Fêtes et distractions

Le mouvement républicain portugais a su manier les symboles unificateurs, arborés à l'occasion de toutes sortes de fêtes ou de cérémonies. Les adhérents les plus actifs de la Promotora participent aux nombreuses commémorations qui émaillent régulièrement la vie du quartier. En fonction du type d'événement – procession ou simple conférence – et du retentissement recherché, le grand salon du palais de la place du Calvário ou les rues d'Alcântara servent de théâtre à ces solennités. Les républicains portugais s'inspirent de leurs congénères français en cultivant la mémoire des grands hommes et des dates importantes de la longue marche de la nation portugaise vers la République 271 .

Le centenaire de la révolution libérale de 1820 est ainsi marqué par une« session solennelle" au siège de l'association. Chaque année, l'anniversaire du 5 octobre 1910 est dignement célébré. À partir de 1910, la Promotora est toujours représentée lors des hommages solennels aux personnalités qui ont œuvré pour l'instauration puis pour la défense de la République : les funérailles d'hommes politiques comme Manuel de Arriaga, ancien président de la République décédé en 1917, de journalistes comme Gregorio Fernandes, secrétaire de la rédaction du quotidien A Manhã décédé en 1915, les hommages à Magalhães Lima dans la grande salle lisboète du Coliseu dos Recreios en 1919, ou au premier président de la République, Teófilo Braga, lors de son jubilé professoral en 1922. Mais à l'échelle d'un quartier, les événements et les personnalités de dimension locale font l'objet d'une attention comparable. Nous avons déjà évoqué les fêtes organisées lors de l'anniversaire de la fondation de l'association. Cette journée est à chaque fois l'occasion de rappeler les valeurs de la Promotota. Au cours d'un cérémonial convenu, les élèves méritants défilent devant une assemblée souvent compacte, avec toujours le drapeau national en arrière plan. Toute la symbolique républicaine fait l'objet d'un culte très formalisé. En 1920, le fait de rester assis au moment où est joué l'hymne national dans une soirée vaut à un adhérent d'être exclu de l'association, après délibération de l'assemblée générale 272 .

Les modes de réception de ce corpus idéologique et symbolique au sein de la population d'Alcântara ont probablement été très disparates. La politisation des petites communautés locales est un processus complexe où se mêlent différents niveaux d'interactions ou de réinterprétation des valeurs et des références. Michel Hastings a ainsi parfaitement décrit l'ambivalence d'un communisme identitaire qui parvient à trouver son équilibre entre archaïsme et modernité, dans un jeu de reconquête des traditions locales, notamment à travers les pratiques festives 273 . À l'échelle d'un quartier, même aussi important que celui d'Alcântara, il est difficile de retrouver les traces d'un tel processus. Les traditions locales ont été trop fugaces pour être repérées à travers une geste politique inscrite dans un projet national. Ceci ne veut pas dire que le républicanisme d'Alcântara n'a pas pris une couleur locale, comme on aura l'occasion de l'évoquer par la suite.

Dans le cadre du fonctionnement de la Promotora, l'irruption du local passe par un autre type de transformation. Assez rapidement, une part importante de l'activité de l'association se détache du projet initial et, accessoirement, ne vise plus à la diffusion d'une culture politique spécifique. Les sources écrites – coupures de presse, comptes rendus des assemblées générales – sont alors moins commodes pour suivre ce nouvel aspect de la vie de l'association au quotidien. Car c'est bien au jour le jour qu'une convivialité originale se met en place lors des bals et des soirées musicales, des fêtes du nouvel an et du carnaval, des rencontres de l'équipe de football, des représentations de la troupe de théâtre amateur et des premières projections de l'animatógrafo.

Ces initiatives se multiplient à partir des années 1912-1913. Le changement de siège de l'association est probablement à l'origine de cette évolution. Les locaux de la place du Calvário sont plus spacieux. Ils offrent davantage de possibilités et surtout ils peuvent être rentabilisés. Car, au moins au début, la justification de ces activités est financière : il s'agit de recueillir des fonds pour les écoles et d'aider les familles les plus défavorisées par des achats de livres ou la création d'une cantine scolaire. Dans le même but, les salles de la Promotora sont souvent louées à d'autres groupes ou associations. Quand la cause le justifie, la Promotora cède parfois ses locaux à titre gracieux. Ainsi cette fête de la Casa do Povo d'Alcântara, en juillet 1913, où sont distribués des habits à« soixante enfants pauvres". L'orchestre de la Promotora anime la soirée.

Les archives de la Promotora conservent une quantité impressionnante de programmes et de petites affiches qui annoncent des représentations théâtrales. Les spectacles ont lieu en général le samedi soir ou le dimanche. Ils sont toujours suivis d'un bal ou d'une kermesse. Les fêtes privées de l'association sont réservées aux adhérents qui ont leur cotisation à jour, et à leur famille. Des commissions (comissão de sócios) se chargent de l'organisation, manifestement avec une assez grande autonomie par rapport à la direction. Les comptes rendus des assemblées générales évoquent rarement ces distractions qui occupent pourtant une place croissante dans la presse.

La pratique du théâtre amateur va faire la renommée de la Promotora. Il est vrai que cette activité rencontre un succès important dans le Lisbonne populaire de la première moitié du XXe siècle. Le roman d'Armando Ferreira, O galã d'Alcântara, évoque d'ailleurs la compagnie de théâtre amateur d'une grande association d'Alcântara, visiblement inspirée de la Promotora. Les spectacles de la Promotora sont composés de petites comédies, de récitals de poésie ou de sessions de fado. Chaque genre théâtral est représenté au cours d'une même soirée. Ainsi, pour l'après-midi du 1er janvier 1922, le programme annonce quatre parties de vingt-deux séquences en tout, avec tour à tour : poésies, monologues, chansonnettes, déclamations et fados. L'orchestre de la Promotora ouvre la soirée, un bal est annoncé en clôture 274 . La thématique des pièces pourrait sans doute faire l'objet d'une étude plus approfondie. Les affiches ne mentionnent qu'un vague titre, souvent sans nom d'auteur. La bibliothèque de la Promotora conserve cependant quelques publications ou reproductions de textes manuscrits. Les comédies brésiliennes, françaises (des vaudevilles), anglaises, et même américaines composent l'essentiel du répertoire. Les textes portugais, souvent plus dramatiques, sont rassemblés dans des petites éditions destinées au« théâtre pour amateur" 275 . Ici ou là on trouve la trace de projets plus ambitieux. En juillet 1921, le groupe dramatique de la Sociedade Promotora monte un spectacle intitulé« La prise de la Bastille", une pièce en cinq actes, écrite par un auteur portugais, Salvador Marques.

À partir des années 1920, les séances du cinéma Promotora vont rencontrer un succès grandissant qui va largement dépasser les limites d'Alcântara. Les premières séances ont lieu en février 1915. Elles sont ouvertes à tous les publics. Les membres de la Promotora ont cependant droit à une réduction sur les billets d'entrée certains jours de la semaine. Les premières affiches précisent que« l'intégralité de la recette de l'animatógrafo est reversée au profit de l'association scolaire". Là encore, cette nouvelle initiative est encouragée pour des raisons financières. Mais les dirigeants de l'association se montrent préoccupés par le succès de ces soirées. La question est débattue en assemblée générale. Le contenu des films ne semble pas poser de problème, ce point n'est jamais évoqué. En revanche, les« mauvaises fréquentations" des séances de cinéma par des individus étrangers à l'association inquiètent 276 . Les projections sont en effet souvent assez mouvementées. Cependant, en 1930, lors de la réouverture du cinéma après une période d'interruption des séances, le ton a changé. Le journal A Educação Popular célèbre l'attachement de la Promotora à« [son] cinéma" 277 . Quelques mois plus tard, quand vient le temps des tensions avec l'Estado Novo, les dirigeants de la Promotora définissent deux priorités : augmenter le nombre d'adhérents et développer l'activité du cinéma très lucrative. Le cinéma peut contribuer à garantir une certaine indépendance financière face au nouveau régime 278 .

Fêtes, football, théâtres amateurs, cinéma, bals, buvettes et concerts, la Promotara accueille toute une série d'activités qui exaltent le plaisir d'être ensemble. L'effacement du cadre idéologique initial correspond à un changement dans le fonctionnement de l'association elle-même. Ce n'est plus la direction toute puissante qui contrôle les évolutions. Des initiatives individuelles ou de petits groupes d'adhérents rencontrent des succès inattendus. Les objectifs politiques au sens large et purement éducatifs ne sont jamais abandonnés. Mais on assiste en quelque sorte à un détournement des fonctions et des lieux. Cette mutation de la réalité quotidienne de l'association et l'abandon ponctuel des références idéologiques explicites ne signifient pas un appauvrissement ou une perte de sens. Pour rendre hommage à cette aventure humaine, il faudrait enquêter de manière bien plus approfondie autour de l'invention au quotidien de nouvelles pratiques et d'ordres symboliques originaux.

Michel Verret décrit parfaitement la nature de l'associativisme ouvrier, comme il a dû exister au sein de la Promotora :« Le style ouvrier, ce n'est rien d'autre, dans l'association, que le style même de la culture ouvrière. Échelles contrôlables de la camaraderie : petites « sociétés", pour « petits verres", « petites parties", « petits gueuletons". Formalisations légères : fonctionnement « à la bonne volonté". Hiérarchies minimales : peu de chefs. Ou alors tant, que plus personne ne peu commander à personne : deux présidents, sept vice-présidents et le dernier, président d'honneur. « Société d'affiliation" plus que « d'accomplissement" et « d'expression" plus que de « pression", où l'on vient plus pour « se voir" que pour « se faire voir" et moins pour l'ascèse d'apprentissages ou d'exercices complexes que pour le simple plaisir d'être ensemble" 279 .

On a introduit l'expression d'associativisme ouvrier. C'est une manière d'établir le lien entre cette association et le quartier d'Alcântara. Ce lien a déjà été signalé, on a notamment estimé que la Promotora recrutait ses adhérents dans un espace assez restreint qui n'allait guère au-delà de la paroisse civile. Mais ce simple constat ne suffit pas à décrire les interactions entre la Promotora et son milieu.

Notes
271.

F. Catroga, O Republicanismo em Portugal…, op. cit., pp. 430-440.

272.

Compte rendu de l'assemblée générale - 29-06-1920, ASPEP.

273.

M. Hastings, Halluin la Rouge…, op. cit., pp. 377-415.

274.

ASPEP.

275.

Nous ne savons pas si ces textes ont été effectivement représentés et, si c'est le cas, à quelle époque. Il est possible que certaines pièces datent d'une période postérieure.

276.

Compte rendu de l'assemblée générale - 25-02-1921, ASPEP.

277.

A Educação Popular, nº51, décembre 1930.

278.

A Educação Popular, nº53, octobre 1933. La Promotora va entrer en conflit avec le gouvernement de l'Estado Novo qui souhaite imposer de nouveaux statuts.

279.

M. Verret, La culture ouvrière, op. cit., p. 192.