b) Registres d'état civil et registres paroissiaux : une source unique ?

Laïciser l'état civil

Au Portugal, l'inscription à l'état civil des naissances, des mariages et des décès, est rendue obligatoire par le décret du 18 février 1911. Il s'agit de l'une des premières mesures importantes de la Ie République, quelques semaines après la Révolution du 5 octobre 1910 348 . Avant cette date, les registres paroissiaux tenus par l'Église enregistraient ces différents actes de l'existence de chaque individu. Une étude démographique portant sur les premières décennies du XXe siècle doit donc s'appuyer sur deux types de documents : les registres d'état civil et les registres paroissiaux. Il convient de déterminer si les informations issues de ces deux sources peuvent être traitées de la même manière.

Au cours du XIXe siècle, la question de l'organisation des registres de naissance, de mariage et de décès a pris une véritable dimension politique. Pour une partie de l'élite politique et intellectuelle portugaise, l'absence d'état civil laïque symbolisait l'influence trop importante de l'Église dans la société portugaise et surtout contribuait à perpétuer cette toute puissance cléricale. Pourtant, dès la Révolution libérale de 1820, les principes semblent bien établis. Le projet de création d'un registre d'état civil est mentionné pour la première fois dans un décret datant de 1832 349 . La création d'un état civil est aussi prévue dans le Code civil de 1867, adopté par la Monarchie constitutionnelle. Mais il faut attendre le décret du 28 novembre 1878 pour qu'un état civil laïque soit formellement organisé au Portugal. Celui-ci reste cependant facultatif. Les individus non catholiques peuvent désormais avoir recours à des registres civils de naissance, de mariage et de décès 350 . La tenue de ces registres, nommés« livres de l'administration", est confiée à un service administratif installé dans chaque chef-lieu de concelho 351 .

Dès lors, les républicains font de l'instauration du registre d'état civil obligatoire l'une des mesures clefs de leur projet politique qui doit conduire à la laïcisation de la société et, sur le plan institutionnel, à la séparation de l'Église et de l'État. En 1876, une Associação Promotora do Registo Civil est fondée. Elle sera surtout active à partir de la fin des années 1890 352 . Quelques échos de ce débat ont pu parvenir aux habitants du quartier d'Alcântara. Le 4 février 1906, Brito Camacho, directeur du journal républicain A Lucta, donne une conférence au siège de la Sociedade Promotora de Educação Popular. Il déplore les réticences de la population vis à vis du registre d'état civil 353 . Le 19 mars 1907, l'Associação Promotora do Registo Civil organise un nouveau débat, toujours au siège de la Promotora, portant sur les« conceptions mystiques et leur incompatibilité avec la raison et la science" 354 . Ce mouvement, farouchement anticlérical, est alors proche de la Libre pensée.

Jusqu'en 1911, les registres paroissiaux gardent le quasi-monopole de l'inscription des actes de naissance – de baptême dans ce cas –, de mariage et de décès. Des« livres de l'administration" sont théoriquement mis à la disposition des populations mais, jusqu'à la veille de la Ie République, ils restent peu utilisés. Nous en aurons la confirmation avec l'exemple d'Alcântara. Étant donné les faiblesses du maillage administratif prévu par le décret de 1878, une grande partie de la population rurale dont le domicile est éloigné du chef-lieu du concelho était de toute façon contrainte d'opter pour les registres paroissiaux. Pour le législateur, ces limites dans l'organisation de l'état civil constituent le principal argument en faveur du caractère facultatif de cet enregistrement. La mise en place du registre d'état civil obligatoire demandait un investissement financier important. Le constat est simple : au moment de la rédaction du décret de 1878, l'État portugais ne pouvait se permettre de désigner des fonctionnaires compétents et« rétribués comme il se doit" dans chacune des divisions administratives, de taille suffisamment réduite spécialement créées pour cet usage ou déjà préexistantes comme la paroisse 355 . Le législateur se contente donc de prévoir la création d'un service d'état civil dans chaque chef-lieu de concelho, les registres paroissiaux devant répondre aux besoins des populations éloignées des agglomérations. Il admet que cette solution ne peut être que provisoire mais il estime répondre ainsi aux exigences des non-catholiques qui résident essentiellement dans les villes 356 .

Il ne nous appartient pas ici de poursuivre l'analyse de ces positions et des éventuelles réactions qu'elles ont pu susciter, en particulier du côté du mouvement républicain 357 . Il est seulement important de noter qu'à la fin du XIXe siècle, l'administration portugaise ne reconnaît pas de différence de nature entre les registres paroissiaux et les registres d'état civil :« Pour beaucoup (…), le registre paroissial n'est pas le registre civil et ceux-ci pourraient croire que durant cette période intérimaire, où le registre prescrit par le Code civil n'est utilisé que par une partie de la population, les catholiques et les non-catholiques vont se trouver dans des positions inégales ou différentes. Il convient de corriger cette erreur, en soulignant que le registre paroissial a toujours été et est aujourd'hui encore considéré comme civil, dans la tradition comme devant la loi" 358 .

Notes
348.

Dès le 25 décembre 1910, un décret rend obligatoire le mariage civil avant la cérémonie religieuse. Le mariage devient ainsi un acte purement civil. Cf. Fernando Catroga, O Republicanismo em Portugal, da formação ao 5 de Outubro de 1910, Coimbra, Faculdade de Letras, 1991, p. 338.

349.

Decreto de 28 de Novembro de 1878, Lisbonne, 1878, p. 4. Voir en particulier l'introduction de Thómas Antonio Ribeiro Ferreira, alors secrétaire d'Etat chargé des affaires ecclésiastiques et de justice.

350.

Ibid.

351.

Ibid., p. 9. En 1878, le Portugal continental était divisé en 266 concelhos (cantons).

352.

Fernado Catroga, O Republicanismo em Portugal...., op. cit., pp. 337-338.

353.

Archives SPEP.

354.

Ibid.

355.

Selon les termes de Thómas Antonio Ribeiro Ferreira, dans l'introduction au : Decreto de 28 de Novembro de 1878, op. cit., p. 9.

356.

Ibid.

357.

Nous ne nous prononçons pas sur la validité de ces arguments. Ces questions doivent être traitées dans le contexte plus général des relations entre l'Église et l'État au Portugal au cours du XIXe siècle. Les références bibliographiques sont ici nombreuses. Outre les travaux de Fernando Catroga déjà cités, nous pouvons renvoyer à un ouvrage récent : Vítor Neto, O Estado, a Igreja e a Sociedade em Portugal (1832-1911), Lisbonne, INCM, 1998, 619 p.

358.

Thómas Antonio Ribeiro Ferreira, op. cit., p. 10.