À la recherche d'une fonction

L'industrialisation laisse des marques, elle façonne de nouveaux paysages, modifie la relation sensible à la ville. Dans le cas d'Alcântara, des voix se sont rapidement élevées pour demander le transfert des usines et des fabriques sur l'autre rive du Tage. Cette fois-ci, Fialho d'Almeida voit dans Alcântara l'exemple type de l'impossible cohabitation entre les activités économiques et la population résidente :« rassembler donc sur l'autre rive, le Lisbonne commercial et industriel, de grand labeur et de grand trafic ; aller vers cette rive en poussant, peu à peu, toutes les industries qui, vers Alcântara ou Poço do Bispo, fonctionnent au bon milieu de quartiers qu'elles empoisonnent" 211 .

Alcântara était d'abord connu comme un endroit qui sentait mauvais. Les odeurs pestilentielles qui émanaient du canal indisposaient tous les visiteurs. Les anciens ateliers de mégisserie étaient désignés comme les responsables de la souillure des eaux. Au début du XIXe siècle, les premiers travaux d'aménagement avaient considérablement diminué le débit de la rivière, empêchant la dispersion des polluants. Avant la couverture définitive de la plus grande partie du canal, au tournant du siècle, le maigre filet d'eau empestait et on l'accusait de tous les maux :« [la rivière] s'était transformée en une source d'émanations putrides, de miasmes fétides et en un voisinage périlleux. Le canal d'Alcântara avait la réputation d'être une des choses les plus répugnantes de la capitale (…) L'élimination de ce foyer infectieux a été un des grands bénéfices du progrès" 212 .

Deux établissements industriels ont marqué durant plusieurs décennies le paysage d'Alcântara tel qu'il a été plusieurs fois fixé, en gravure ou en photographie, du haut des collines de Monsanto ou des Prazeres. Le premier, le plus ancien, est la fabrique textile de Santo Amaro, la Lisbonense. Lors de son inauguration en 1849, son immense cheminée impressionna la population de ce qui était alors la commune de Belém 213 . Dès lors, les documents iconographiques sur la zone occidentale de la capitale, ne manquent pas de représenter ce monument d'un âge nouveau suffisamment insolite à Lisbonne pour que son image soit immédiatement associée, sans risque de malentendu, à Alcântara 214 . Le deuxième établissement qui va laisser sa marque dans le tissu urbain mais aussi dans le patrimoine identitaire d'Alcântara est la Companhia União Fabril. On pourrait presque résumer la question en affirmant que durant les premières décennies du XXe siècle, Alcântara c'est la C.U.F. Le quartier lisboète a sans doute gagné en prestige en étant le berceau du groupe économique le plus puissant du Portugal. Mais la relation entre la C.U.F. et Alcântara est plus intime. Il y a d'abord la présence physique, deux bâtiments qui marquent pour l'un l'arrivée dans la périphérie immédiate d'Alcântara – par l'avenue Vinte e Quatro de Julho –, pour l'autre, l'accès au cœur du quartier, à hauteur de la Rua das Fontainhas et de la place du Calvário. Puis, encore une fois, la modification de l'image sensorielle du quartier. L'odeur de la C.U.F. décrite dans une chronique du journal de la Promotora : « …la C.U.F. dont les usines continuent à produire des émanations délétères et périlleuses pour la santé publique" 215 . Le titre de cette chronique est d'ailleurs révélateur des liens étroits qui unissent cette entreprise et cet espace urbain : Alcântarinas, du nom d'un modèle de bougie fabriqué par la C.U.F. Car à une époque où on regrette la décadence industrielle du quartier, l'odeur de la C.U.F. – o cheiro da C.U.F. – est aussi chantée à l'occasion des Marches populaires 216 .

Un autre extrait de ces chroniques des Alcântarinas décrit assez bien ce qu'était l'image d'Alcântara dans les années 1930 :« Il y a des années, Alcântara était une paroisse (freguesia) parsemée de fabriques et d'ateliers qui donnaient du pain à des milliers de bouches (…). Un bourdonnement, symptomatique d'activité, de mouvement et de vie, faisait d'Alcântara le plus important centre industriel de Lisbonne et le plus audacieux créateur de progrès et de richesse publique" 217 . L'âge d'or d'Alcântara est lié au mouvement, au bruit, à la frénésie industrielle. Le déclin qui s'annonce déjà durant les premières années de l'Estado Novo est synonyme de silence :« …un vent de mort a anéanti cette paroisse belle et active" 218 . Sous la plume enflammée de quelques journalistes, Alcântara a pu être comparé aux quartiers industrialisés de Manchester :« la fumée des fabriques, le bruit des engrenages, la vocifération d'une population entassée qui s'agite, les sifflements des machines industrielles et des locomotives représentent bien la vie moderne d'une grande ville qui lutte et qui veut vaincre. Le quartier d'Alcântara est digne de Lisbonne comme il le serait de Manchester" 219 .

On distingue mieux l'apport de ce territoire à l'imaginaire lisboète. Le rôle du quartier d'Alcântara est de produire selon un mode industriel. En ce sens, la formation et le développement de cet espace au cours du XIXe siècle contribue à diversifier les fonctions de la ville de Lisbonne. La capitale portugaise achève alors son basculement dans une nouvelle ère symbolique où les fonctions administratives, culturelles, commerciales et désormais industrielles sont réunies. De capitale d'Empire, Lisbonne est devenu un pôle de production. Alcântara occupe une place de premier ordre dans ce processus.

Cette fonction bien spécifique d'Alcântara implique un rapport différent au temps. L'évolution de cet espace s'inscrit dans un temps court et suit une chronologie héritée de l'histoire de l'industrialisation du Portugal. Car ce quartier voit son avenir intimement lié aux cycles économiques qui affectent le pays et aux changements de stratégie de quelques grands patrons de l'industrie. Il ne s'agit pas d'un espace immuable, son image l'introduit largement dans le« domaine du variable" 220 . Aux yeux des contemporains, Alcântara connaît une croissance incontrôlée puis présente rapidement des signes de décadence. Dans les années 1930, l'auteur des chroniquesdel'Educação Popular parle déjà de l'Alcântara industriel au passé.

Ces vicissitudes de l'évolution de l'image d'Alcântara sont principalement le fruit de forces exogènes. La fonction d'Alcântara dépasse largement le cadre de ce simple territoire. L'enjeu est plus vaste : dans cet espace semble se jouer une partie de l'avenir du pays. L'intérêt et le bien-être des habitants importent peu. La problématique des transports est assez représentative de cette manière de penser Nous avons déjà vu qu'elle occupait une place importante dans l'aménagement du site. Port, chemin de fer puis route, Alcântara doit peu à peu se plier aux exigences de décisions prises en fonction des besoins de la ville ou de l'agglomération, voire du pays. Bien sûr, il faudrait faire attention à ne pas jeter un regard anachronique sur ce quartier. La construction du pont sur le Tage, qui ébranle entièrement l'organisation de cet espace urbain, date seulement des années 1960. L'introduction de la géographe Maria Freire de Lima à son étude sur Alcântara est symptomatique des sentiments engendrés par cette première liaison routière entre les deux rives du fleuve. Elle évoque la crainte des changements inévitables après la construction de ce pont, avec le cortège de souffrances individuelles, les modifications des infrastructures qui se répercutent sur le quotidien de presque tous les habitants d'Alcântara 221 .

Pourtant cette vulnérabilité de la position des habitants d'Alcântara devait être déjà dans les esprits au début du siècle. En témoigne un étonnant texte futuriste de 1906 où un ingénieur portugais imaginait le Lisbonne de l'an 2000 222 . Alcântara était devenu un nœud de transport ferroviaire :« Les lignes de chemin de fer se ramifiaient en direction des quais. À l'extrémité ouest des docks d'Alcântara, tous les terrains entre l'ancien pont d'Alcântara et le Tage étaient occupés par les lignes de chemin de fer de service. Là se croisaient, dans tous les sens, les transports suspendus" 223 . Dans l'imaginaire de l'auteur, la majeure partie du territoire d'Alcântara accueillait des centres de stockage, des entrepôts, le gros des sites de production étant repoussés sur la rive sud du fleuve. Seul le haut du vallon d'Alcântara, en contrebas de la colline de Monsanto, est décrit comme un secteur résidentiel, des édifices entourés de parcs et de jardins qui« donnaient une touche de douceur" à l'ensemble.

Notes
211.

F. d'Almeida, op. cit., p. 112

212.

Angelina Vidal, Lisboa Antiga e Lisboa Moderna. Elementos históricos da sua evolução, Lisbonne, 1910, p. 18.

213.

J. Custódio, «Fábrica de Fiação e Tecidos…", op. cit.

214.

On pense en particulier ici à une gravure de 1865 publiée dans Archivo Pittoresco, Semanário Illustrado, vol. VIII, p. 17 , et reproduite dans Arqueologia Industrial do Bairro d'Alcântara, op. cit.

215.

A Educação Popular, nº33, juin 1939.

216.

Armando Ferreira, O galã d'Alcântara, Lisbonne, 1937.

217.

A Educação Popular, nº32, mai 1939.

218.

Ibid.

219.

«Um Bairro Trabalhador", A Vanguarda, 5 juin 1914.

220.

B. Lepetit, Les villes…, op. cit., p. 81. «La nouvelle image de la ville, qui s'impose dans la seconde moitié du XVIII e siècle, introduit au contraire celle-ci dans le domaine du variable. Faire de la nature et de l'intensité de l'activité économique des critères d'urbanité, c'est soumettre la ville à la conjoncture et à ses variations." op. cit.

221.

M. F. de Lima, Alcântara: Evolução dum bairro…, op. cit., pp. 1-2. Cette géographe écrit au tout début des années 1970.

222.

Melo de Matos «Lisboa no ano 2000", Illustração Portuguesa, mars-avril 1906. Ce texte est reproduit dans Passado, Lisboa, Presente, Lisbonne, Parceira A. M. Pereira, 2001, pp. 41-76.

223.

Ibid., p. 49.