La densité de peuplement est apparue comme un critère de sélection important. Il nous fallait travailler sur des rues peuplées. Ce critère conduit à préférer un profil sociologique particulier. Plutôt que de densité, il faudrait parler de taille de la population : on a cherché à repérer le plus grand groupe possible d'individus habitant la même rue 384 . Avant d'arrêter notre choix sur deux rues, nous avons procédé à une rapide étude préalable. Les rues devaient être assez importantes – pas de traverses ou de petites rues – et surtout, leur morphologie ne devait pas changer au cours du demi-siècle qui nous intéresse. Nous avons effectué un premier sondage en relevant les actes de naissance concernant quatre rues au profil différent : deux rues populaires de la périphérie du quartier (la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa) et deux rues du centre du quartier (Rua d'Alcântara et Rua das Fontainhas). En cinq ans (1930-1935), seules 34 et 14 naissances ont été déclarées par des individus respectivement domiciliés dans la Rua d'Alcântara et dans la Rua das Fontainhas. Nous avons donc concentré nos efforts sur la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa qui semblaient assez bien correspondre à nos exigences. Nous avons en fait sélectionné deux rues importantes, parmi les plus peuplées d'Alcântara.
La Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa se situent au nord du quartier d'Alcântara, sur le versant ouest du vallon. Elles surplombent la Rua Fábrica da Polvora et, au XIXe siècle, la rivière d'Alcântara. Ces rues nous sont déjà un peu familières. Nous avons déjà pu évoquer ce secteur d'Alcântara au cours de notre enquête. On se souvient que le lieu n'a pas vraiment bonne réputation au début du XXe siècle. Norberto de Araújo situe là le cœur d'Alcântara populaire, ce qui, sous sa plume signifie, plutôt populeux et besogneux :« ...à l'ouest de la ligne de chemin de fer, partent les rues de Alvito, Cruz d'Alcântara et Fábrica da Pólvora qui se perdent dans les contreforts de la Serra de Monsanto, toutes avec un aspect pauvre et populaire, proche du rustre et du vétuste" 385 . Lors des événement qui ont suivi les élections d'avril 1908, plusieurs journaux rapportent la présence d'habitants de la Rua da Cruz parmi les fauteurs de trouble 386 . Quand on parle de la Rua da Cruz, c'est souvent en mal.
Qui parcourt aujourd'hui la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa ressent une sensation d'isolement et d'abandon. Les aménagements urbains, les avenues et les voies rapides ont répondu aux besoins d'une agglomération en expansion, mais ont sacrifié les intérêts des habitants d'une zone délaissée. La Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa sont pourtant des rues anciennes. Elles apparaissent déjà sur un plan de Lisbonne de 1807 387 . Au début du XIXe siècle, il s'agit de l'une des zones les plus urbanisées de la partie occidentale de la ville. La topographie du lieu ne change guère par la suite. L'espace urbain tel qu'il s'est organisé, au moins à la fin du XVIIIe siècle, demeure identique plus d'un siècle plus tard.
Il est quasiment impossible d'évaluer correctement la taille de la population et la densité de peuplement de ces deux rues. La seule méthode envisageable est de rapporter le nombre moyen de naissances déclarées ou de baptêmes réalisés chaque année parmi les habitants des deux rues, aux taux de natalité d'Alcântara. On peut ainsi estimer grossièrement que la Rua da Cruz possédait un peu plus de 1 200 habitants au début du siècle et environ 1 150 dans les années 1930, et la Rua Feliciano de Sousa, un peu plus de 700 habitants au début du siècle et un peu moins de 770 dans les années 1930 388 .
La Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa se prolongent respectivement sur environ 600 mètres et 400 mètres, bordées par des petits immeubles de un ou deux étages, la plupart construits durant la première moitié du XIXe siècle. Les logements sont assez modestes et uniformes. Il existe aussi un autre type d'habitat plus typiquement ouvrier. Dans ce secteur, entre la Rua da Cruz et la Rua Fábrica da Polvora, quelques industriels ont fait construire des pátios – semblables aux courées du nord de la France – pour loger leurs ouvriers. On peut citer entre autre le Pátio do Vapor qui appartenait à une famille belge, les Dargent ; le Pátio do Cabrinha ou Vila Cabrinha construit par la Companhia Têxteis & Sul. Ce dernier ensemble est un bon exemple des vilas, ces nouvelles formes de logements ouvriers mieux planifiés qui voient le jour à la fin du XIXe siècle. La Vila Cabrinha est composée de 36 immeubles étroits de 4 étages. Seule une partie de ces logements donnent sur la Rua da Cruz. Le reste dépend en principe de la Rua da Fábrica da Polvóra et de l'avenue de Ceuta 389 .
Nous avons un terrain d'étude. Nous allons maintenant présenter la méthode suivie pour recueillir les données et préciser quelles sont les informations à notre disposition.
On aurait pu travailler sur un ensemble de rues plus petites mais qui regroupaient une population de taille comparable. Cependant cela aurait posé des problèmes techniques – l'instabilité des noms de rue est d'autant plus grande et difficile à contrôler quand les rues sont petites – et aurait multiplié les risques d'erreurs au moment de la récolte des données.
Noberto de Araújo, Perigrinação em Lisboa, Livro IX, Lisbonne, 1939, p. 27.
Notamment, O Século, 6 et 7 avril 1908.
Duarte José Fava, Carta topográphica de Lisboa e seus subúrbios, 1807 (publiée en 1831). La Rua Feliciano de Sousa se nomme alors São Jeronymo. Elle sera rebaptisée seulement dans les années 1920. Afin d'éviter de compliquer inutilement notre exposé, nous avons toujours utilisé le nom de «Feliciano de Sousa", y compris pour le début du siècle.
Les calculs se basent sur les données suivantes :
1900-19101930-1939abcabcR. da Cruz35,52,9122431,22,71156R. F. S.20,82,971720,72,7767nombre de naissances ou de baptêmes moyen par an d'après les registres de l'État civil.
taux de natalité (années de référence : 1914 et 1925 - sources : Mouvements de population).
population estimée (résultat arrondi à l'unité supérieure).
Les pátios de Lisbonne ont fait l'objet d'une enquête municipale au début du XXe siècle. Malheureusement, celle-ci n'a jamais été achevée et seuls les patios de 24 paroisses civiles ont été recensés. Ceux d'Alcântara n'en font pas partie. Les résultats partiels publiés en 1903 et 1905 donnent cependant une idée de la nature de ce type d'habitat. Des 258 pátios inspectés, près de la moitié (117) sont jugés en mauvais état et insalubres. La proportion est encore plus forte à l'ouest de la ville, dans les paroisses de Santos ou de Santa Isabel. En tout, 7418 individus vivent dans 1865 logements, soit une proportion moyenne de 3,9 individus par logement. Là encore, la densité de peuplement par logement est plus importante et les conditions de vie sans doute plus difficiles dans l'ouest de la capitale. Inqueritos aos pateos de Lisboa, Lisbonne, CML, 2 vol., 1903 et 1905.