Deux thèmes, trois perspectives

Dans les chapitres qui suivent nous allons nous intéresser plus particulièrement à deux types d'informations qui caractérisent la position de chaque individu au sein de l'espace social : l'origine (dans le prochain chapitre) et l'horizon professionnel (la quatrième et la cinquième partie). Ces questions seront traitées selon trois approches différentes, combinées en fonction des problèmes posés.

Les fiches constituées d'après les registres de naissance de l'état civil permettent tout d'abord d'ébaucher une liste nominative des habitants de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa pour les périodes de 1900 à 1910 et de 1930 à 1939. Il s'agit là évidement d'une approximation. La méthode de construction du corpus implique en particulier que seuls les habitants ayant eu au moins un enfant durant cette période sont pris en compte. Les individus isolés qui n'ont pas fondé de famille ou les familles qui n'ont pas connu de naissances durant cette période demeurent insaisissables. Cette première approche se place donc à l'échelle de l'individu.

Les fiches de naissance permettent par ailleurs de reconstituer des relations entre des individus : père, mère, parrains, marraines, grands-parents paternels et maternels. Les actes de baptême ou de naissance de l'état civil donnent la possibilité d'étudier différentes populations. Le père et la mère forment un couple que l'on peut supposer stable. On sait de toute façon s'ils sont ou non mariés. Ce couple peut être mis en relation avec les autres individus qui apparaissent dans les registres : les grands-parents, les parrains, les marraines et les témoins. L'identification de ces individus est plus ou moins précise. Nous nous heurtons à une grande disparité de l'information suivant le statut de chacun. Nous connaissons par exemple relativement bien les parents, mais nous disposons de peu d'informations sur les grands-parents. Dans ce cas nous pouvons, dans des conditions précises que nous devrons exposer, avoir recours aux actes de mariage des parents.

Au moment de la rédaction des actes, tous ces individus n'ont pas la même fonction. Leur présence aux cotés des parents ne peut être interprétée de la même façon. On peut donc en déduire qu'ils n'ont pas la même place dans le réseau de relations des parents. Une grande partie de notre étude va reposer sur l'examen des liens entre les parents, le parrain et la marraine. Les individus identifiés comme simples témoins sont exclus. D'après le Code de l'état civil, le témoin doit obligatoirement signer le registre. Les parents ne peuvent donc pas choisir une personne quelconque comme témoin, celui-ci devant au moins savoir signer. Il nous a semblé que cette condition pouvait rendre suspecte la relation entre le témoin et les parents. Rien n'indique qu'il s'agit là d'une relation sociale (familiale, amicale, professionnelle, etc.) et non d'une relation purement occasionnelle (un service rendu). On pourrait relativiser cependant la portée de ce choix. Parrains et témoins peuvent être la même personne. Dans les années trente, le parrain et la marraine font souvent office de témoin. L'acte indique ainsi que les témoins déclarent alors être le parrain et la marraine de l'enfant. Il existe cependant des cas où le parrain, et plus fréquemment la marraine, ne sachant pas écrire, une autre personne signe l'acte en qualité de simple témoin.

Notre deuxième approche consiste à proposer une lecture configurationelle des faits observés. Il s'agit de retravailler chaque information en passant de l'échelle individuelle à celle des relations entre individus. Norbert Elias définit les configurations comme des figures globales, toujours mouvantes, au centre desquelles s'établit un équilibre fluctuant de tensions. Cette notion permet de penser l'individu et la société comme des« niveaux différents mais inséparables de l'univers humain" et non comme des« objets qui existeraient séparément" 415 . Les configurations peuvent être plus ou moins complexes. Ce concept peut être utilisé pour décrire des groupes restreints – Norbert Elias donne l'exemple d'un groupe de joueurs de cartes –, des villes ou une société entière. Les configurations les plus complexes peuvent être étudiées à travers l'analyse de chaînes d'interdépendance. Nous adoptons une démarche et un point de vue, en sélectionnant une série d'objets d'étude : les« réseaux d'interrelations", les« interdépendances", les « configurations", les« processus que forment les hommes interdépendants" 416 .

Enfin, et c'est la troisième approche, les informations collectées à partir des actes de naissance et de baptême sont issues de déclarations. Nous privilégions ici un autre aspect de notre source et une autre dimension des rapports sociaux. Ces déclarations permettent d'accéder aux représentations collectives et aux identités sociales. En illustrant notre propos par d'autres types de documents, nous voulons enquêter autour de ce monde des représentations : les classements professionnels, les identités sans cesse en construction et les formes d'existence du groupe 417 .

Notes
415.

Norbet Elias, Qu'est-ce que la sociologie ?, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 1991, p. 156 (1ère édition : Was ist Soziologie ? 1970).

416.

Ibid., p. 121.

417.

Nous reprenons ici les trois modalités du rapport au monde social définies par Roger Chartier : «d'abord, le travail de classement et de découpage qui produit des configurations intellectuelles multiples par lesquelles la réalité est contradictoirement construite par les différents groupes qui composent une société ; ensuite les pratiques qui visent à faire reconnaître une identité sociale, à exhiber une manière propre d'être au monde, à signifier symboliquement un statut et un rang ; enfin, les formes institutionnalisées et objectivées grâce auxquelles des « représentants" (instances collectives ou individus singuliers) marquent de façon visible et perpétuent l'existence du groupe, de la communauté ou de la classe". Roger Chartier, «Le monde comme représentation", Annales ESC, novembre-décembre 1989, nº6, pp. 1514.