramique de la ville à partir du Tage, les plans de la commune qui respectent les divisions administratives, les plans de la ville qui n'ont pas de critères précis pour fixer les limites du territoire représenté, et enfin les cartes où la ville est intégrée dans un environnement géographique, l'estuaire du Tage puis la banlieue au tournant du siècle 206 . Les représentations cartographiques de la capitale s'accordent à fixer la limite conventionnelle de la ville du côté occidental, au vallon d'Alcântara. L'intégration de l'ensemble de la paroisse civile d'Alcântara à la commune de Lisbonne après 1885 ne change rien. Les documents postérieurs ignorent les quartiers qui s'étendent au-delà de la ligne de chemin de fer (plans de 1888 et 1891). Le plan touristique de 1906 fait figurer la rivière d'Alcântara, la gare du même nom, les quais le long du Tage. Le début de la Rua Fabrica da Pólvora est également ébauché mais la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa sont déjà en dehors de l'espace représenté. Pour avoir une image intégrale d'Alcântara, il faut se reporter aux documents consacrés à Lisbonne et à ses environs (cartes de 1831, 1871, 1891 et dessin des années 1840). Alcântara est alors représenté en raison de sa situation en bordure du Tage – Panorama des années 1840 – ou comme le simple élément d'un ensemble géographique bien plus vaste qui correspond à la région de l'estuaire du fleuve. Seuls les plans à petite échelle – carte topographique de 1856/1858 à l'échelle 1/1000 et plan touristique du début du XXe siècle à l'échelle 1/10000 – replacent Alcântara dans la continuité d'un tissu urbain.

Cette double absence dans les représentations littéraires et cartographiques est en complète contradiction avec le rythme de croissance d'un quartier déjà fortement peuplé au début du XXe siècle. Cette transformation de l'ouest de la capitale n'est évidemment pas passée inaperçue. Mais elle n'a pas toujours été associée à la naissance d'un nouveau quartier bien identifié. À la veille de la Ie République, les discours hygiénistes prônaient la« destruction ou, au moins, un grand déblaiement (desbridação) des quartiers infectés d'Alfama, Castelo, Mouraria, Alcântara, et bien d'autres où la population laborieuse s'entasse" 207 . Mais l'auteur de ces lignes, le mémorialiste Fialho d'Almeida, s'attarde finalement davantage sur les conditions de vie dans les zones d'Alfama ou de Mouraria, des« quartiers sans récupération possible, où il faudra tôt ou tard mettre le feu" 208 .Alcântara est un quartier insalubre parmi d'autres, sans doute pas celui qui soulève la plus grande inquiétude.

Une autre forme de déni est de considérer Alcântara uniquement à travers la frange la plus privilégiée de sa population, celle qui peut participer aux divertissements et sociabilités de la bourgeoisie lisboète. Ainsi, ce témoignage d'un membre de l'Académie des sciences de Lisbonne au début du siècle :« De Graça, de Estrêla, d'Alcântara, des nouvelles avenues, les voitures, les funiculaires, les tramways arrivaient remplis, presque débordants. Des gens qui, probablement après un bon repas, se pressaient pour assister aux représentations du Trindade et du D. Amélia, ou aux spectacles de clowns du Coliseu" 209 .

En revanche, quelques paragraphes auparavant, quand il s'agissait de décrire le Lisbonne industriel, le nom d'Alcântara disparaît. La description des sorties d'usine perd toute référence territoriale :« Au loin, appelant à la messe, une cloche sonne (…). Le sifflet strident des fabriques raisonne dans l'atmosphère et les cheminées ont recraché leurs dernières bouffées de fumée. Les portes des arsenaux, des fabriques, des ateliers, libèrent une foule d'individus, une longue file morose, qui semble sans fin. Les ateliers ont fermé" 210 .

De quelles zones de la ville parle-t-on ? Où se situe cet« au loin" ? Sans doute vers Alcântara ou Xabregas, mais aucun espace particulier n'émerge de ces lignes. Ces ouvriers qui débauchent, ne sont pas porteurs d'une identité ancrée dans un cadre territorial. L'Alcântara ouvrier nous échappe une nouvelle fois. Pourtant, si Alcântara parvient à acquérir une image qui lui est propre, celle-ci passe bel et bien par les lieux de travail. C'est moins la reconnaissance d'une communauté d'habitants que les caractéristiques d'un espace urbain voué à la production industrielle qui contribuent à faire émerger une identité de quartier spécifique.

Notes
202.

O. Ribeiro, «O Crescimento de Lisboa", dans Opúsculos Geográficos – vol. V Temas Urbanos, Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian, 1994, p. 22. Ce texte a été rédigé en 1935, l'auteur écrivait alors au présent.

203.

Teresa Barata Slagueiro, João Carlos Garcia, «Lisboa nos fins do século XIX. Geografia de uma transição", dans Livro de Homenagem a Orlando Ribeiro, vol. 2, Lisbonne, Centro de Estudos Geográficos, 1988, pp. 399-421 ; Francisco Santana, «Lisboa de Eça de Queirós", Olisipo, nº6, 1998, pp. 77-80.

204.

La Salette Loureiro, A Cidade em Autores do Primeiro Modernismo, Lisbonne, Editorial Estampa, 1996, 386 p.

205.

F. Pessoa, Lisbonne, Paris, Anatolia, 1995, pp. 78 et 83.

206.

Cette étude rapide des représentations cartographiques de la capitale portugaise repose sur l'examen de dix documents, par ordre chronologique : Cartas topographica de Lisboa e seus subúrbios, publiée en 1831 à partir d'un relevé de 1807 ; Panorama ou vista geral de Lisboa ao longo do Tejo, J. P. Monteiro, s.d., (années 1840), document figurant dans la collection de Júlio de Castilho – ANTT ; Carta Topográfica da Cidade de Lisboa de 1856/1858, échelle 1/1000 ; Planta do rio Tejo e suas margens entre Beato e Algés, 1871 ; Planta da cidade de Lisboa com os diferentes melhoramentos introduzidos e projectados, 1888 ; Lisboa e seus arredores, 1891 ; Planta de Lisboa, 1891 ; Petit Plan de la ville de Lisbonne, Librairie Correira Pinto, 1906 ; «Tourist" Planta de Lisboa, Folhas 1 e 2, échelle 1/10000, s. .d. (début XXe) ; Planta da Cidade de Lisboa, 1935-1936.

207.

Fialho d'Almeida, Barbear Pentear : jornal dum vagabundo, Lisbonne, 1910, p. 122.

208.

Ibid., p. 123.

209.

Albino Forjaz de Sampaio, Lisboa trágica, Lisbonne, 1940 (1ère édition 1910), p. 52. Le théâtre D. Amélia borde la place du Rossio, celui du Trindade domine le quartier du Chiado. La salle du Coliseu est un peu plus éloignée, elle a été construite à la fin du XIXe siècle derrière l'avenue de la Liberdade.

210.

Ibid., p. 49.