3. Le quartier populaire

a) Une autre image de la ville

Le sens de l'évolution de l'image d'Alcântara, du faubourg ouvrier au quartier populaire – ou quartier-village – n'est pas original. Ce glissement progressif vers des représentations plus pacifiées a pu être observé à propos de nombreux quartiers européens. L'image de la Croix-Rousse à Lyon a connu le même type de mutation 294 . Si les espaces ouvriers traditionnels font moins peur, c'est d'abord parce qu'ils connaissent des changements graduels dans leur fonction économique et dans leur structure démographique : ils sont moins exclusivement ouvriers, leurs populations se stabilisent et d'autres espaces urbains encore plus périphériques, comme ceux que l'on nommera plus tard la banlieue, vont à leur tour être stigmatisés. L'essentiel du processus est comparable. Mais il existe des différences, notamment des décalages chronologiques : si la Croix-Rousse connaît un retournement de son image dès les années 1860-1870, le regard porté sur Alcântara et sur les autres quartiers ouvriers de Lisbonne ne change pas avant les années 1920-1930.

La spécificité du contexte lisboète doit aussi être prise en compte. Au Portugal, le terme de« quartier populaire"o bairro popular – a une signification précise et renvoie, pour une part, à des usages parfaitement formalisés. Il est à l'origine d'un sentiment, o bairrismo, qui désigne l'attachement fervent à son quartier 295 . Le« quartier populaire" lisboète est un objet construit. Il a une histoire. Il est lié à des pratiques festives qui vont modifier en profondeur, à partir des années 1930-1940, l'urbanité portugaise. Il nous a semblé impossible de faire l'impasse sur cet aspect de l'histoire de Lisbonne. Toutefois, ces questions sont déjà abondamment traitées dans deux études de quartiers 296 . On se contentera donc ici de reprendre les conclusions des travaux de Graça Índias Cordeiro et d'António Firmino da Costa 297 .

Depuis 1932, sous leur forme actuelle, les Marches populaires mettent en compétition les quartiers les plus typiques de la capitale portugaise. Selon des règles bien précises, mais toujours changeantes d'une année sur l'autre, des associations – les collectivités – se portent volontaires pour représenter leur quartier. Un thème souvent très convenu, rappelant vaguement l'identité du quartier, est décliné dans des costumes, des arcs décorés à foison, un chant et une chorégraphie. Le moment le plus important de la confrontation a lieu le 13 juin, la nuit de la Saint-Antoine. Les Marches défilent sur l'avenue de la Liberdade, l'avenue principale de la ville, devant la foule des lisboètes et face à une tribune où sont rassemblés les élus et des représentants de l'élite municipale. Chaque année, un jury désigne la plus belle Marche et le prestige du quartier vainqueur est souvent jalousé.

L'étude des Marches populaires présuppose de définir quelle est la place accordée à ces fêtes dans la culture urbaine. Au lendemain de la Révolution des œillets, la tendance était de voir dans ces défilés l'expression masquée de l'idéologie de l'Estado Novo. Il s'agirait de simples manifestations de propagande encouragée par la dictature. Selon cette approche, parler des Marches populaires c'est d'abord aborder la question du pouvoir et des tentatives d'encadrement des pratiques culturelles. Le travail des anthropologues et des sociologues – plus rarement celui des historiens – a été de faire la part de la tradition populaire, c'est-à-dire issue de la culture du bas, et celle de l'invention liée à une conjoncture politique.

Graça Índias Cordeiros replace les fêtes des saints populaires du mois de juin – saint Antoine, saint Jean, saint Pierre – dans une longue tradition qui remonte aux XVIe et XVIIe siècles 298 . Saint Antoine est le saint patron préféré du peuple lisboète. On l'oppose à saint Vincent, le saint patron officiel dont le culte est plus répandu parmi les classes dominantes. Les fêtes de la Saint-Antoine ont toujours eu deux aspects : l'un contrôlé par le pouvoir municipal et par l'Église à travers les processions et les cortèges, l'autre plus populaire dans les rues et sur les places, avec des dizaines de tavernes improvisées en plein air – les arraiais – où l'on buvait, mangeait et dansait tout au long de la nuit. Graça Índias Cordeiros définit ensuite une nouvelle phase, qui correspond approximativement au XIXe siècle, où les fêtes« spontanées" l'emportent sur les cortèges officiels. Les kermesses, bazars, arraiais fleurissent dans chaque recoin des quartiers. Autour des places du Rossio, de Figueira et des Restauradores se rassemble la foule qui accompagne les marches aux flambeaux. Les témoignages contemporains insistent sur la diversité sociale et culturelle de ces fêtes qui fonctionnent comme des espaces et des temps de syncrétisme, entre provincialisme rural et traditions urbaines plus anciennes. Si nous continuons à suivre la chronologie définie par Graça Índias Cordeiros, la période républicaine – les années 1910 et 1920 – apparaît comme une période de transition. Cette époque commence par fixer des interdits : à partir de 1916, la place de Figueira est fermée durant les nuits de juin. C'est seulement dans les années 1920 que renaît l'esprit des fêtes des saints populaires. Elles s'inscrivent cependant dans une nouvelle dynamique qui relie une petite élite intellectuelle municipale et des« collectivités" qui formaient« un ensemble d'alliés capables d'établir une liaison avec les populations de quelques quartiers lisboètes" 299 . C'est durant cette période que sont élaborés les modèles festifs qui allaient être officialisés au cours des décennies suivantes : à cette époque« coexistent des pratiques plus spontanées, en continuité avec les années antérieures, et l'appropriation épisodique de la part du gouvernement municipal de l'esprit de la fête des mois de mai et juin…" 300 . À partir des années 1930, c'est un processus d'« institutionnalisation" et de« folklorisation" d'un modèle qui se met en place. Les Marches populaires sont conçues comme un spectacle qui met en scène les figures typiques d'un peuple lisboète idéalisé. Sous l'Estado Novo, entre 1932 et 1936, sont définis les paramètres qui vont désormais régir ces pratiques festives : paramètres esthétiques et thématiques mais aussi organisationnels avec les« collectivités" comme « intermédiaires entre les commissions du pouvoir municipal et la population des quartiers" 301 .

Ainsi, l'Estado Novo n'a pas inventé les Marches populaires de toutes pièces. António Firmino da Costa situe les Marches dans une dialectique entre les dynamiques festives populaires et l'interventionnisme étatique et surtout municipal. Quelle que soit l'origine des Marches, on ne peut nier leur rôle dans la redéfinition des découpages communs de la ville : des quartiers comme Alfama, Madragoa, Mouraria, le Bairro Alto, mais aussi Alcântara, garantissent une fois pour toutes leur statut comme espace autonome dans la ville. À plus long terme, les Marches sont parvenues à imposer la reconnaissance de nouveaux espaces. En quelques décennies le« lieu minime" de la Bica se transforme en un« quartier typique" 302 . Les Marches prennent en charge la représentation des quartiers de la capitale. António Firmino da Costa résume bien la nature de ce processus qui peut se décomposer en trois perspectives : l'action d'agents représentants (les Marches et, à travers elles les collectivités organisatrices, possèdent le statut de représentant du quartier) ; une représentation scénique du quartier qui passe par l'élaboration culturelle d'artefacts, d'images et de performances ; et enfin la construction de représentations symboliques identitaires qui contribuent à forger l'image de Lisbonne comme« ville de quartiers" 303 .

Le succès des Marches populaires est assez rapide, du moins si on s'en tient à la couverture de la presse qui consacre une large place à l'événement dès les années 1932-1935 304 . Le quartier d'Alcântara participe activement à ces Marches. En 1935, quatorze quartiers défilent : Alcântara se mêle à Alfama, Graça, Santa Clara, São Vicente, São Miguel, Campolide, Benfica, Campo de Ourique, Chelas, Mardragoa, Ajuda, Castelo et Mouraria. Ce seul fait est pour nous un élément d'information : Alcântara est désormais un quartier typique parmi d'autres. L'image d'un Alcântara populaire, un Alcântara-village, s'est façonnée à travers cette participation aux Marches. C'est ce point qu'on tient pour essentiel. Au-delà, il serait en effet hasardeux de se lancer dans une interprétation des symboliques et des stéréotypes arborés par la Marche d'Alcântara. Chaque Marche est en effet le produit d'interactions complexes entre des registres culturels très variés qui empruntent à un passé légendaire et mythologique, mais aussi aux arts du spectacle et, plus tard, aux références médiatiques et télévisuelles 305 . L'essentiel se joue d'ailleurs en dehors de notre période d'étude, les Marches populaires connaissant un âge d'or dans les années 1950-1960.

On peut retrouver quelques éléments de l'image de l'Alcântara populaire dans d'autres formes d'expression. Le phénomène des Marches est en effet plus ou moins en syntonie avec une série d'écrits qui s'inscrivent dans la mouvance de l'olisipografia . On va mettre ici sur le même plan des textes très dissemblables. Ils n'ont a priori en commun que le fait d'avoir été écrit à la même époque, entre la fin des années 1920 et les années 1930 306 . On ne va pas s'appuyer sur un corpus cohérent car ces textes sont loin de dire la même chose. Néanmoins, les Pérégrinations de Norberto de Araújo, la monographie de João Paulo Freire et le roman d'Armando Ferreira participent tous à la formation et la diffusion de l'image d'un Alcântara populaire.

Notes
294.

Pierre-Yves Saunier, «Un espace toujours à part : la Croix-Rousse de Lyon", dans La ville divisée, sous la direction d'Annie Fourcaut, Grâne, Créaphis, 1996, pp. 175-189.

295.

Dicionário da Língua Portuguesa Contemporânea da Academia das Ciências de Lisboa, Verbo, 2001.

296.

Une première ébauche de synthèse à l'échelle de la ville existe : Graça Índias Cordeiro et António Firmino da Costa, «Bairros: contexto e intersecção", op. cit.

297.

Dans les paragraphes suivants les emprunts sont extraits des livres suivants : G. I. Cordeiro, Um lugar na cidade…, op. cit. ; A. F. da Costa, Sociedade de Bairro, op. cit.

298.

Ibid., pp. 229-245.

299.

Ibid., p. 241.

300.

Ibid.

301.

Ibid., p. 242.

302.

G. Índias Cordeiro et A. Firmino da Costa, «Bairros: contexto e intersecção", op. cit., p. 67.

303.

Op. cit., p. 154. Le phénomène des Marches ne s'est pas développé en marge des existences quotidiennes dans les quartiers. Il s'enracine dans des réseaux associatifs parfois fragiles. Il s'est nourri des pratiques relationnelles, des solidarités familiales, des liens entre les individus et entre les groupes qui structurent la communauté de quartier. Ainsi, les deux auteurs que nous citons, intègrent leurs analyses des Marches dans une étude plus globale des «sociétés de quartier", selon le concept d'A. Firmino da Costa. La préparation des Marches est en soi une activité créatrice de lien social : dans l'Alfama des années 1980, une centaine de personnes sont mobilisées tout au long de l'année.

304.

G. Índias Cordeiro, op. cit. La presse est cependant souvent partie prenante dans l'organisation de ces fêtes. L'écho qu'elle en donne ne reflète pas forcément la participation réelle de la population, du moins au début.

305.

A. F. da Costa, op. cit.

306.

G. Índias Cordeiro évoque cependant le rôle des milieux journalistiques lisboètes dans la conception des Marches. L'olisipografia et les Marches reflètent sans doute pour une part la pensée des même cercles culturels.