Une association et son quartier

Le lien entre la Promotora et le quartier d'Alcântara n'est pas une donnée acquise. La présence géographique et même physique – le siège imposant donne sur la place principale du quartier – ne suffit pas a priori à assurer à l'association une relation incontestable avec son environnement immédiat. On remarquera que ni le nom de la Sociedade Promotora de Educação Popular, ni les objectifs définis dans les statuts ne font référence explicitement au quartier ou à la paroisse civile. Le projet de la Promatora procède d'une vision nationale, voire universaliste, qui s'accommode mal des spécificités locales, ou du moins qui n'a pas vocation à les prendre en compte. Le lien de la Promotora avec Alcântara naît donc d'une pratique. En témoigne un curieux glissement lexical entre la première et la deuxième version des statuts. En 1904, l'article 1er est rédigé comme suit :« Est fondée une association (sociedade), avec pour siège Lisbonne, nommée Sociedade Promotora de Educação Popular". En 1921, la nouvelle formulation énonce que :« La Sociedade Promotora de Educação Popular, fondée le 30 septembre 1904 et qui continue à avoir pour siège Alcântara, est désormais régie par les statuts suivants." En moins de 20 ans, la Promotora a changé de référence spatiale : elle n'est plus de Lisbonne mais d'Alcântara. Le maintien de l'action de la Promotora à une petite échelle, celle d'un espace urbain assez vaste mais jamais celle de la ville, a sans doute contribué à intensifier le lien, au moins sur le plan symbolique, entre cette association et son quartier. Mais des formes spécifiques d'interaction se sont aussi mises en place. Dans ce parcours à grande enjambée à travers l'histoire de la Promotora, on en a repéré au moins trois types.

Le premier concerne les relations avec les différents échelons administratifs et politiques de la ville. Le partenaire de la Promotora le plus présent n'est pas la Mairie mais l'assemblée paroissiale d'Alcântara (A Junta de Freguesia) 280 . Les deux institutions se retrouvent souvent côte à côte dans les événements qui ponctuent la vie du quartier. Ainsi, par exemple, en janvier 1911, la Junta organise une manifestation contre un projet de construction d'une caserne de la Guarda Republicana dans le parc des Necessidades, un des rares espaces de loisirs d'Alcântara. À cette occasion elle reçoit l'appui de la Promotora qui appelle à protester dans la rue avec tous les habitants du quartier 281 . Parallèlement, la Junta collabore à la vie de l'association par des distributions de livres pour les écoles ou de vêtements pour les enfants. Mais l'action commune la plus marquante durant la période est probablement la création de la Cantine scolaire d'Alcântara. Cette association est fondée en juillet 1909. Il s'agit de la deuxième du genre à Lisbonne après celle de São Miguel à Alfama. Peu après, une autre cantine scolaire est ouverte dans la paroisse civile de Santa Cantarina. La création de la Cantine scolaire d'Alcântara naît d'une initiative de la Junta de Freguesia, mais la Promotora y prend aussi une part importante. Cinq des sept membres du premier conseil d'administration de la Cantine scolaire siègent à la fois à la direction de la Promotora et à celle de la Junta 282 . Le but de l'association est de fournir aux enfants qui fréquentent les écoles de la paroisse des repas à bas prix, mais aussi des vêtements et des livres ainsi qu'une assistance médicale gratuite. La Cantine est financée à partir de cotisations de« souscripteurs" et de dons d'établissements commerciaux et industriels du quartier 283 . Le journal O Século soutient aussi financièrement le projet. La création de la Cantine scolaire d'Alcântara est le thème principal de deux numéros de A Educação Popular. La Promotora y voit« un grand pas dans la diffusion de l'enseignement" 284 . L'inauguration officielle du siège de la nouvelle association a lieu le 26 juillet 1909 en présence de députés de la circonscription de Lisbonne, de représentants du gouvernement et de la Mairie. Les discours officiels soulignent le dévouement des associations locales (les collectividades) et notamment de la Sociedade Promotora de Educação Popular, seule association citée nommément dans la presse 285 . La Promotora apparaît alors comme une institution incontournable dans la vie de la paroisse civile et un partenaire essentiel de la Junta. Inversement, pour les dirigeants de la Promotora, le quartier d'Alcântara c'est la paroisse civile et la Junta qui la représente.

Le deuxième type d'interaction touche à ce qu'on pourrait appeler l'apparition d'une notabilité de quartier. À l'origine de la création de la Promotora se trouve un groupe de commerçants et de petits patrons de l'industrie. Les professions des dix-huit membres fondateurs dénotent une grande homogénéité sociale : un propriétaire, cinq commerçants, sept industriels, un professeur, quatre employés de commerce. En avril 1905, une assemblée générale élit une première direction : le président, António Joaquim de Oliveira, est employé de commerce ; le vice-président, Pedro José Teixeira, est professeur ; le trésorier, Eduardo José da Silva, est industriel ; le bureau est encore composé de deux secrétaires – un employé de commerce et un individu qui ne déclare aucune profession –, de deux membres sans attribution – un barbier et un commerçant – et de deux« contrôleurs des finances" (conselhos fiscais) – un employé de commerce et un commerçant. Tous ces individus habitent Alcântara. Beaucoup occupent d'autres fonctions dans les associations de quartier. On a déjà mentionné la présence de certains d'entre eux à la direction de la Cantine scolaire, ces mêmes personnes siégeant aussi à la Junta.

Le parcours d'António Joaquim de Oliveira illustre assez bien le profil de cette« notabilité de quartier" qui, dans le cas d'Alcântara, implique très souvent l'exercice de responsabilités à la Promotora. António Joaquim de Oliveira a construit toute sa carrière professionnelle et d'homme public autour du quartier d'Alcântara. Sa disparition accidentelle en mars 1923 soulève une grande émotion. Les nombreuses nécrologies publiées dans la presse permettent de retracer un parcours entièrement dévoué à la cause républicaine 286 . Le futur directeur de la Promotora est né en 1863 à Alcântara. Les éloges funèbres prononcés ou publiés la semaine de ses funérailles insistent toujours sur ses racines alcantarenses. Il est issu d'une famille de commerçants et se marie avec une fille de commerçant du quartier. Sa famille proche forme un milieu socioprofessionnel qui présente d'étranges similitudes avec la composition de la première direction de la Promotora : les beaux-frères cités dans la presse en 1923 sont commerçants, industriels ou professeurs. António Joaquim de Oliveira a acquis sa notoriété à travers sa participation active à la vie associative du quartier. Il a en effet fondé et dirigé un nombre impressionnant de collectivités ou de clubs d'Alcântara : Club Razão e Justiça, Sociedade de Socorros Mutuos São Pedro em Alcântara, Sociedade Promotora de Educação Popular, Centro Dr. Bernardino Machado, Escola Asilo, Albergue dos Invalidos do Trabalho 287 . Selon le Diário de Notícias, à sa mort il était membre de la direction de« toutes les collectivités républicaines et scolaires d' [Alcântara]" 288 . Son œuvre principale reste cependant la création de la Promotora et c'est elle qui lui a valu d'entamer une autre carrière plus politique. Celle-ci demeurera modeste et encore une fois essentiellement locale. Il fut un membre influent de la Junta de Freguesia, où il élabora un projet d'avenue entre Alcântara et Benfica. Sa notoriété dépassa néanmoins les frontières du quartier. En 1923, il avait intégré un organe administratif du district de Lisbonne, A Junta Geral do Distrito.

Le décès d'António Joaquim de Oliveira est l'occasion de célébrer l'identité républicaine d'Alcântara. De nombreuses personnalités municipales mais aussi nationales assistent aux funérailles. Toutes les associations d'Alcântara sont présentes. Les commerces du quartier ont baissé leurs rideaux. Le cortège funèbre honore les lieux qui symbolisent l'œuvre du défunt : il part du siège de la Promotora et fait une pose de quelques minutes devant le Centro Democrático. Le personnage d'António Joaquim de Oliveira fait le lien entre l'universalisme républicain et le particularisme de la communauté de quartier. Cette République qui avait tant de mal à s'imposer au pays tout entier, parvenait à exister à travers quelques sanctuaires comme la paroisse civile d'Alcântara. On trouve cette idée en filigrane dans la plupart des éloges funèbres. Un exemple parmi d'autres, publié dans le journal O Rebate :« Encerrado na sua Alcântara, ali expandia a alma, procurando tornar a freguesia numa pequena República de perfeições inexcedíveis" 289 .

Le troisième type d'interaction entre la Promotora et son quartier touche à la valorisation de la tradition industrielle d'Alcântara. Celle-ci passe par au moins deux sortes d'habitudes. Premièrement, elle se manifeste à travers le soutien accordé par certains patrons d'Alcântara à l'action de la Promotora et, inversement, avec l'intégration de ces dirigeants industriels dans la notabilité républicaine du quartier. Il existe ici une distinction claire entre les« bons" et les« mauvais" patrons. Seuls les patrons progressistes sont estimés. Ainsi les dirigeants de la C.U.F. sont-ils ignorés par la Promotora. Leurs noms ne sont jamais mentionnés dans les archives de l'association : parmi les centaines de coupures de presses recueillies, très rares sont celles qui évoquent l'action de la direction de la C.U.F. Au contraire, en 1910, la Promotora s'associe à un hommage des employés de la Companhia de Fiação e Tecidos Lisbonense à leurs patrons. Alfredo de Brito, Custodio Bizarro et Horace Syder, qui dirigent la compagnie depuis 1909, ont droit à la une de A Educação Popular. Le journal évoque le« tact" de cette nouvelle direction 290 . Les liens entre une partie du patronat d'Alcântara et la Promotora se traduisent aussi par des gestes de mécénats : des dons financiers, l'achat de livres ou de vêtements. Des établissements industriels ou commerciaux du quartier offrent des séances de cinématographe aux élèves de la Promotora.

Mais il existe un second mode de valorisation de la tradition industrielle d'Alcântara. Celui-ci ne passe plus par des relations qu'on pourrait qualifier d'institutionnelles et de formelles entre des dirigeants, mais plutôt par une vision patrimoniale de cette tradition. Il s'agit de mettre en valeur des techniques et des savoir-faire. En octobre 1907 est ainsi organisée une visite d'étude à la fabrique Ramos. La direction de la Promotora et des adhérents ont droit à une visite complète des différents ateliers de cette entreprise spécialisée dans la production de chaussures. La journée est relatée dans plusieurs entrefilets de presse. A Vanguarda consacre à l'événement un article plus consistant où sont décrites toutes les qualités techniques d'une entreprise modèle.

Cependant, la tentative la plus ambitieuse de divulgation de la tradition industrielle d'Alcântara est le projet d'exposition en septembre 1914. Ce projet n'aboutira pas, probablement en raison de la guerre. Au dernier moment tout est annulé pour des raisons« évidentes", selon les propos du président en assemblée générale. Mais entre juin et août 1914, la Promotora a eu le temps de présenter son initiative dans la presse et d'obtenir le soutien de nombreuses entreprises du quartier. En juin 1914, A Vanguarda publie une interview d'António Joaquim de Oliveira. Le directeur de l'association confesse qu'il s'agit d'un projet ancien dont l'idée remonte quasiment à la création de l'institution. La Promotora souhaite montrer la diversité de la production locale :« Alcântra est un quartier actif et les industries locales ont connu un développement, ignoré de beaucoup. Il est important de le dire. Il est important que Lisbonne et le pays tout entier sachent qu'il existe un quartier qui, parallèlement à d'autres centres d'activité comme Covilhã, Guimarães ou Porto, contribue à l'ensemble des secteurs de notre industrie" 291 . En ce début du XXe siècle, Alcântara est encore un endroit singulier au Portugal. Ils ne sont pas si nombreux les lieux qui peuvent être associés à l'industrialisation, la liste est brève.

Une commission organisatrice est constituée au sein de la Promotora. Les réunions préparatoires sont l'occasion de rassembler les« citoyens résidents du quartier" qui partagent le même désir de divulguer le rôle d'Alcântara dans le« développement progressif du travail national" 292 . L'exposition est exclusivement réservée à la production de l'industrie locale, c'est-à-dire celle de la freguesia. La Promotora demande le concours de tous les établissements industriels du quartier. Ceux-ci se montrent assez enthousiastes. Dans les semaines qui suivent l'annonce du projet, A Vanguarda, O Mundo, A República, ou A Capital publient à plusieurs reprises de longues listes d'établissements industriels mais aussi commerciaux qui s'associent à l'initiative. Peu à peu les conditions pratiques de l'exposition se précisent. La Promotora diffuse une première affiche du programme. À peu près toutes les branches de production sont représentées : du textile à l'agroalimentaire, de la métallurgie à l'industrie du bois, de la petite chimie à l'industrie de la faïence ou de la typographie. Pour le journal O Século, seul le quartier d'Alcântara est capable de réunir une telle diversité de production 293 . Mais la classification des exposants témoigne aussi de l'image d'Alcântara en cet été 1914. La commission organisatrice a prévu de regrouper les exposants en vingt classes qui correspondent à autant de groupes de biens de consommation courante. L'accent est donc davantage mis sur les produits finis que sur les techniques : les vis plus que les techniques de filetage, les différentes qualités d'huile d'olive plus que les méthodes de raffinage… Alcântara est présenté comme un espace de petites productions artisanales et non comme un centre industriel moderne à proprement parler. Cette distinction n'a cependant pas lieu d'être pour les contemporains. Sans la déclaration de guerre, l'initiative de la Promotora aurait pu se transformer en une belle tentative d'harmonisation de l'image d'un territoire qui serait alors apparu comme entièrement structuré autour d'un projet économique partagé par la quasi-totalité de ses habitants.

Notes
280.

Dans les pages de A Educação Popular ou dans les propos tenus en assemblée générale, la municipalité de Lisbonne est rarement évoquée. En 1921, au cours d'une assemblée générale, une proposition qui vise à donner à la Mairie de Lisbonne le titre de «membre honoraire" (sócio honorário) soulève des réticences. Pour un membre de la direction, en accordant une subvention de 20 escudos par mois, la Mairie ne fait que son devoir. La proposition est cependant acceptée, à la majorité des voix.

281.

Différentes coupures de presse – fin janvier 1911 - ASPEP

282.

Estatutos da Cantine Escolar d'Alcântara – ASPEP.

283.

Les archives de la Junta nous apprendraient sans doute qui sont ces «souscripteurs". Malheureusement, nous n'avons pas pu y avoir accès.

284.

A Educação Popular, nº5, 1er août 1909.

285.

Voir notamment O Mundo, O Século, A Vanguarda, de la semaine du 26 juillet 1909.

286.

Voir notamment, O Rebate, O Século, O Diário de Noticiais, A Voz do Operario, O Mundo, de la semaine du 15 mars 1923.

287.

O Rebate, 15 mars 1923.

288.

Diário de Notícias, 12 mars 1923.

289.

Traduction libre : «Replié sur son Alcântara, il y répandait son âme, cherchant à transformer la paroisse en une petite République à la perfection indépassable".

290.

A Educação Popular, nº10, janvier 1910.

291.

Interview de A. J. de Oliveira, A Vanguarda, 5 juin 1914.

292.

O Reclamo, septembre 1914.

293.

O Século, 26 mai 1914.