Dans les sciences sociales, la rue est le plus souvent étudiée comme un espace urbain public et non comme une unité sociologique particulière. Elle est étudiée davantage du point de vue de ses usagers que du point de vue de ses habitants, même si souvent il s'agit des mêmes personnes. Si on se place clairement dans le cadre de l'étude du fait urbain, la rue peut devenir la« plus petite synthèse partielle de la ville" 373 . Elle s'impose alors comme un «thème" qui se décline en fonction des approches, et non comme un« sujet" proprement dit 374 .
La rue peut être perçue comme une portion de l'espace communautaire. Avec la rue, c'est le quartier qui commence ou qui s'achève, selon qu'on y entre ou que l'on en sort. On peut l'étudier comme un lieu exemplaire où peuvent être observées les différentes pratiques que l'on associe volontiers à la vie d'un quartier populaire. La rue permet alors d'approcher au plus près le quotidien et les« tactiques" mises au point par les individus pour« s'approprier" et maîtriser un espace urbain qui reste accessible à« l'usager" 375 . Il peut aussi s'agir d'un espace de transition ou d'apprentissage. Lorsqu'il s'intéresse à la division de l'espace d'un quartier ouvrier en fonction du sexe, Jean-Paul Burdy souligne que la rue est le lieu d'apprentissage de la différence sexuelle. Dans la rue, par le vêtement, le paraître ou l'attitude s'affichent clairement les rôles et les fonctions 376 .
Le mot rue est utilisé comme synonyme d'espace public 377 . Le terme désigne de manière très générale tout ce qui se passe à l'extérieur, le dehors, le contact entre les individus ou la circulation des personnes et des véhicules. S'il existe une logique sociale perceptible à l'échelle de la rue, c'est justement dans ces rencontres ou dans ces passages plus ou moins informels. Ici le mot rue laisse justement la place au concept d'espace public :« …un espace public n'est pas simplement un espace libre (ou vert), dégagement ou prolongement de l'espace privé du logement, ni même l'espace collectif appropriable par une communauté de voisinage. Une rue, mais aussi bien une gare, une station de métro, une galerie commerciale ou un parking, en tant qu'ils sont susceptibles d'être accessibles à tout un chacun, se déploient entre les territoires familiers du chez-soi, comme autant d'espaces de rencontres socialement organisées par des rituels d'exposition ou d'évitement qui n'ont peu de choses à voir avec la convivialité réputée de la vie de quartier et des relations de voisinage". 378
Dans une démarche très personnelle, Pierre Sansot définit une approche« objectale" de la ville où il se donne pour ligne de conduite de suivre un trajet qui le mène« des lieux à l'homme" 379 . Ici la rue, comme la gare, les faubourgs, ou les trajets entre ces différents lieux, est appréhendée au niveau de sa symbolique. Toujours selon cette optique, la rue peut devenir un espace du politique. Elle renvoie au défilé, à la manifestation, à la grève ou à l'insurrection, ce que Pierre Sansot nomme« l'appropriation révolutionnaire de la ville" 380 . La rue c'est aussi l'endroit ou on donne libre cours au« plaisir de la fête", si essentiel dans certains groupes ouvriers 381 .
Qu'en est-il de la rue vue du coté de ses habitants ? Ici ou là on rencontre des études sur des rues, en général des rues populaires. Ces travaux s'intéressent aux manières d'habiter, aux origines des habitants ou aux relations sociales observables à cette échelle. Ils explorent notamment la notion de ségrégation sociale 382 . Tous ont un point en commun : aucun ne donne à la rue le statut d'un espace social structuré selon des règles qui lui sont propres. La rue est définie comme la partie essentielle d'un quartier ou d'un espace urbain que ces travaux cherchent à caractériser, ou alors comme l'échelle idéale pour une étude microdémographique 383 . Nous avons plutôt choisi de travailler selon cette deuxième option.
Les deux rues choisies, la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa, ne sont pas perçues comme des espaces singuliers. Nous n'avons pas voulu étudier des rues jugées représentatives du quartier d'Alcântara. Il ne s'agit pas de procéder par sondage pour tenter de mieux comprendre un tout. Nous allons étudier des populations et des comportements individuels ou collectifs, plutôt que des espaces. Les conclusions auxquelles nous espérons parvenir ne concerneront pas l'organisation sociale d'un espace, mais différents modes de relations, de nature sociale ou symbolique, présents au sein d'une population liée à un milieu populaire urbain qui lui, en revanche, peut être en partie défini du point de vue de son organisation spatiale. Le choix de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa tente avant tout de répondre au mieux aux exigences méthodologiques.
Jean-Loup Gourdon, La rue – Essai sur l'économie urbaine, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 2001, p. 16.
Ibid, p. 18. À travers la rue, Jean-Loup Gordon tente d'analyser ce qu'il nomme «l'économie de la forme urbaine", c'est-à-dire l'organisation des différents éléments qui composent un ensemble, mais aussi les mécanismes de valorisation des systèmes de valeur et les formes de réemploi et de recyclage des biens.
Pour reprendre les termes de Pierre Mayol dans : Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, L'invention du quotidien 2. habiter, cuisiner, op. cit. Dans son étude sur le quartier de la Croix Rousse à Lyon, Pierre Mayol consacre quelques pages à la rue Rivet sans que ce changement d'échelle ne corresponde à un changement de problématique.
Jean-Paul Burdy, Le Soleil noir : un quartier de Saint-Etienne 1840-1940, Lyon, PUL-Centre Pierre Léon, 1989, p. 155.
Au hasard des lectures : «La ville", Le courrier du CNRS, nº91, 1994. Notamment les articles d'Isaac Joseph, «La rue et la conversation", ibid., pp. 23-24 et de Dominique Fleury «Rendre lisible la rue", ibid., pp. 25-26.
I. Joseph, ibid., p. 23.
Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Armand Collin, 1996, 422 p.
Ibid., pp. 98-122.
Michel Verret, La culture ouvrière, Paris, L'Harmattan1988, p. 99.
Pour deux exemples récents : Antoine Prost, «La rue de la Goutte-d'Or et la rue Polonceau entre les deux guerres", Le Mouvement Social, nº182, janvier-mars 1998, pp9-28 ; Juliette Hontebeyrie et Paul-André Rosental «Ségrégation sociale de l'espace et dynamiques longues de peuplement : la rue Wacquez-Lalo à Laoos (1866-1954)", dans Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Lyon, PUL, 1998, pp. 73-100.
Il s'agit respectivement des démarches d'A. Prost et de J. Hontebeyrie et P-A Rosental. Antoine Prost a travaillé précisément sur deux rues du quartier de la Goutte d'Or à Paris.