Nous allons dans un premier temps tenter de mesurer les changements dans les dynamiques migratoires entre le début du siècle et les années 1940, sur la base de la simple opposition entre lisboètes de souche et résidants de Lisbonne plus ou moins anciens mais non originaires de la capitale. L'ancienneté du lien avec la ville est ici évaluée d'après le lieu de naissance : le concelho de Lisbonne – c'est-à-dire la ville intra-muros – ou ailleurs au Portugal ou à l'étranger. Ces données sont d'autant plus intéressantes qu'elles peuvent être comparées avec des informations publiées dans les recensements de la première moitié du XXe siècle et analysées dans le chapitre 1.
On émettra cependant une réserve importante para rapport à cette démarche. Les données issues des recensements concernent la totalité de la population de la division administrative considérée et non pas les seuls adultes pères et mères, comme c'est le cas dans notre corpus. La comparaison avec les résultats des différents recensements des années 1890-1940 est donc faite ici à titre indicatif. Par rapport aux recensements, et aux peuplements réels des deux rues aux deux époques, nos propres résultats devraient minorer la proportion d'individus nés à Lisbonne. Les migrants nouveaux venus en ville sont souvent de jeunes adultes et c'est en grande partie cette population que nous étudions. Les personnes âgées et surtout les individus en bas âge sont probablement dans une plus forte proportion originaires de Lisbonne 439 .
Ces premiers résultats laissent entrevoir une nette différence entre les évolutions observées Rua da Cruz et Rua Feliciano de Sousa. Dans les années 1900, les pères et les mères de la Rua da Cruz nés dans le concelho de Lisbonne sont relativement peu nombreux. La proportion est nettement inférieure à celle observée dans la paroisse d'Alcântara ou dans l'ensemble de la ville : un peu plus de 28% et près de 37% pour les pères et les mères de la Rua da Cruz et autour de 50% pour la population de la paroisse ou pour celle de la ville tout entière. Au début du siècle, la Rua da Cruz apparaît comme un espace singulier, avec une proportion élevée d'individus récemment arrivés en ville. Dans les années 1930, ce n'est plus cas. La Rua da Cruz se normalise, la proportion des pères et des mères nés dans le concelho de Lisbonne devient comparable à celle observée dans les autres espaces.
(*) individus connus (pères ou mères inconnus exclus) et une mention par individu.
(source : censos. Le recensement de 1940 ne distingue pas les données selon les freguesias)
La population des pères et des mères de la Rua Feliciano de Sousa connaît une évolution différente. Dès le début du siècle, l'origine des habitants de cette rue, en se limitant toujours au simple critère d'être ou non né à Lisbonne, semble se conformer à la moyenne observée à des échelles plus importantes comme la paroisse ou la ville. Dans les années 1930, la proportion des pères et des mères nés à Lisbonne y est même nettement supérieure, avoisinant 60% pour les mères.
Compte tenu des réserves que nous avons émises sur la comparaison entre les recensements et nos résultats, on peut estimer que la population de ces deux rues, en particulier dans les années 1930, est dans une large proportion – sans doute sensiblement supérieure à celle observée dans le reste de la ville – de souche lisboète.
Un autre enseignement concerne les distinctions selon le sexe qui s'expriment de manière différente Rua da Cruz et Rua Feliciano de Sousa. Dans la première rue, les mères sont plus souvent nées dans le concelho de Lisbonne que les pères. Il semble qu'il s'agit là d'une tendance durable puisque la différence perdure dans les années 1930, même si elle a tendance à diminuer. Rua Feliciano de Sousa, les lieux de naissance ne semblent pas obéir à un déterminisme aussi fort en fonction du sexe des individus. Au début du siècle, les pères sont même plus souvent nés à Lisbonne que les mères, mais avec une différence minime, un peu plus de 2,5%. Dans les années 1930, le rapport s'est inversé. L'écart entre la proportion des mères nées à Lisbonne et celle des pères est alors plus net, environ 4,5%. Pour la suite de l'analyse, deux critères de comparaison semblent donc s'imposer : les différences entre la population des deux rues étudiées, et entre les hommes et les femmes.
L'analyse a porté jusqu'ici sur le nombre d'individus nés dans le concelho de Lisbonne. Lisbonne est aussi le chef-lieu d'un district. Distrito ou concelho, dans la présentation des résultats, cela n'a en fait que peu d'importance. Le graphique 4.2. montre la faible présence dans ces rues des populations issues des concelhos qui entourent la capitale. Les individus originaires de Torres Vedras, Vila Franca de Xira, de Mafra ou d'Alenquer, pour les concelhos les plus souvent cités, sont relativement peu nombreux.
La fixation dans la capitale d'une population originaire des campagnes environnantes a pourtant longtemps symbolisé la pénétration du monde rural au cœur de la ville. Les saloios¸ habitants de ces terres agricoles au nord de Lisbonne, se sont imposés comme des figures traditionnelles des quartiers populaires de la capitale. Il faut sans doute distinguer la présence quotidienne d'une population et l'installation – la résidence – plus ou moins définitive. Au sein de cette population, la faible distance aidant, les liens avec le territoire d'origine demeuraient importants. Les femmes exerçaient souvent le métier de lavandière et il était fréquent de« les voir, de grands ballots de linge sur la tête, avec leurs habits traditionnels, animer le quotidien monotone des rues de la ville" 440 . Dans les rues que nous étudions, cet aspect du mode de peuplement de Lisbonne est perceptible seulement au début du siècle et pour la Rua da Cruz, du moins si l'on se place d'un simple point de vue statistique 441 . Nous pouvons en déduire qu'il existe donc en général pour les nouveaux venus en ville une distance géographique importante avec la région d'origine. Pouvons-nous pour autant conclure à l'existence d'une coupure relativement nette entre l'espace urbain d'accueil et le monde rural d'origine ? Ce type d'interrogation devra ressurgir dans l'analyse de la nature du lien entretenu par les individus avec les différents espaces de références, c'est-à-dire les territoires d'origine et d'accueil.
On renvoie aux observations du chapitre 1 sur la signification des données des recensements qui reflètent des modifications des rapports de force entre différentes catégories d'individus en fonction des lieux de naissance et non des flux de population.
Orlando Ribeiro, «O crescimento de Lisboa", dans Opúsculos Geográficos, vol. V, «Temas Urbanos", Fundação Calouste Gulbenkian, Lisboa, 1994, p 23.
En toute rigueur cette conclusion ne peut pas revêtir un caractère définitif. C'est aussi au travers de l'examen des relations interindividuelles que doivent être appréciées les formes de structuration sociale. «Contrairement à ce que laisse volontiers penser l'apparente naturalité du chiffre, aucune mesure brute, si évidente et indiscutable paraisse-t-elle, ne permet de cerner la structure d'un espace". Paul-André Rosental, «La rue mode d'emploi", Enquête, nº4, 1996, p. 142.