La mobilité occultée et la notion de résidence

La population que nous nous proposons d'étudier est définie par son espace résidentiel. Ces individus sont ici regroupés pour la seule raison qu'ils ont habité au moins durant un certain temps, entre 1900 et 1910 ou entre 1930 et 1939, dans la même rue.

Sauf en cas de déclarations multiples – plusieurs naissances dans la même famille au cours de la période –, nous ne disposons d'aucun moyen pour mesurer la stabilité résidentielle. Contrairement aux études élaborées à partir d'une série de listes nominatives du type recensement, nous ne disposons pas de profondeur temporelle. A priori, nous ne savons pas depuis combien de temps ces personnes résident dans ces rues. Nous pouvons seulement comparer le lieu de naissance et le lieu de résidence au moment de l'observation. Pour les personnes nées hors d'Alcântara, nous ne pouvons pas déterminer la date ou la période d'arrivée dans le quartier. En particulier, nous ne pouvons pas savoir si l'individu est arrivé encore enfant ou très tôt dans sa vie d'adulte. Le lieu de mariage, quand il est connu, peut cependant apporter sur ce point certains éclairages. Pour les individus nés dans la freguesia d'Alcântara, nous sommes contraint d'ignorer les éventuels départs et autres migrations momentanées. En d'autres termes, les familles qui viennent de s'installer ou celles qui ne font qu'un bref passage dans ces rues ont, dans notre corpus, le même statut initial que les familles plus ancrées dans cet espace urbain. Une grande partie des mobilités, dont on a si souvent démontré qu'elles étaient un facteur essentiel dans l'explication de l'évolution des sociétés urbaines, nous échappe. Dans la plupart des cas, nous ne pouvons parler que de l'origine des individus et du lieu de résidence au moment de l'observation.

Nous devons aussi nous interroger sur la valeur de la notion de résidence. Quand on tente de compter et de recenser des individus, ou d'enregistrer les naissances, les mariages et les décès, le domicile est toujours considéré comme un paramètre problématique. Il s'agit tout d'abord de décider qui compter ou qui enregistrer. Le règlement du registre paroissial adopté en 1862 reste peu précis sur ce point. M. L. Coelho da Silva attire l'attention sur certains non-dits qui peuvent prêter à confusion. Où doit être rédigé l'acte de décès ? Sur le registre paroissial dont dépend le lieu de décès, sur celui du lieu de sépulture ou sur celui du domicile de l'individu décédé ? 405 L'administration a prévu la possibilité d'effectuer la transcription des actes rédigés en dehors du lieu de résidence des individus, sur le registre paroissial dont dépend le domicile 406 . Ces imprécisions dans les règlements, dans les normes et dans les usages administratifs peuvent mettre en cause la fiabilité des registres. Au XIXe siècle, on cherche à limiter au maximum les doubles déclarations dans deux lieux différents ou les omissions 407 .

Si le cadre réglementaire peut être pris à défaut, l'enregistrement de certaines catégories de population demeure imparfait. C'est le cas des individus sans domicile fixe bien sûr, mais aussi de ceux qui exercent certaines professions. À Lisbonne ce sont surtout les marins qui posent problème. Au XIXe siècle, les marins qui décédaient pendant une escale dans le port de Lisbonne devaient obligatoirement être inscrits sur les registres de la paroisse de São Paulo, quel que soit leur lieu de résidence habituel 408 .

Lors des recensements de la population, on retrouve ces mêmes hésitations autour de la notion de résidence. À partir de 1890, les recensements distinguent la« population présente" (população de facto) de la« population habituellement résidente" (população de residência habitual). La população de facto est définie comme étant celle« présente à l'occasion du recensement" 409 . Ces catégories sont utilisées dans tous les recensements de la première moitié du XXe siècle. La publication du recensement de 1940 est accompagnée d'une préface où sont définis ces différents concepts 410 :

la population présente est".

la population résidente est".

la résidence habituelle est.

L'état civil relève d'une autre logique que les dénombrements ou les recensements. Pour l'état civil, l'usage et l'uniformisation des pratiques semblent plus importants que la définition des catégories. L'imprécision et l'ambiguïté de la notion de résidence peuvent constituer une source d'erreurs, somme toute minimes, pour les registres d'état civil pris dans leur ensemble. Mais dans le cadre d'une étude microsociale à l'échelle de la rue, les doubles déclarations ou les omissions n'ont que peu d'incidence. De notre point de vue, ce n'est pas la fiabilité des registres d'état civil en tant qu'instrument de comptage des actes importants de la vie de chaque individu qui est importante, mais la signification et la valeur à attribuer à la notion même de résidence. Après 1911, l'administration portugaise a tenté de tenir compte de l'opposition théorique entre domicile de droit et domicile de fait. Il apparaît parfois dans les actes de naissance la mention« residente e domicilado". Dans les années 1930, la norme, imposée par les textes des formulaires des registres d'état civil, était l'emploi du terme« domiciliado". Il s'agissait de distinguer la résidence – là où la personne vit au moment de l'acte civil – du domicile – le lieu reconnu comme sa résidence habituelle 411 . Dans les faits, la retranscription du statut réel de la résidence dans un simple acte d'état civil s'est avérée impossible.

On retrouve cette distinction entre domicile de droit et domicile de fait sous différentes modalités, dans de nombreux textes qui s'intéressent à l'organisation des communautés villageoises en Europe occidentale. Cette distinction illustre les différentes conceptions possibles de l'appartenance spatiale 412 . Bernard Derouet a retracé la genèse de l'articulation entre l'organisation des anciennes communautés rurales et les formes de reproduction familiale 413 . Pour expliquer la régulation de l'accès aux biens collectifs, il décrit les pratiques mises en place par les communautés d'habitants vis à vis des nouveaux venus. Les communautés qui souhaitaient garder l'exclusivité de l'usage de leurs biens ont envisagé au moins deux modes de protection par rapport aux personnes extérieures au groupe. Le premier consistait à empêcher ou à contrôler fortement l'installation de nouveaux venus, avec la mise en place de périodes probatoires, de droits d'entrée ou de demandes d'agrément. La deuxième méthode consistait à donner aux nouveaux venus un« statut particulier", en dissociant « le fait d'habiter et l'appartenance pleine et entière à la communauté d'habitants" 414 . C'est le même type de distinction qui est à l'origine de la notion de bourgeoisie.

Ce détour par l'histoire des communautés rurales anciennes nous permet de préciser l'objet de notre étude. En regroupant dans un même corpus les habitants de deux rues d'un quartier populaire de Lisbonne, nous ne reconstituons pas une petite communauté urbaine, le terme communauté étant ici utilisé selon son acceptation moderne. La co-résidence ne suffit pas à définir un même degré d'appartenance au territoire urbain. Il ne s'agit pas d'étudier des habitants de Lisbonne, mais bien de s'interroger sur cette notion d'habitant. Nous nous intéressons donc aux différentes manières d'habiter la ville et aux différents degrés d'insertion dans la ville. Plus qu'à travers les parcours individuels, ces diversités dans les comportements et dans les statuts sont observées à travers les relations interpersonnelles.

Notes
405.

Regulamento do Registo Paroquial, op. cit., p. 7.

406.

Décret du 9 septembre 1863, cité par M. L. Coelho da Silva, ibid., p. 9.

407.

Teresa Rodrigues, Lisboa no século XIX..., op. cit., p. 99.

408.

Ibid., p. 102.

409.

Censo da população do Reino de Portugal no 1º de Dezembro de 1890.

410.

VIII Recenseamento Geral da População no continente e ilhas adjacentes em 12 de Dezembro de 1940, p. 8.

411.

Nous nous appuyons ici sur les définitions données dans : Código do Registo Civil (Decreto nº22:018, de 22 de Dezembro de 1932), Coimbra, Coimbra Editora Lda, 1933 ; Código Civil Português, Coimbra Editora Lda, Coimbra, Coimbra, 1938, 725 p. ; Ana Prata, Dicionário jurídico, Coimbra, Almedina, 1989, 621 p.

412.

Voir à ce sujet les remarques de Paul-André Rosental, Les sentiers..., op. cit., p. 15.

413.

Bernard Derouet, «Territoire et Parenté : pour une mise en perspective de la communauté rurale et des formes de reproduction familiale", Annales HSS, mai-juin 1995, nº3, pp. 645-686.

414.

Ibid., p. 652.