L'enquête des"3 000 familles"

L'enquête dite des« 3 000 familles" ne peut bien évidemment pas être prise pour exemple en ce qui concerne les conditions et les méthodes de recherche. Cette vaste entreprise collective dirigée par Jacques Dupâquier a dès le départ affiché son ambition de renouveler en profondeur les problématiques et les objets d'étude de l'histoire sociale 330 . Ce travail demande du temps – déjà deux décennies – et a mobilisé des moyens importants : plusieurs dizaines de chercheurs secondés par un vaste réseau de correspondants qui ont dépouillé les tables décennales de mariages et les registres d'état civil dans toute la France. L'enquête des« 3 000 familles" a permis de constituer un vaste fichier informatique – 45 000 mariages pour le seul XIXe siècle – qui a servi de base à une première série d'études 331 . Les connaissances sur les mobilités géographiques et sociales en France s'en trouvent profondément renouvelées. Ces études ont en commun un certain goût pour l'expérimentation et tentent de remettre en cause les modèles historiques traditionnels comme l'exode rural ou les catégories sociales.

Rappelons que cette enquête propose de suivre sur une longue période – XIXe et XXe siècles – l'évolution de 3 000 lignées familiales représentatives de la population française. La reconstitution précise des lignages doit permettre de« restituer l'évolution des groupes sociaux dans toutes leurs dimensions, dans toute leur continuité, dans tout leur dynamisme" 332 . Cette étude est menée à partir des actes de la vie civile (naissances, mariages, décès, divorces) et patrimoniale (successions) de la population.

Le principe de l'enquête repose sur l'extension au champ de l'histoire sociale de la technique de la reconstitution des familles mise au point par Louis Henry. Pour mettre en évidence les mobilités géographiques et sociales, il convient de s'affranchir du cadre étroit des monographies villageoises ou communales. La méthode employée est celle des généalogies descendantes, reconstituées à partir de 3 000 couples ayant vécu au début du XIXe siècle. Le territoire national français s'impose comme cadre géographique de l'étude. La reconstitution des lignées familiales suit une méthode patronymique, les noms des familles étudiées commençant par les lettres TRA 333 . L'étude est basée sur la technique du sondage à partir de l'élaboration d'un échantillon composé d'un contingent de 3 000 familles-souches dont la répartition spatiale se fait proportionnellement à la population de chaque département. Le choix des familles a été effectué par tirage au sort, afin de garantir une bonne représentativité sociale. La définition de l'échantillon a obéi à des critères précis et les auteurs espèrent que les conclusions de l'enquête pourront être généralisables à l'ensemble de la société française des XIXe et XXe siècles.

Trois types de problèmes se sont cependant posés : la représentation de l'aristocratie (dont le patronyme comporte une particule) ; la représentation des branches féminines (la descendance des femmes TRA mariées échappe à l'observation) ; la contribution des étrangers à la formation de la population française. Dans le premier et le troisième cas, il est prévu de corriger l'échantillon en y ajoutant, suivant des critères précis, des familles issues des groupes non représentés. Malgré tout, les auteurs reconnaissent les limites de l'échantillon. Celui-ci permet de mesurer la mobilité géographique et sociale de la population tout entière. Il autorise aussi certaines conclusions à l'échelle régionale et pour les grands groupes sociaux, mais cesse d'être valable à l'échelle du département et pour des groupes professionnels plus restreints 334 .

L'enquête des «3 000 familles" appelle une autre lecture de ces sources. Elle permet d'appliquer certains principes hérités de la micro-histoire, notamment l'observation concrète des mécanismes sociaux, à des« terrains a priori défavorables" car marqués par la pauvreté archivistique ou par l'instabilité des liens entre les personnes 335 . Les données issues des fichiers constitués au cours de cette enquête combinent en effet deux qualités : elles sont représentatives de l'ensemble de la société française du XIXe et du XXe et elles restent nominatives. Tout en cherchant à retracer les évolutions d'une société entière et donc en s'appuyant sur un traitement quantitatif des données, les premiers résultats de cette enquête, ou des études qui ont utilisé le fichier des 3 000 familles, s'attachent à construire leurs analyses sur une observation directe des comportements individuels. Les outils et les méthodes employés sont alors élaborés en fonction du terrain choisi et des questions abordées. Ils gardent souvent un caractère circonstanciel.

L'enquête des« 3 000 familles" a été rendue possible grâce à un dispositif lourd. Des dizaines d'intervenants ont été mobilisés pendant plusieurs années. Comme souvent, le contenu, l'organisation et les conditions de conservation des archives influencent aussi les choix scientifiques. Les contextes nationaux sont ici déterminants. Sur bien des points, l'état civil portugais ressemble à l'état civil français, mais les chercheurs portugais n'ont pas forcément eu le même usage de cette source.

Notes
330.

Sur les conditions d'élaboration de cette enquête voir : J. Dupâquier et D. Kessler (dir.), La société française au XIX e siècle, Paris, Fayard , 1992, 529 p., en particulier le chapitre 1 «L'enquête des 3 000 familles" par Jacques Dupâquier et Denis Kessler. On pourra aussi se reporter au bulletin de liaison biannuelle de l'enquête : Bulletin des 3 000 familles, Laboratoire de démographie historique, EHESS.

331.

Outre les études publiées dans le livre dirigé par J. Dupâquier et D. Kessler, on citera : Maurizio Gribaudi et Alain Blum, «Des catégories aux liens individuels : l'analyse statistique de l'espace social", Annales ESC, novembre-décembre 1990, nº6, pp. 1365-1402 ; Paul André Rosental, Les sentiers invisibles : espace, familles et migrations dans la France du XIX e siècle, Éditions EHESS, Paris, 1999, 250 p.

332.

J. Dupâquier et D. Kessler (dir.), op. cit., p 23.

333.

Pour plus de précisions, on renvoie au texte de J. Dupâquier et de D. Kessler, ibid.

334.

J. Dupâquier et D. Kessler (dir.), op. cit., p. 32.

335.

cf. P. A. Rosental, Les sentiers invisibles…, op. cit., pp. 22-23. L'auteur souligne que l'approche micro-historique «ne peut porter que sur des sources nominatives relativement riches, mais aussi sur des populations aux liens denses et aux effectifs contrôlables. Ces conditions, quoique remplies par de nombreux objets historiques, ne sont évidemment pas universelles : en conséquence et dans beaucoup de cas, il ne saurait exister de méthode micro-historique, mais plutôt un ensemble de principes et d'outils qui nécessitent, chaque fois, une recomposition et une articulation particulières". Ibid., p. 23.