2. Le bastion républicain

a) Un espace politisé

La notion de bastion renvoie au processus de représentation politique des populations. Parler de l'identité politique d'Alcântara, c'est donc aussi évoquer la question des élections. Au Portugal, l'acte électoral ne s'est imposé que très tardivement comme le principal mode de régulation des conflits politiques. Les critères censitaires, à la fin de la Monarchie, puis capacitaires durant la République, ont réduit le droit d'accès au vote. Le suffrage universel masculin n'est formellement instauré que durant la brève période de la República Nova en 1918 246 . Sous la Ie République, à peine 30% de la population masculine adulte participait aux votes. Au-delà des restrictions capacitaires, l'intérêt de la population vis-à-vis des questions électorales est faible : en 1905, un observateur estimait que 40 000 à 50 000 électeurs de la capitale n'étaient pas inscrits sur les listes officielles, soit presque un électeur potentiel sur deux 247 . En 1910, 2 641 personnes sont recensées sur les listes électorales de la paroisse civile d'Alcântara, une proportion de la population masculine adulte comparable à celle de l'ensemble de la ville 248 .

Les résultats électoraux ne sont donc peut-être pas le meilleur indice de la mobilisation politique d'un territoire comme celui d'Alcântara. Pourtant, durant la période agitée de la fin de la Monarchie, le mouvement républicain est en constante progression dans ce secteur de Lisbonne. Lors des élections législatives de 1910, il enregistre à Alcântara un score écrasant : 76% des votants, contre 61% en 1908. Seule la paroisse d'Anjos se montre plus fervente avec 77,1% 249 . L'image d'Alcântara républicain se forge durant cette dizaine d'années qui précède l'instauration de la Ie République. À deux reprises au moins, ce quartier est le théâtre d'événements qui font la une des grands quotidiens lisboètes.

En août 1906, alors qu'il visitait Alcântara, le chef du gouvernement, João Franco, doit battre en retraite sous des jets de pierres. Le gouvernement dénonce un coup fomenté par le Parti républicain. Durant toute la première quinzaine du mois d'août, le journal républicain O Mundo,qui réprouve la manifestation mais clame l'innocence du Parti républicain, porte l'affaire à la une et dénonce les« spéculations" des partisans de João Franco. Ces derniers auraient été exaspérés par les acclamations lancées aux dirigeants républicains par la même foule qui conspuait le chef du gouvernement 250 . L'interpellation, quelques jours plus tard, de militants républicains du quartier, dont le trésorier et le vice-président de la Sociedade Promotora de Educação Popular, fait du« peuple" d'Alcântara la victime de la répression du régime autoritaire :« Alcântara est assiégé par des bouffons et des rumeurs les plus terrifiantes les unes que les autres circulent. On annonce d'autres arrestations" 251 . Un journal plus radical, A Vanguarda, insiste sur la présence aux côtés de João Franco, du patron de la C.U.F., Alfredo Silva, lors des événements : « … le quartier déshérité d'Alcântara où le franquisme a pour représentant Alfredo da Silva qui a systématiquement combattu les groupes démocratiques, en fricotant toujours avec les gouvernements du moment et en obligeant les travailleurs des compagnies où il est influent à voter comme lui. En plus des raisons générales, le franquisme avait cette raison particulière pour être mal vu à Alcântara" 252 . Le peuple d'Alcântara est en train de se libérer d'un double joug, politique et clientéliste :« Depuis de nombreuses années, Alcântara est profondément républicain et s'il ne s'était jamais manifesté ouvertement au moment des actes publics du Parti, c'est parce que ces actes (les élections) se déroulaient, comme ils se déroulent d'ailleurs dans toutes les paroisses, sous des pressions scandaleuses. Alcântara donnait toujours ses voix aux partis monarchistes qui avaient les faveurs des compagnies Carris de Ferro, Aliança et União Fabril, Empresa Industrial, ou de la police. Les électeurs, les uns par devoir professionnel, les autres sous la menace de perdre leur emploi, votaient pour les listes imposées par les maîtres qui dirigeaient la politique du quartier. Les temps ont changé (…). Jour après jour, l'Alcântra avance davantage vers la République" 253 . Alcântara est perçu comme un territoire politique spécifique où se forme une opinion publique originale. Cette naissance est intimement liée à une redéfinition des relations entre employeurs et employés. L'affaire se conclut par l'organisation d'un grand rassemblement républicain dans le quartier. Le 15 août, un terrain vague situé sur les hauteurs de la Rua da Cruz accueille une immense foule. O Mundo consacre sa une à l'événement. Il illustre son article par un dessin, de taille assez exceptionnelle pour ce journal, qui représente la population du quartier amassée devant une tribune :« Toute la paroisse a manifesté ouvertement son républicanisme et il fallait voir l'enthousiasme avec lequel accouraient les milliers et milliers de personnes, hommes et femmes, laissant de côté les divertissements et sacrifiant le repos si nécessaire aux classes laborieuses qui, pour l'essentiel, composent cette population" 254 .

En avril 1908, l'Alcântara républicain est à nouveau évoqué dans les journaux. Le contexte est cependant différent. Le 5 avril des élections générales ont lieu. Le Parti républicain remporte une victoire écrasante à Lisbonne mais reste largement minoritaire dans le pays. La journée est marquée par de nombreux incidents dans plusieurs bureaux de vote de la capitale. Les journaux lisboètes de la semaine suivante consacrent de longs articles à ces événements qui ont fait huit ou neuf morts selon les sources, et plusieurs dizaines de blessés. Le quotidien républicain modéré O Século évoque les« bandes qui parcourent les rues de la Baixa", sans vraiment reconnaître une dimension particulière à l'épisode qui s'est déroulé à Alcântara 255 . O Mundo accorde une place plus large à« l'action de la force publique" qui a pénétré« illégalement" les assemblées électorales des paroisses civiles d'Alcântara, Santos et Santa Engracia 256 . Selon ce quotidien, les émeutes d'Alcântara furent particulièrement violentes. Deux personnes ont été tuées lors d'une échauffourée qui a opposé la police municipale à un groupe d'électeurs. O Mundo et O Século publient une brève biographie des victimes. L'une d'elles est un employé de la C.U.F. On insiste sur son innocence : âgé de 23 ans, il était arrivé à Lisbonne six mois auparavant et se tenait à l'écart de la politique. Alcântara conserve un souvenir spécifique de ces événements qui ont eu une portée nationale. Une rue est baptisée Rua do Cinco de Abril en mémoire des dernières victimes des violences de la Monarchie.

Ces deux digressions événementielles permettent de souligner l'apparition de nouvelles manières de parler d'Alcântara non plus comme un espace économique mais comme une communauté d'habitants et même de citoyens. Le« peuple d'Alcântara" est reconnu et intégré dans un projet politique national. Il serait intéressant de s'engager dans une analyse bien plus fine de ces nouvelles formes de représentation. Le mouvement républicain a sans doute été à l'origine d'une redéfinition de la relation à la ville et peut-être de l'élaboration d'une carte mentale originale. Là encore, il faudrait probablement se placer à l'échelle de la ville de Lisbonne pour percevoir la logique de ces évolutions 257 . Pour rester dans notre cadre étroit, aussi bien spatial que thématique, nous allons nous intéresser à d'autres formes de politisation qui passent non plus par les partis ou par les élections, mais par les associations et les sociabilités.

Notes
246.

Cette période est marquée par la présidence de Sidónio Pais. L'analyse des modes de scrutins électoraux et de la portée des pratiques et des lois qui limitent l'expression d'une opinion publique est un axe important de l'historiographie contemporaine portugaise. Dès 1890, l'instauration du suffrage universel figure parmi les priorités du programme républicain. Pourtant si la première loi électorale républicaine supprime toute référence à la fortune, elle réaffirme le critère capacitaire (savoir lire et écrire ou être chef de famille). En 1913, le nouveau code électoral rédigé par le gouvernement d'Alfonso Costa restreint encore davantage le droit de vote : outre l'exclusion désormais explicite des femmes, la situation de chef de famille ne permet plus l'accès à la citoyenneté active. Deux études importantes sont consacrées à ces questions : Pedro Tavares de Almeida, Eleições e caciquismo no Portugal oitocentista (1868-1890), Lisbonne, DIFEL, 1991, 314 p. ; Fernando Farelo Lopes, Poder político e caciquismo na Iª República portuguesa, Lisbonne, Eº Estampa, 1994, 173 p.

247.

P. Tavares de Almeida, ibid., p. 125.

248.

P. Tavares de Almeida, «Comportamentos eleitorais em Lisboa (1878-1910)", Análise Social, nº85, 1985, pp. 111-132.

249.

D'après P. Tavares de Almeida, «Comportamentos…", op. cit. En 1900, le Parti républicain obtenait 30% des voix à Alcântara. Le mouvement républicain portugais était une force politique essentiellement urbaine. En 1910, son score à Lisbonne dépassait 60% des votants.

250.

O Mundo des 6, 7, 8, 9, 10 août 1906.

251.

O Mundo, 10 août 1906.

252.

A Vanguarda, 7 août 1906.

253.

Ibid.

254.

O Mundo, 16 août 1906.

255.

O Século, 7 avril 1908.

256.

O Mundo, 6 avril 1908.

257.

Il faudrait aussi être en mesure de mobiliser d'autres sources comme les archives policières ou judiciaires.