Les écoles de la Promotora

On passera rapidement sur le contexte général de l'enseignement au Portugal à cette époque. Il est assez désastreux. L'État portugais est particulièrement défaillant en matière d'éducation. En 1899, 82,9% des écoles de Lisbonne sont privées. La République échouera à créer un véritable système scolaire national : à la veille de l'Estado Novo, si l'enseignement secondaire et supérieur sont mieux organisés, le réseau des écoles primaires est toujours aussi chétif 261 . Les conséquences des carences du système éducatif portugais sont doubles : des taux d'analphabétisme importants et qui tardent à régresser, et l'apparition d'un réseau associatif alternatif qui tente de pallier l'impuissance de l'État.

Il est toujours difficile d'apprécier les niveaux d'alphabétisation, chaque enquête établissant ses propres critères. L'éducation est aussi l'affaire d'une vie. Les hommes, plus que les femmes, poursuivent l'apprentissage de la lecture et de l'écriture à l'âge adulte. Si l'on s'en tient aux recensements nationaux qui distinguent les individus qui savent lire et ceux qui sont analphabètes – donc qui ne savent ni lire ni écrire –, le degré d'instruction moyen de la population d'Alcântara est médiocre (tableau 2.1). Mais durant la première moitié du XXe siècle, il s'améliore plus rapidement que dans l'ensemble de la capitale 262 .

Tableau 2.1. : Niveau d'alphabétisation dans la paroisse civile d'Alcântara et à Lisbonne
Tableau 2.1. : Niveau d'alphabétisation dans la paroisse civile d'Alcântara et à Lisbonne

(source : recensements)

La première mission de la Promotora est d'instruire et d'éduquer le« peuple d'Alcântara", une expression qui revient souvent dans les actes des assemblées générales de l'association et dans les numéros de A Educação Popular. Les statuts approuvés en assemblée générale le 12 octobre 1904 indiquent que« les buts de cette société sont l'éducation physique, intellectuelle, morale et civique des classes en général" 263 . Les moyens envisagés sont très variés : constitution d'un cabinet de lecture, création de cours, organisation de conférences sur les sciences et les arts, expositions industrielles, commerciales et artistiques. L'association est ouverte à tous sans aucune condition de résidence – elle n'est pas réservée aux habitants de l'Alcântara – mais il s'agit d'une« société d'individus de sexe masculin" (article 4). Les nouveaux statuts, reformulés en 1921, suppriment cette clause et la Promotora s'ouvre à la mixité (article 2) 264 . Entre-temps, les objectifs de l'association se sont un peu modifiés, ils deviennent plus pragmatiques : il ne s'agit plus d'éduquer mais seulement d'instruire. Ainsi l'article 3 se fait-il plus précis : la Promotora s'engage à« défendre l'instruction et l'éducation populaire à travers des enseignements primaires, des leçons, des conférences, des exposés, des cabinets de lecture, des expositions pédagogiques…". Au passage, l'article 5 énonce clairement quelle est la philosophie politique à laquelle se réfère l'association, une information omise dans les précédents statuts :« La Sociedade Promotora de Educação Popular s'abstient de toute politique partisane. Cependant, elle a été fondée par les républicains d'Alcântara, et ce sont ces principes qu'elle a dès lors cherché à défendre par l'éducation et l'instruction" 265 .

En souhaitant qu'une proportion toujours plus importante d'habitants d'Alcântara puisse au moins accéder aux rudiments de la lecture et de l'écriture, la Promotora répond donc à un besoin 266 . Il existe plusieurs types d'enseignements : des cours en journée ou du soir, des cours d'alphabétisation pour adultes – la Promotora fait partie d'un réseau d'écoles dites itinérantes, les Escolas móveis –, un enseignement primaire pour les enfants, des cours du soir de perfectionnement dans différentes disciplines (portugais, français, histoire, géographie, arithmétique, musique, travaux manuels…). Toutes ces classes sont ouvertes aux membres de l'association ou à leurs enfants. La seule condition d'accès est de payer la cotisation annuelle et une cote supplémentaire pour chaque inscription. En 1909, le tout représente à peu près une journée de salaire d'un ouvrier mal rémunéré de l'industrie textile 267 . Dès 1904, l'école pour enfants est mixte. En revanche, les cours du soir pour adultes sont essentiellement fréquentés par des hommes, les seuls jusqu'en 1921 à pouvoir revendiquer la qualité de sócios (adhérents) de la Promotora. En 1909, sont cependant créés des cours du soir d'alphabétisation pour les ouvrières du quartier. La première année, une quinzaine de femmes sont inscrites. Pour les jeunes filles, il existe aussi des leçons de labeurs (lavores) où sont enseignées la couture, la broderie et d'autres activités manuelles. L'Alcântara républicain façonné par cette Sociedade est donc un univers très sexué. Hommes et femmes ne fréquentent pas les mêmes cours ni les mêmes lieux. Selon notre lecture de la présence de la Promotora à Alcântara, ils ne participent pas de la même manière au projet collectif qui s'élabore peu à peu. En tout état de cause, cet Alcântara républicain est avant tout masculin, du moins à ses débuts.

Durant les premières années, la Promotora publie régulièrement dans les quotidiens ou dans son journal le nom des élèves – enfants, femmes et adultes d'après sa propre classification – qui ont réussi les épreuves sanctionnant la fin d'un cours. Chaque année en octobre, à l'occasion de l'anniversaire de l'association, des prix sont remis aux jeunes élèves les plus méritants. Tous ces petits événements font l'objet d'articles bienveillants dans la presse républicaine 268 . C'est dans le journal A Vanguarda, dont le directeur Magalhães Lima est président d'honneur de l'association, que l'on trouve les articles les plus complets où aucun détail concernant les personnalités présentes et le déroulement de la cérémonie n'est oublié. La Promotora parvient ainsi à donner un certain retentissement à ses efforts pour l'alphabétisation de la population d'Alcântara. Les progrès autant individuels que collectifs, car tous les lauréats sont là aussi en tant qu'habitants d'Alcântara, sont mis en scène à travers ces cérémonies.

Les documents conservés dans les archives de la Promotora ne permettent pas de connaître précisément les effectifs des différentes classes. On sait qu'entre 1923 et 1946, 1 790 élèves – enfants ou adolescents – ont été inscrits pour une ou plusieurs années aux cours en journée. Durant cette même période, 1700 individus plus âgés ont fréquenté les cours du soir. Les registres que nous avons consultés sont peu bavards. Adresses et professions des parents ni figurent pas systématiquement. Quand il s'agit d'adultes, on ne connaît guère que le nom et plus rarement la profession. Le fichier des adhérents donne une idée plus juste de l'implantation de la Promotora dans cette zone de la ville. Entre 1904 et 1942, 2 718 individus ont été membres de l'association durant des périodes souvent assez courtes. Les dirigeants de l'association se plaignent du renouvellement continuel des effectifs, la principale motivation des adhésions étant l'accès à l'école et aux différents cours de formation 269 . L'association n'a jamais rassemblé plus de quelques centaines de personnes en même temps. Lors de l'assemblée générale de 1909, 294 adhérents sont recensés. Durant l'année écoulée, il y a eu 186 entrées et 220 sorties. En 1926, une coupure de presse conservée dans les archives fait état de 900 adhérents 270 . Entre la création de l'association et les années 1940, il y a donc eu beaucoup plus d'élèves que d'adhérents. Cette différence entre les effectifs indique que la fréquentation de la Promotora est souvent une affaire familiale : les pères, et parfois les mères, assistent au cours du soir quand les enfants vont à l'école en journée.

L'évocation des cours de la Promotora dans une étude sur Alcântara se justifie d'autant plus s'il existe un lien incontestable et quasi exclusif entre les habitants du quartier et cette école. Le contenu des fichiers des élèves ou des adhérents ne permet pas de donner une réponse globale et immédiate à cette question. Un document s'est avéré cependant assez instructif. Il s'agit d'une liste de 106 hommes adultes qui ont fréquenté les cours du soir d'alphabétisation et de perfectionnement pour des niveaux plus avancés, en 1913 et 1914. Pour chaque élève inscrit, on connaît le nom, l'âge, l'adresse exacte, la commune de naissance et le niveau de langue. Une profession est aussi mentionnée, mais tous ces hommes sans exception sont enregistrés comme ouvriers (operários). On n'a pas attaché une trop grande importance à cette information stéréotypée qui ne reflète pas la réelle diversité des statuts professionnels à cette époque à Alcântara, comme on le verra plus en avant. Ces élèves sont de jeunes adultes. La plupart ont moins de 30 ans, seulement 17 sont plus âgés. Cependant, si nous citons ce document, c'est surtout parce qu'il nous a permis d'estimer la zone de la ville où l'association recrute ses élèves et donc ses adhérents (tableau 2.2.).

Tableau 2.2. : Paroisse civile de résidence des élèves des cours du soir de la Promotora (1913-1914)
Paroisse ef. %
Alcântara 80 75,5
Ajuda 16 15,1
Belém 1 0,9
Mártires 1 0,9
Stº Estevão 1 0,9
inconnu 7 6,6
total 106 100

(source : ASPEP)

La Promotora s'est développée dans une étroite relation avec le territoire d'Alcântara. Certes, son influence s'étend aussi à l'ouest lisboète (les paroisses d'Ajuda et de Belém). Mais, elle n'atteint qu'exceptionnellement d'autres espaces de la ville comme les quartiers du Chiado (paroisse de Mártires) ou d'Alfama (paroisse de Santo Estevão). On peut être encore plus précis et dépasser le cadre de ces limites administratives. Parmi les 80 élèves des cours du soir des années 1913/1914 qui habitent la paroisse civile d'Alcântara, 67 résident sur le versant ouest du vallon, c'est-à-dire dans le cœur du quartier entre Santo Amaro, la place du Calvário et le haut de la Rua da Cruz. Dans la zone bien circonscrite que forment la Rua da Cruz, la Rua Fabrica da Pólvora, la Travessa do Sebeiro, la Rua do Alvito, la Rua S. Jeronimo (actuelle Rua Feliciano de Sousa) et la Travessa do Gibraltar, au nord du quartier, résident 34 d'entre eux, soit près du tiers de l'effectif total des élèves.

Il aurait été intéressant de posséder un autre point de vue sur la fréquentation des écoles de la Promotora quelques décennies plus tard. Les sources que nous avons consultées ne le permettent pas. On note cependant qu'il n'y a pas eu de croissance exponentielle des effectifs des adhérents et des élèves. La Promotora n'atteindra jamais la dimension d'une autre association scolaire plus ancienne, A Voz do Operário, installée dans le quartier de Graça, qui compte près de 70 000 adhérents dans les années 1930. On retiendra donc que, durant la première moitié du XXe siècle, la Promotora est sans aucun doute un lieu où se créent des liens entre des individus qui ont en commun, outre de fréquenter une même association, d'habiter un même espace. Ces liens se nouent lors des activités scolaires mais aussi au moment des fêtes et des moments de loisirs qui tiennent une place de plus en plus importante dans la vie de l'association durant la période que nous étudions.

Notes
261.

Rui Ramos, «Culturas da alfabetização e culturas do analfabetismo em Portugal : uma introdução à História da alfabetização em Portugal contemporâneo", Análise Social, nº103-104, 1988, pp. 1067-1145.

262.

Rui Ramos a ainsi suivi le niveau d'alphabétisation (personnes qui savent lire) de la génération née entre 1886 et 1895 à Lisbonne (%):

classe d'âge 7-14 ans

(censo 1900)classe d'âge 15-24 ans

(censo 1911)classe d'âge 25-34 ans

(censo 1920)différence

1920/1900hommes60,275,577,3+17,1%femmes56,963,160,7+3,8%R. Ramos, «Culturas da alfabetização…", op. cit., tableau nº19.

263.

Estatutos da Sociedade Promotora de Educação Popular, 12 octobre 1904, ASPEP.

264.

Estatutos da Sociedade Promotora de Educação Popular , 10 novembre 1921, ASPEP.

265.

Ibid.

266.

L'une des grandes références des dirigeants de la Promotora est le pédagogue espagnol Francisco Ferrer. L'exécution de ce militant anarchiste en 1909 provoque une vive émotion. Le numéro de novembre 1909 du journal A Educação Popular titre sur «l'assassinat de Ferrer": «Francisco Ferrer, l'illustre pédagogue, l'évangélisateur d'un nouvel ordre des choses fondé sur l'Instruction, est tombé sous les balles de l'Ordre, l'Ordre réactionnaire…" A Educação Popular, nº9, novembre 1909.

267.

A Educação Popular, nº9, novembre 1909.

268.

Voir en particulier les numéros de : A Vanguarda et O Mundo du 21 octobre 1907, O Século et O Diário de Noticias, du 2 octobre 1912.

269.

Actes de l'assemblée générale – ASPEP.

270.

ASPEP.