L'expérience portugaise

Au Portugal jusqu'à aujourd'hui, aucune grande enquête collective n'a été lancée dans ce domaine. Les travaux existants ont été exécutés par des chercheurs isolés ou par des équipes restreintes. Les objectifs sont donc plus modestes.

Il faut cependant noter l'originalité d'une démarche au départ individuelle mais qui s'est peu à peu transformée en entreprise collective. L'historienne démographe Maria Norberta Amorim est l'auteur d'une série de recherches qui s'appuient essentiellement sur les données brutes de l'état civil. La méthodologie de reconstitution des familles de Louis Henry a une fois de plus servi de modèle. L'auteur propose cependant d'élargir l'objet de la recherche : il s'agit de reconstituer la population de paroisses en étudiant non seulement les phénomènes de fécondité et de nuptialité, mais aussi de mortalité et de mobilité. Maria Norberta Amorim et son équipe de l'Université du Minho ont mis au point une méthode complexe, dite de reconstitution des paroisses (reconstituição de paróquias), qui a été décrite et appliquée à plusieurs reprises 336 . Le procédé consiste à croiser différentes sources (actes de baptême, de mariage et de décès) et à reconstituer des biographies individuelles et familiales.

Ce long travail de terrain a permis de dresser un inventaire précis des difficultés posées par le traitement de ces sources, dans le cas spécifique de la société portugaise. L'instabilité des règles de transmission du nom de famille peut par exemple empêcher d'établir des liens de filiation ou familiaux entre des individus. Maria Norberta Amorim conseille donc de regrouper plusieurs types de renseignements – le nom et la date de naissance par exemple –, les individus étant identifiés par leur prénom et non par leur nom de famille. Ce type d'étude demande une bonne connaissance d'un grand nombre de pratiques sociales nationales, voire locales, qui peuvent influencer la nature et l'organisation des données recueillies.

En fait, si on sort un peu du cadre purement démographique et si l'on s'intéresse aussi aux mobilités géographiques dont dépendent souvent les mobilités sociales, c'est surtout la définition spatiale de cette méthode qui pose problème. La paroisse est choisie comme espace d'étude. L'auteur suit ici la logique de l'organisation de cette source. Jusqu'au début du XXe siècle, les registres d'état civil sont en effet constitués au niveau des paroisses. Cette méthode risque donc de conduire aux mêmes impasses dénoncées par Jacques Dupâquier et Denis Kessler à propos des monographies communales 337 . On ne saisit ici que les individus nés, mariés et morts dans la même paroisse. Ce cadre géographique trop étroit peut donner l'image trompeuse d'une société immobile. Noberta Amorim est évidemment contrainte de tenir compte du volume d'informations à traiter 338 . Elle a choisi de travailler sur des paroisses rurales ou des petites villes comme Guimarães au nord du pays. Consciente des problèmes posés pas la limitation excessive du cadre, elle souligne que cette méthode peut s'appliquer à un ensemble de paroisses contiguës, en particulier si l'étude porte sur un espace urbain 339 . Ses biais devraient être aussi corrigés au fur et à mesure que seront multipliées les monographies paroissiales. L'objectif de Norberta Amorim et de son équipe est de parvenir un jour à une reconstitution de l'ensemble des paroisses du territoire portugais et d'être en mesure de croiser les données et les informations recueillies ou reconstituées. À l'heure actuelle, il nous semble cependant difficile d'utiliser cette technique pour un espace densément peuplé comme le quartier d'Alcântara. Les chercheurs qui ont travaillé sur Lisbonne ont d'ailleurs adopté d'autres démarches.

La thèse de doctorat de Teresa Rodrigues porte sur les dynamiques démographiques et sur les crises de mortalité à Lisbonne au XIXe siècle 340 . Pour ces thèmes et pour cette époque, les sources sont abondantes : sources statistiques comme les dénombrements, les recensements, les mouvements de population ; sources nominatives comme les registres d'hôpitaux, les registres de sépulture des cimetières ou les registres paroissiaux 341 . Teresa Rodrigues a sélectionné certains types de données, notamment les tableaux des recensements et les actes de décès des registres paroissiaux, afin de construire des indicateurs généraux sur la population urbaine en recoupant les différentes sources 342 . Ainsi, et pour donner un simple aperçu de la méthode, les tableaux des recensements aident à reconstituer les dynamiques démographiques générales. Les registres paroissiaux quant à eux donnent des indications de nature microdynamique et permettent surtout d'observer les ruptures et les crises. Grâce aux actes de décès, il est possible d'effectuer un comptage saisonnier de la mort, de décrire l'évolution des causes des décès selon les lieux de résidence, d'étudier la microdynamique des crises de mortalité.

Teresa Rodrigues s'est aussi intéressée aux mouvements migratoires dans la capitale portugaise au XIXe siècle 343 . L'auteur se fixe des objectifs modestes : elle souhaite donner une vision sur le long terme, une vision d'ensemble, mais en essayant de dégager quelques différences de comportement à l'intérieur de l'espace urbain 344 . Cette étude s'appuie essentiellement sur les résultats des recensements de la population qui sont analysés grâce à différents outils et indicateurs statistiques. Ces calculs permettent de dégager les grandes tendances et, selon le même principe, les données de l'état civil complètent les informations issues des recensements. L'auteur procède par sondage et étudie plus précisément deux paroisses de Lisbonne. Les actes de l'état civil – actes de décès et de mariage des registres paroissiaux – donnent en particulier des indications précises sur le lieu de naissance et donc l'origine des individus. La logique des grands nombres est cependant conservée : l'étude des registres d'état civil ne sert qu'à illustrer les résultats obtenus grâce à l'analyse des tableaux des recensements. Toutefois, l'utilisation d'outils appropriés et diversifiés, la prudence dans l'analyse des résultats permettent à l'auteur d'atteindre son objectif : présenter un bilan global des phénomènes migratoires dans la capitale au XIXe siècle, souligner certaines différences de comportement entre les quartiers et proposer quelques explications à ces phénomènes. Teresa Rodrigues attire l'attention sur l'importance du cadre géographique de l'étude qui peut influencer la lecture des sources et donc la compréhension des phénomènes sociaux.

L'état civil a pu aussi pallier l'absence d'autres sources nominatives, et notamment de listes de recensement. L'étude de l'anthropologue Gracia Índias Cordeiro sur le quartier de la Bica en est certainement l'un des meilleurs exemples 345 . Ce quartier ne correspond à aucune division administrative figurant dans les tableaux des recensements. L'état civil s'impose comme l'unique source contenant des informations détaillées sur la population de cet espace urbain. À partir de l'étude des actes de baptême et de naissance, Graça Índias Cordeiro retrace l'évolution de la population du quartier sur une longue durée, de 1886 à 1970. Elle s'intéresse en particulier aux lieux de naissance des habitants et à leur situation professionnelle. Bien qu'elle reconstitue des lignées familiales, en s'appuyant aussi sur les résultats d'une enquête orale, les données de l'état civil sont traitées essentiellement à l'échelle individuelle ou du couple, puis regroupées en catégories statistiques. L'auteur repère cependant, qu'au-delà des informations sur les parents des enfants, les registres de baptême et de naissance conservent les traces de« petits réseaux de relations relativement diversifiés" 346 . Graça Índias Cordeiro souligne l'intérêt de l'étude des relations interindividuelles entre les parents, les grands-parents et le parrain ou la marraine de l'enfant. Elle dresse même un véritable programme de recherche autour de ces thèmes et propose d'étudier les réseaux familiaux et de voisinage en relation avec différentes caractéristiques démographiques et sociales : modes d'habitation, niveaux d'alphabétisation (grâce aux signatures), mobilités résidentielles et sociales, etc. 347 .

Les actes de l'état civil peuvent être utilisés selon des méthodes très différentes qui correspondent à des approches et à des positions théoriques spécifiques au sein des sciences sociales. Ces travaux ont cependant quelques points en commun. Les auteurs recréent l'objet de leur étude avec une finalité prédéfinie. Les paramètres qui servent de base à ces analyses sont issus d'une reconstitution plus ou moins directe des faits et des comportements sociaux : parcours individuels ou familiaux, relations familiales ou interpersonnelle, etc. Les choix méthodologiques influencent donc la nature des résultats. Des phénomènes peuvent être perçus comme importants par le seul fait que l'on ait décidé, plus ou moins consciemment, de les mettre en évidence : on peut conclure à la faible mobilité d'une population parce que l'on étudie les seuls individus immobiles.

Ces reconstitutions nécessitent de longues et laborieuses manipulations des données qui doivent être rendues intelligibles : lectures des actes, saisies informatiques, regroupement et recoupement des information, etc. Le volume des opérations implique souvent la limitation de la population à étudier c'est-à-dire, en général, compte tenu de la nature de la source, du cadre spatial de l'étude. Seul le nombre élevé de collaborateurs rend possible une enquête comme celle des« 3 000 familles". Cette restriction du cadre spatial peut affaiblir la portée heuristique des informations ainsi obtenues, en particulier en masquant les mobilités géographiques et sociales.

Ces contraintes sont parfois difficilement conciliables. Elles sont porteuses de contradictions dans la méthodologie suivie et dans les résultats espérés. Il faut donc engager un effort particulier dans la définition des objectifs. Il s'agit de choisir un point de vue précis. Quelle est la nature des données à notre disposition ? Que veut-on observer ? Que peut-on observer ?

Notes
336.

Voir entre autre : Maria Norberta Amorim, Uma metodologia de reconstituição de paróquias, Braga, Universidade do Minho, 1991, 42 p ; Maria Noberta Amorim (dir.), Informatização normalizada de arquivo: reconstituição de paróquias e história das populações, um projecto interdisciplinar, Braga, Universidade do Minho, 1995, 55 p. Pour des applications concrètes et toujours du même auteur : Método de exploração dos livros de registos paroquiais. Cardanha e a sua população de 1573 a 1800, Lisbonne, Centro de Estudos Demográficos do INE, 1980, 135 p. ; Guimarães de 1580 a 1819. Estudo demográfico, Lisbonne, INIC, 1987, 528 p.

337.

J. Dupâquier et D. Kessler (dir.), La société…, op. cit., p. 27.

338.

M. Norberta Amorim, Uma metodologia…, op. cit., pp. 16-17.

339.

Ibid., p. 32. M. Noberta Amorim reconnaît que sa méthode convient davantage à l'étude des populations rurales de l'Ancien Régime, jugées plus stables. Pour tenir compte de l'instabilité des familles urbaines, elle propose de croiser les résultats de l'examen de l'état civil avec des informations issues d'autres sources, notamment les róis de confessados. Cf. Maria Norberta Amorim, «Instabilidade da Família Urbana de Antigo Regime – Um ensaio sobre Guimarães", Ler História, nº29, 1995, pp. 27-43.

340.

Teresa Rodrigues, Lisboa no século XIX. Dinâmica populacional e crises de mortalidade, Tese de Doutoramento em História Económica e Social do século XIX e XX, FSCH-UNL, Lisbonne, 1993, 444 p. + 17 p. En partie publié sous le titre Viver e Morrer na Lisboa Oitocentista (Migrações, Mortalidade e Desenvolvimento), op. cit.

341.

Ibid., pp. 55-82.

342.

Ibid., p. 107.

343.

Teresa Rodrigues, «Os movimentos migratórios em Lisboa. Estimativa e efeitos na estrutura populacional urbana de Oitocentos", Ler História, nº26, 1994, pp. 45-75. Cet article reprend l'essentiel d'un chapitre de la thèse de l'auteur.

344.

T. Rodrigues, «Os movimentos…", op. cit., p. 47.

345.

Graça Índia Cordeiro, Um lugar na cidade: quotidiano, memória e representação no Bairro da Bica, Lisboa, Publicaçôes Dom Quixote, 1997, 414 p.

346.

Ibid., p. 133.

347.

Ibid., p. 137.