La scène politique et syndicale

Mais l'habitant d'Alcântara type est aussi un ouvrier. Cette condition aurait pu lui assurer une image particulière, en le distinguant du simple peuple. On pense en particulier aux manières, propres à la classe ouvrière, d'investir le champ du politique. Pour bien comprendre l'ambivalence de l'identité politique d'Alcântara, nous devons tenir compte des caractéristiques du mouvement ouvrier portugais.

Il n'existe pas encore de grande synthèse sur ce sujet. Les connaissances que nous possédons sur cet aspect de l'histoire du Portugal contemporain sont issues de quelques coupes chronologiques opérées le plus souvent à l'échelle nationale. Quatre périodes ont notamment retenu l'attention des historiens. Il s'agit des époques de plus grande agitation sociale : la fin du XIXe siècle, les années qui précédent et qui suivent immédiatement l'instauration de la Ie République, les lendemains de la première Guerre mondiale et le début des années 1930 231 . Les incursions à l'échelle locale sont fréquentes mais restent rapides et superficielles, aucune étude globale n'a par ailleurs été menée sur le mouvement ouvrier à Lisbonne. Les choix méthodologiques et les angles d'approche sont souvent identiques. Dans la plupart des cas, les détails factuels, les positions idéologiques, les comportements militants sont reconstitués à travers les seules informations publiées dans la presse « ouvrière" ou« bourgeoise". Le prisme des journaux permet rarement d'aborder les ressorts des implantations locales ou sectorielles des différents mouvements ou organisations 232 .

Cependant, nous possédons une vision claire de la nature globale du mouvement ouvrier portugais et nous connaissons de manière assez détaillée la plupart des épisodes importants. Tous les historiens s'accordent pour noter un certain rejet du politique et une absence de cristallisation autour du processus électoral. C'est à travers les syndicats, les associations professionnelles ou de« classe", qu'émerge la figure de l'ouvrier militant. Le socialisme réformiste de la fin du XIXe siècle ou le parti communiste des années 1920 demeurent des mouvements sans grande force militante et sans enracinement local 233 . Conséquence de cette configuration particulière, l'implantation du mouvement ouvrier ne suit pas une logique territoriale mais plutôt sectorielle, à travers les branches professionnelles. Au Portugal, jusqu'à l'instauration de l'Estado Novo, les« matrices territoriales" de l'identité ouvrière sont les ateliers, les fabriques ou les usines et non les quartiers, les communes ou les régions 234 .

Ceci ne signifie pas qu'Alcântara n'a pas été un lieu de contestation sociale. Si l'influence du mouvement socialiste est négligeable sur le plan électoral, elle est à l'origine de la création d'associations de quartier qui rencontrent un certain succès à la fin du XIXe siècle. Le centre socialiste d'Alcântara se trouve en tête des manifestations du 1er mai dans les années 1890 235 . Quelques années plus tard, les anarchistes tentent de prolonger leur influence dans les syndicats par une implantation locale. Ce mouvement rencontre davantage de succès à Porto qu'à Lisbonne où les centres libertaires ont souvent eu une existence plus éphémère. Selon le sociologue João Freire, le Centre des études sociales Regeneração Humana, créé en 1911 à Alcântara, a cependant été l'un des plus actifs de la capitale au début de la période républicaine 236 .

Mais, en l'absence de mouvement politique de masse, le moment le plus visible de la geste ouvrière est la grève. Étant donné la nature de son économie locale, Alcântara a vu surgir de nombreux conflits sociaux. Jusqu'aux années 1890, Lisbonne est la ville du pays où éclatent le plus grand nombre de grèves. Les usines et les ateliers d'Alcântara ont forcément pris part à ces mouvements. À partir du début du XXe, les nouveaux centres industriels comme Setúbal ou Barreiro commencent à occuper le devant de la scène de la contestation 237 . Il n'existe pas de statistique précise de la localisation des grèves au Portugal durant l'époque que nous étudions. Seul un recensement exhaustif des informations publiées dans la presse permettrait de se faire une idée de la fréquence des conflits sociaux 238 . Pour les années 1903-1912, on peut se référer au Boletim do Trabalho Industrial (B.T.I.) qui publie des listes détaillées des grèves et des« lock-outs", à partir des déclarations faites aux services du ministère du Commerce et l'Industrie ou d'informations récoltées directement par l'administration 239 . Il s'agit forcément de données très partielles. La région de Setúbal est la plus souvent citée dans ce bulletin, peut-être en raison d'une surveillance administrative particulièrement efficace. Au contraire, un seul établissement d'Alcântara est mentionné dans ces tableaux. Il s'agit de la compagnie de transport en commun Carris dont 1 151 des 1 821 employés sont en grève entre le 29 mai et le 21 juin 1912. Selon le B.T.I., l'ensemble des services de la compagnie cessent de fonctionner, y compris les ateliers de maintenance de Santo Amaro 240 . Le mouvement a été déclenché après la mise à pied d'un conducteur qui aurait giflé un réviseur. Les grévistes demandent aussi l'application de la journée de 8 heures dans tous les services de la compagnie, la création de barèmes de rémunération, des augmentations de salaire et 24 jours de congés payés. Le mouvement est très impopulaire. Le 20 mai, place du Rossio, la population lisboète proteste contre la paralysie des transports. Une personne décède au cours des échauffourées.

La compagnie Carris connaîtra de nouvelles flambées de grèves durant la période républicaine. En 1919, les ateliers d'Alcântara sont encore secoués par des conflits retentissants 241 . Mais pendant cette période troublée de l'immédiate après-guerre, les usines de la C.U.F. de Barreiro s'imposent comme le haut lieu des luttes ouvrières. En mai 1918, elles cessent le travail et parviennent à entraîner dans leur sillage un grand nombre d'établissements de la banlieue sud de Lisbonne. En juin, une grève générale est votée par l'União dos Sindicatos de Lisbonne et de Porto en solidarité avec les travailleurs de la C.U.F. de Barreiro 242 . Les usines du groupe installées à Alcântara jouent alors un rôle de second plan.

On retiendra deux derniers indices de l'effacement de l'image d'Alcântara dans les récits des luttes sociales à partir des années 1920. En 1926, le journal anarcho-syndicaliste A Batalha publie un almanach qui contient une chronologie des faits les plus importants de la« révolution" et de la« contre-révolution" entre février 1919 et juin 1925 243 . Alcântara n'est jamais cité, au contraire du Barreiro de la C.U.F. qui apparaît comme la véritable« banlieue rouge" de Lisbonne. Enfin, grâce aux travaux de Fátima Patriarca, l'un des épisodes les mieux connus de l'histoire sociale contemporaine du Portugal est la grève générale de janvier 1934, dernière grande tentative de résistance au nouvel ordre de l'Estado Novo 244 . Là encore, Alcântara ne s'impose pas comme un centre important de la lutte. À Lisbonne, les confrontations entre communistes et forces de l'ordre ont surtout lieu à Xabregas et à Chelas, à l'est de la ville 245 .

Une recherche plus approfondie dans les journaux de l'époque pourrait certainement nuancer nos conclusions, par la multiplication de témoignages qui donneraient une image plus contrastée d'Alcântara. Nous n'avons pas cherché ici à enquêter sur les représentations traditionnellement associées à l'Alcântara ouvrier, nous avons tout au plus voulu mesurer la place de la composante ouvriériste dans l'image de ce quartier. Finalement, durant la période que nous étudions, entre la fin du XIXe siècle et les années 1940, la manifestation la plus visible de l'identité sociale du quartier d'Alcântara a probablement eu lieu lors de la divulgation du projet d'exposition industrielle par la Sociedade Promotora de Educação Popular, en juin et juillet 1914. Mais l'image d'Alcântara est alors davantage celle d'un quartier industriel que d'un quartier ouvrier : le fer de lance d'un projet collectif – l'industrialisation du Portugal – plutôt que le lieu de concentration d'une population singulière. Il faut y voir sans doute la volonté intégrationniste du mouvement républicain. Car cet événement se déroule dans un autre cadre référentiel, celui d'Alcântara comme bastion républicain.

Notes
231.

On se base ici sur les travaux de Manuel Villaverde Cabral, Fernando Catroga, Carlos da Fonseca, João Freire, Fernando Medeiros, Maria Filomena Mónica, César Oliveira, Fátima Patriarca, José Pacheco Pereira, António José Telo. Les références exactes des publications de ces auteurs figurent dans la bibliographie finale.

232.

Une étude semblable à celle de Michel Hasting sur Hulluin n'a pas encore été menée. M. Hastings, Halluin La Rouge 1919-1939. Aspects d'un communisme identitaire, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1991, 438 p.

233.

Pour le mouvement socialiste portugais avant Salazar, on peut se reporter à l'étude de Maria Filomena Mónica, O Movimento socialista em Portugal (1875-1934), Lisbonne, 1985, Imprensa Nacional / Casa da Moeda, 235 p. Il n'existe pas encore de recherche approfondie sur l'histoire du parti communiste portugais. Pour les années 1920 et 1930, deux références, l'une déjà ancienne l'autre plus récente, ouvrent cependant de nombreuses perspectives de réflexions : José Pacheco Pereira, «Contribuição para a história do Partido Comunista Português na primeira República (19121.-1926)", Análise Social, nº67-68, 1981, pp. 695-714 ; et surtout : Fátima Patriarca, Sindicatos contra Salazar : a revolta do 18 de Janeiro de 1934, Lisbonne, ICS; 2000, 556 p.

234.

Y. Lequin, «À propos de l'identité des groupes ouvriers aux XIXe et XXe siècles : statut social ou engagement politique ?" dans Serge Berstein et Pierre Milza (dir.), Axes et méthodes de l'histoire politique, Paris, PUF, 1998, pp. 367-380.

235.

Fernando Catroga, «Os Primórdios do 1º de Maio em Portugal", Revista de História das Ideias, vol. II, 1989, p. 479.

236.

J. Freire, Anarquistas e operários…, op. cit., p. 298.

237.

José Tengarrinha, «As greves em Portugal : uma perspectiva histórica do século XVIII a 1920", Análise Social, nº67-68, 1981, pp. 573-601.

238.

Il s'agit de la méthode mise en œuvre par José Tengarrinha.

239.

«Estatística das coalisões em Portugal, 1903-1912", Boletim do Trabalho Industrial, nº81, 1919.

240.

On reviendra dans un prochain chapitre sur l'organisation de cet établissement.

241.

F. Medeiros, A sociedade e a economia portuguesa…, op. cit., p. 161

242.

Ibid., pp. 177-178.

243.

Almanaque de A Bathalha , Lisbonne, 1926 (nouvelle édition : Lisbonne, Edº Rolim, 1987, 192 p.)

244.

F. Patriarca, Sindicatos contra Salazar…, op. cit.

245.

Ibid., p. 234.