Chapitre 4. Les liens avec la ville

Premier point donc : la question des origines, d'abord traitée à l'échelle individuelle. L'étude des origines des pères et des mères de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa doit rejoindre l'analyse des migrations et des modes de peuplement de Lisbonne, de la fin du XIXe siècle aux années 1940. Nous adoptons cependant un point de vue particulier puisque nous nous plaçons essentiellement du côté du lieu d'arrivée. Plus qu'un examen sur la longue durée des parcours et des stratégies, il s'agit à terme de déterminer en quoi les origines de la population influencent la nature des relations entre les individus et les façons d'habiter la ville.

Au Portugal, la question des mobilités s’est avant tout posée selon la perspective de l’émigration. Si les départs importants de population du territoire national remontent à la période des Grandes Découvertes, c’est au XVIIIe qu’apparaît la figure de l’émigrant portugais 418 . À la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 1930, l’émigration vers le Brésil atteint son apogée 419 . Les contemporains multiplient alors les études sur le sujet. L’afflux d’argent du Brésil constitue pour les campagnes une source importante de revenus qui peuvent être investis dans l’achat de terre ou dans la construction. Les départs n’étaient pas toujours définitifs : 30 à 40 % des émigrants seraient retournés au Portugal 420 . Au XIXe et au XX, au moins jusqu’au début des années 1980, l’émigration exerce une influence considérable sur la société portugaise. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays de destination changent et les parcours se diversifient : on émigre toujours au Brésil, mais aussi vers la France ou l'Allemagne. Les habitants de l'île de Madère vont s'installer au Venezuela, ceux de l'archipel des Açores aux Etats-Unis et au Canada.

La province du Minho et les districts du nord-ouest du pays (Porto, Braga et Viana do Castelo) fournissent pendant plusieurs siècles une grande part du contingent des émigrants. Dans ces régions, l’absence est souvent temporaire et les retours sont fréquents. Il existe une véritable division des rôles selon le sexe : les hommes partent et les femmes,"as viúvas dos vivos"(les veuves des vivants), restent pour travailler la terre. Les formes de mobilité sont liées aux modes de transmission du patrimoine – l'émigration devient alors pour les familles un moyen de préserver un petit patrimoine – ou aux comportements de la population en matière de nuptialité et de fécondité 421 . Les causes du départ et l'identification précise de la population concernée font encore l'objet de nombreux débats : les émigrants étaient-ils essentiellement des travailleurs agricoles sans terre ou des petits propriétaires ? S'agissait-il d'une émigration tournée vers une ambition d'ascension sociale ou provoquée par des conditions sociodémographiques particulièrement défavorables dans des régions surpeuplées par rapport aux ressources disponibles ? 422 Il semble que des différences importantes aient existé selon les régions de départ. L’émigration a donc pu correspondre à un sentiment culturel, à une vision du monde, mais aussi à des stratégies socialement déterminées 423 .

Si l'émigration constitue un phénomène essentiel dans la société portugaise des XIXe et XXe siècles, les migrations ou les déplacements à l'intérieur du pays ont été aussi repérés depuis longtemps. La population n'a jamais été considérée comme stable 424 . Mais ces mobilités ne sont pas pour autant faciles à reconstituer. Au Portugal, les changements de résidences se sont toujours effectués sans contrôle et sans obligation d'enregistrement, ni au départ ni à l'arrivée 425 . Pour le XIXe siècle, les tentatives d'évaluation quantitative de ces mobilités reposent donc essentiellement sur l'examen des recensements et sur l'estimation des soldes départs/entrées au niveau de chaque division administrative comme les districts ou les concelhos 426 . Les mobilités interrégionales suivaient généralement une double orientation du nord vers le sud et de l'intérieur du pays vers le littoral 427 . La description précise de ces parcours individuels ou familiaux est un travail délicat, il existe de nombreuses divergences entre les auteurs. Au XXe siècle, les mouvements les plus complexes et les plus intenses ont lieu dans le sud du pays. Au nord, ils sont plus anciens et se produisent surtout jusqu'à la fin du XIXe siècle. Au XXe siècle, dans ces régions, les départs vers l'étranger l'emportent sur les déplacements internes 428 .

Les migrations peuvent être aussi repérées sur le terrain : les ratinhos ("les petites souris", travailleurs saisonniers qui descendaient des régions montagneuses du centre vers les plaines de l'Alentejo au moment des moissons), les algarvios (individus originaires de l'Algarve) ou les minhotos (individus originaires du Minho), sont des figures marquantes de certaines traditions locales. Cependant, selon Orlando Ribeiro, ces migrations essentiellement saisonnières entraînaient rarement une fixation définitive 429 .

Toutefois, le courant migratoire dominant, celui qui nous intéresse plus particulièrement ici, conduit les populations de la campagne vers la ville. Lisbonne et, dans une moindre mesure, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, Porto sont les deux pôles d'attraction. Le mode de peuplement de la capitale a été encore peu étudié 430 . Des études limitées à des quartiers spécifiques ont pu mettre en évidence une concentration des origines dans l'espace urbain, des régularités statistiques liées à des processus de migrations en chaîne qui reposent sur des réseaux de parenté et de solidarités de type communautaires. Certains auteurs ont pu se livrer aussi à une lecture sexuée des pratiques, avec une différence entre les parcours migratoires des hommes et des femmes 431 .

Ces dernières observations serviront de point de départ à notre enquête. Au-delà de la caractérisation des migrants et de la question qui vise à savoir« qui arrive en ville" 432 , il s'agit de croiser deux champs d'études : les formes de mobilités géographiques et les« logiques de peuplement", c'est-à-dire les manières d'habiter et les formes de sociabilité 433 . L'étude des parcours migratoires permet d'attirer l'attention sur le processus d'intégration à la ville. En ville, tout le monde n'est pas un migrant de fraîche date : à partir de l'observation des liens entre migrants et lisboètes de souche, nous pouvons espérer mieux comprendre la tension existante entre désire/nécessité d'intégration et enracinement supposé dans le milieu d'origine. Nous allons examiner le rapport entretenu par les nouveaux venus en ville avec les espaces d'origine et d'accueil. Y-a-t-il rupture ou peut-on percevoir l'influence des origines dans les choix des liens matrimoniaux ou dans l'organisation spatiale des relations de voisinage ? 434

Notes
418.

D’après Joel Serrão, A Emigração Portuguesa, Lisboa, Livros Horizonte, 1974, 245 p.

Aux XVIe et XVIIe, les départs ont pu être estimés à :

3 500 individus entre 1500 et 1580

5 000 individus entre 1580 et 1640

2 000 individus entre 1640 et 1700

10 000 individus entre 1700 et 1760.

D’après Vitorino Magalhães Godinho, cité par Caroline B. Brettell, Men who migrate, women who wait : population and History in a portuguese parish, Princeton University Press, 1986, p. 90.

419.

Selon le ministère Brésilien de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce, ente 1908 et 1920, 420 569 portugais se seraient installés au Brésil. Une autre source officielle indique que pour les seules années 1913 et 1920, on aurait enregistré respectivement 76 701 et 33 883 nouveaux immigrants portugais. D’après, Miriam Halpern Pereira, «A política portuguesa de emigração 1850-1930", dans Diversidade e Assimetrias…, op. cit., pp. 166-167.

420.

D’après M. H. Pereira, op. cit.

421.

Caroline B. Brettell, op. cit. Du même auteur : «Fratelli, sorelli e successioni nel Portugallo nord-occidentale (XIX-XX seculo), Quaderni Strorici, nº 87, décembre 1994, pp. 701-722 ; et en collaboration avec Rui Feijó, The roda of Viana do Castelo in the 19 th century : public welfare and family strategies, Viano do Castelo, Câmara Municipal, 1990, 30 p.

422.

On trouvera une bibliographie sur ces questions dans l'édition portugaise du livre de Caroline B. Brettell, Homems que partem, mulheres que esperam, Lisboa, Pub. D. Quixote, 1991, 317 p.

423.

C. B. Brettell, Men who..., op. cit.

424.

Au Portugal, à la différence de la France, l'idée d'une population rurale sédentaire avant le XIXe siècle a rarement été défendue. Sur le mythe de l'immobilité de la population française de l'Ancien Régime, voir l'introduction de Paul-André Rosental, Les sentiers invisibles..., op. cit.

425.

Il est donc difficile de reconstituer intégralement le destin des individus qui quittent leur terre natale. Faute de documents de type «registre de population", des études comme celles de Jean-Luc Pinol sur Strasbourg, à l'époque où la ville était sous administration allemande, ou de Maurizio Gribaudi sur Turin, sont quasiment impossibles à mener au Portugal, au moins en ce qui concerne les grandes villes. Voir sur ce point les remarques de Jean-Luc Pinol, dans «Mesurer les mobilités urbaines, Strasbourg 1870-1940 : trajectoires individuelles et espace urbain", Enquête, nº4, 1996, pp. 93-96.

426.

On se reportera ici à l'analyse des donnés des recensements dans le chapitre 1.

427.

Suzanne Daveau note que ce mouvement s'inscrit dans le processus plus général de périphérisation du peuplement de la péninsule ibérique, en cours depuis le XVIe siècle. S. Daveau, «A população : comentários e actualização", dans Geografia de Portugal, III. O Povo Português, Lisbonne, Ed. João Sá da Costa, 1987, pp. 782-786.

428.

D'après J. Evangelista, op. cit.

429.

O. Ribeiro et N. Cardigos, op. cit.

430.

Un des rares textes auxquels nous pouvons nous référer : Teresa Rodrigues,"Os Movimentos Migrátorios em Lisboa. Estimativa e efeitos na estrutura populacional urbana de Oitocentos", Ler História, nº26, 1994, pp. 45-75,

431.

Deux quartiers de Lisbonne sont maintenant bien connus : Alfama grâce aux travaux d'António Firmino da Costa, et le quartier de la Bica, étudié par Graça Índia Cordeiro.

432.

Maurice Garden, «L'intégration des nouveaux citadins dans la ville moderne : quelques questions", dans E. François (dir.), Immigration et société urbaine en Europe occidentale, XVI e -XX e siècles, Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 1985, pp. 145-154.

433.

Yves Grafmeyer, introduction de Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Yves Grafmeyer et Francine Dansereau (eds.), Lyon, PUL, 1998, p. 7.

434.

On pourrait reprendre ici la typologie élaborée par Paul-André Rosental, qui distingue les «migrations de rupture" (le pays ou la région d'accueil devient «l'espace investi", les liens avec la région ou le pays d'origine sont faibles) et les «migrations de maintien" (le pays ou la région d'accueil n'est qu'un «espace vécu" où le migrant ne souhaite pas réaliser ses objectifs de vie). La dichotomie entre espace vécu et espace investi renvoie à la distinction sociologique entre groupe d'appartenance et groupe de référence. Mais les principes méthodologiques qui sous-tendent ce type d'analyse sont, en toute rigueur, difficilement compatibles avec notre propre mode d'observation : une étude de données individuelles de type biographique, un suivi des parcours individuels et des lignées familiales sur la longue durée, l'interprétation d'un jeu de variables interactives et non d'une série de variables isolées. Paul-André Rosental, «Maintien/rupture : un nouveau couple pour l'analyse des migrations", Annales ESC, novembre-décembre 1990, nº6, pp. 1403-1431. Pour mettre en pratique sa méthode, l'auteur utilise des données issues de l'enquête des 3 000 familles (enquête TRA). Il dispose ainsi d'un vaste corpus d'informations et peut reconstituer les parcours individuels des membres de 50 lignées familiales sur un demi-siècle (1850-1900). Ces propositions théoriques ont pu être appliquées à un tout autre contexte, à partir des mémoires des émigrés contre-révolutionnaires : Karine Rance, «L'émigration nobiliaire française en Allemagne : une «migration de maintien" (1789-1815)", Genèses, nº30, mars 1998, pp. 5-29.