Si on s'intéresse à l'image des habitants d'Alcântara, on va rencontrer la fameuse problématique des« classes dangereuses", rendue célèbre par Louis Chevalier. La stigmatisation de groupes sociaux n'est cependant pas propre aux discours sur la ville. Au Portugal, il faut tenir compte du poids de la ruralité qui rend illusoire toute tentative de recherche d'une image homogène du monde ouvrier, même pour le premier XXe siècle 224 . Ainsi, le crime de sang est plutôt associé aux campagnes 225 . Sur le plan statistique comme symbolique, les régions du nord ou du nord-est – le Trás-os-Montes, aux environs de la ville de Bragança – constituent le cœur de la géographie de la criminalité. Si on s'attarde sur la région de Lisbonne, durant la première moitié du XXe siècle, la rive sud du Tage – le district de Setúbal – apparaît bien plus touchée par le crime de sang : 2,68 condamnés pour homicide pour 100 000 habitants dans le district de Lisbonne entre 1931 et 1942, près du double dans celui de Setúbal (4,36) 226 . Pourtant, les discours n'ont pas manqué d'enregistrer une certaine spécificité du crime dans la capitale en l'associant à la présence d'un milieu social pathogène. Ainsi ce texte sans équivoque de Ramalho Ortigão, un compagnon d'Eça de Queiroz, sur l'explication des modes opératoires des criminels en fonction des régions : « …Le minhoto du Minho se bat toujours à coup de bâton ; le transmontano du Trás-os-Montes se venge à l'arme à feu. Le seul portugais qui choisit le couteau comme arme de prédilection est l'estremenho de l'Estremadura et surtout le lisboète. Il s'agit d'une influence du milieu où il vit et de l'éducation qu'il a reçue. Le logement dans des quartiers immondes, étroits et obscurs, la faiblesse physique, les disputes et les bravades de taverne, les controverses de ruelle, les jalousies de bordel et la peur de la police, encouragent évidemment à l'usage du couteau qui est l'arme silencieuse de la vengeance des faibles" 227 .
Plus directement liée à l'univers urbain est la stigmatisation de certaines formes de déviances sociales. L'affirmation de modèles normatifs – le processus est long comme l'a démontré Robert Castel dans le cas français – se repère dans l'action policière et judiciaire. Avec les lois de 1892 et 1912, vagabonds et mendiants sont désormais« considérés comme des individus irréductibles à l'ordre social et carcéral" 228 . Les relégations dans les colonies et les travaux forcés sont les seules réponses jugées appropriées. Peu à peu, la notion d'être« dangereux" est aussi élargie : les homosexuels, les proxénètes, les marchands de rue et, à partir des années 1930, l'opposant politique complètent la liste des déviants. Le métier de vendeur à la sauvette, fréquent dans les quartiers pauvres comme Alcântara et qu'on recroisera par la suite au cours de notre recherche, est sans doute celui qui a le plus souffert de son assimilation au vagabondage. Les définitions de la déviance sont suffisamment larges pour parfois viser la simple pauvreté. Dans les années 1930, les marchands de rue qui ne paient aucune patente sont sévèrement réprimés par l'Estado Novo 229 .
Le fado, en tant que pratique sociale et véhicule de sentiments identitaires, se retrouve au cœur de ces modes de représentation de la vie citadine : une vie faite d'expédients, de ruse et de roublardise, la taverne comme port d'attache, les rixes quotidiennes. Le fado amateur – ou vadio, c'est-à-dire de vagabond – est un formidable vecteur de sociabilité, à travers les nombreuses auberges, tavernes, appartements ou simples courées – ou pátios – où se rassemble la population lisboète autour de quelques vedettes de quartier 230 . L'image d'Alcântara participe à cette construction d'une identité urbaine originale, au même titre que celle de la plupart des quartiers populaires de Lisbonne, avec cependant des niveaux de renommée et d'influence très inégaux. Au début du XXe siècle, Alfama demeure l'archétype du quartier malfamé où abondent les auberges et les tavernes à fado.
Fernando Ribeiro, «Esquisse d'analyse des tentatives de réalisation d'une culture ouvrière", dans Utopie et Socialisme au Portugal au XIXe siècle, op. cit., pp. 415-449.
On suit ici les analyses de : João Fatela, O Sangue e a Rua: elementos para uma antropologia da violência em Portugal (1926-1946), Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1989, 262 p. Cette belle et stimulante étude est issue d'une thèse de doctorat soutenue à Paris VII sous la direction de Michel de Certeau.
Ibid., pp. 54-55. Dans le Trás-os-Montes ce chiffre dépasse les 8 pour 100 000. Il s'agit bien de statistiques à l'échelle du district et non de la commune.
R. Ortigão, «As facadas" dans As Farpas, tome VII, Lisbonne, 1943, pp. 238-239, cité par João Fatela, ibid., p. 76.
J. Fratela, op. cit., pp. 181-182.
Ibid., p. 198.
Le fado a déjà inspiré de nombreuses recherches. L'analyse des textes, les formes d'organisation des «sessions", les lieux, les milieux concernés sont autant d'approches possibles. António Firmino da Costa a notamment élaboré la notion de «contraste social" pour appréhender cette forme de culture populaire liée à un type spécifique de tissu social inégalitaire qu'on retrouve dans de nombreux ports de la Méditerranée. A. F. da Costa, Sociedade de Bairro, op. cit., pp. 119-153. Voir aussi : A. F. da Costa, Maria das Dores Guerreiro, O Trágico e o Contraste : O Fado no Bairro de Alfama, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1984, 278 p. ; Joaquim Pais de Brito (org.), Fado : Vozes e Sombras, Lisbonne, Museu Nacional de Etnologia, 1994, 242 p.