Des origines fréquentes

En poursuivant notre analyse, nous pouvons constater une certaine régularité dans la fréquence des lieux de naissance des individus recensés dans les actes de l'état civil. Dans l'introduction de ce chapitre, nous avons vu que des études menées sur la population de Lisbonne ont pu mettre en évidence des phénomènes de migration en chaîne qui s'observent à travers une concentration dans l'espace de groupes d'individus de même origine. Nous pouvons donc, dans un premier temps, mesurer ce qu'on pourrait nommer la dispersion géographique des origines de notre population (tableau 4.3). Nous remarquons tout d'abord que toutes les régions du Portugal, ou presque toutes, sont représentées pour chaque catégorie d'individus, quels que soient le sexe ou la période considérés 442 . Suzanne Daveau avait déjà observé que Lisbonne, à la différence de Porto, recrutait sa population dans toutes les régions du Portugal 443 . Nous repérons ici une trace locale de ce processus. La deuxième observation est liée à une lecture sexuée des résultats. Mis à part dans le cas de la Rua Feliciano de Sousa durant la période 1900-1910, l'origine des femmes est moins diversifiée que celle des hommes. Compte tenu des effectifs limités et du faible nombre de districts, l'indice du nombre moyen d'individus par distrito reste assez aléatoire. Les résultats sont cependant relativement concordants au niveau des freguesias et des concelhos.

Tableau 4.3. : La dispersion des origines nombre de distritos, de concelhos, et de freguesias cités comme lieu de naissance - moyennes en fonction de l'effectif total des individus nés au Portugal

En ce qui concerne l'évolution entre le début du siècle et les années trente, nous constatons une concentration des origines des individus pour les deux rues. Ce phénomène peut évidemment en partie s'expliquer par le poids de plus en plus important des individus nés à Lisbonne. Enfin, la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa connaissent des situations et des évolutions différentes : des origines plus diversifiées au départ mais une évolution plus tranchée pour la Rua da Cruz ; une concentration des origines déjà importante au début du siècle et une évolution moins heurtée Rua Feliciano de Sousa.

La distribution des déclarations en fonction du distrito de naissance est-elle le résultat de dynamiques migratoires structurées ? Tout en conservant la première impression d'une population aux origines très diversifiées, nous pouvons mieux cerner les courants migratoires dominants.

Figure 4.3. : Distritos où sont nés plus de 5% des individus, période 1 (1900-1910) et période 2 (1930-1939)
Tableau 4.4. : Concelhos de naissance les plus fréquents – effectifs (concelho de Lisbonne exclu)

p = père période 1 = 1900-1910
m = mère période 2 = 1930-1939

Le graphique 4.3. est construit sur la base du seuil arbitraire de 5% des individus de notre population. Ce seuil de 5% correspond à environ une dizaine d'individus de chaque catégorie : pères et mères des deux rues et pour les deux périodes. Nous avons cherché à définir de manière plus rigoureuse ce que nous pouvions considérer comme étant une origine« fréquente". Plus que des flux globaux, nous voulons mettre en évidence des courants de migrations spécifiques et durables. Nous avons ainsi distingué chaque sous-groupe d'individus afin de déterminer les constances dans les origines et de mettre en évidence des tendances inscrites dans la longue durée et plus ou moins limitées dans l'espace, au départ comme à l'arrivée. Nous évitons par exemple que la présence d'un seul couple originaire d'une région donnée soit érigée en modèle. De même, dans le tableau 4.4., nous avons regroupé les concelhos dont sont originaires plus de quatre individus d'un seul sous-groupe.

Dans son étude sur la Bica, Graça Ìndias Cordeiro a pu mettre en évidence un lien très net entre ce quartier de Lisbonne et la ville d'Olhão en Algarve, et même plus particulièrement une paroisse de cette ville 444 . Le mode d'observation – l'étude sur la Bica s'inscrit sur une longue durée, entre 1886 et 1960 – influence certainement la nature des résultats, en amplifiant ou en masquant certains comportements. De notre coté, nous n'avons pas décelé de courant migratoire aussi régulier.

Les pères et les mères de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa, nés en dehors du district de Lisbonne sont majoritairement originaires du centre et du nord-est du pays : des districts de Castelo Branco, Viseu, Coimbra et surtout de Guarda. En dehors de Lisbonne, Guarda est le seul districtqui atteint le seuil des 5% pour toutes les catégories d'individus et pour les deux périodes. Les régions du sud de pays sont peu représentées dans cette liste. Le district de Faro n'atteint ce seuil des 5% que pour un seul des sous-groupes (les mères de la Rua Feliciano de Sousa pour la période 1900-1910).

La distribution des origines selon le concelho de naissance permet de préciser la nature des dynamiques migratoires en jeu. Quelques concelhos semblent fournir régulièrement de nouveaux habitants aux rues étudiées. Les concelhos de Seia, Gouveia, Guarda, Covilhâ, Tábua, Oliveira do Hospital sont les lieux de naissance les plus fréquents. Ils se situent tous dans une région bien précise, au centre du pays, au pied du massif de la Serra da Estrela. Ils n'ont toutefois pas la même importance selon les périodes et les catégories d'individus. Tábua, Gouveia et Covilhã sont des concelhos de naissance fréquents pour les pères et les mères de la Rua da Cruz , mais plus rares pour ceux de la Rua Feliciano de Sousa. De Seia sont originaires des pères et des mères des deux rues. De Guarda et Gouveia sont venus des pères et des mères demeurant Rua da Cruz entre 1900 et 1910. Dans les années 1930, les individus originaires de ces concelhos sont plus rares.

Pour ce groupe de concelhos, il est difficile de se livrer à une lecture sexuée des résultats. Si les origines varient selon la période et selon la rue, il existe en revanche un relatif équilibre entre les sexes. Faut-il voir dans ce phénomène les traces de migrations familiales qui ont concerné des couples plus que des individus ? On notera que des déséquilibres entre les sexes apparaissent au niveau d'autres concelhos, qui ne font pas partie du premier groupe déjà repéré. D'Almada, sur la rive sud du Tage sont venues surtout des femmes, aussi bien dans la Rua da Cruz que dans la Rua Feliciano de Souza et pour les deux périodes. En ce qui concerne les origines peu fréquentes on note aussi des disparités qui, bien que portant sur de faibles effectifs, doivent être soulignées. Dans les années 1900, quelques femmes viennent du district d'Aveiro, en particulier du concelho de Albergaria-a-Velha, mais peu d'hommes. Setúbal est aussi une région d'où sont originaires en majorité des femmes 445 .

Cette géographie des origines peut être analysée à la lumière des savoirs accumulés depuis de nombreuses années sur les caractéristiques démographiques et sociales des régions portugaises. Une grande part des individus recensés sont donc originaires de la Beira intérieure, et plus particulièrement d'une région comprise entre Celorico da Beira et Fornos de Algodres au nord, Covilhã au sud-est, Oliveira do Hospital et Tábua au sud-ouest (figures 4.4. et 4.5.). Dans les années 1930, le géographe allemand Hermann Lautensach décrivait le nord-est du Portugal comme la région qui possédait l'économie la plus « primitive" du pays, avec la plus grande extension de terres incultes et les densités démographiques les plus faibles 446 . Dans les années 1920, ce sont ces mêmes régions qui fournissent une grande part des candidats à l'émigration :« le nombre d'émigrants est, presque partout, très élevé ; la forme d'émigration y est la plus radicale, par familles entières" 447 . Quelques années plus tard, Orlando Ribeiro note que de nombreuses paroisses du concelho de Guarda ont vu leur population diminuer entre 1890 et 1940. Le cas n'est pas rare dans le nord-est du pays, mais il est exceptionnel sur le littoral et dans le sud 448 .

Mais la région délimitée par les lieux de naissance les plus fréquents ne peut pas être assimilée à l'ensemble du nord-est. Les bords du massif de la Serra da Estrela forment, selon l'expression d'Orlando Ribeiro, une véritable« ceinture de peuplement". Cette région a une longue tradition industrielle, en particulier dans le secteur de d'industrie lainière, sous la forme du domestic system ou d'une industrie mécanisée comme à Covilhã, le premier centre lainier du Portugal. Covilhã est par ailleurs l'une des villes les plus importantes de l'intérieur du pays. Elle connaît une croissance très forte à la fin du XIXe siècle et encore au XXe siècle : plus de 15 000 habitants en 1900, 18 000 en 1940. Les migrants originaires de cette région n'étaient sans doute pas des paysans mais plutôt des ruraux, qui pouvaient avoir une certaine expérience de la vie à l'usine ou du salariat 449 .

Figure 4.4. : Distritos de naissance fréquents plus de 5% des individus d'un seul sous-groupe
Figure 4.5. : Concelhos de naissance fréquents effectifs – plus de 4 individus d'un seul sous-groupe

D'autres aspects de ces premiers résultats peuvent faire écho à des caractéristiques bien connues du peuplement de la capitale portugaise. À Lisbonne, les« varinas", des vendeuses de poissons ambulantes qui portaient leur marchandise dans des paniers juchés sur leur tête, doivent leur nom au village d'Ovar, près d'Aveiro. Orlando Ribeiro a déconstruit le mythe en soulignant que ces femmes n'avaient généralement aucun lien avec cette petite ville de la côte atlantique 450 . Les études sur la population de la capitale ont néanmoins souvent mis en évidence une présence majoritairement féminine des immigrants de cette région 451 . Dans nos propres résultats, nous en trouvons la trace.

Nous pourrions certainement multiplier les exemples des déterminismes économiques et démographiques des migrations (le surpeuplement par rapport aux ressources disponibles) ou illustrer l'importance des mécanismes relationnels (réseaux familiaux ou modes de recrutement de la main d'œuvre pour certains métiers). Mais notre mode d'observation ne permet pas de considérer le phénomène migratoire dans toute sa complexité. Nous observons ici des individus à partir du lieu d'arrivée. Nous ne savons rien sur les conditions du départ, en particulier sur les dynamiques familiales, essentielles dans« l'engendrement des projets migratoires", une notion placée au centre de l'étude de Paul-André Rosental 452 .

Nous nous plaçons délibérément sur un autre point de vue. Plus que les conditions des migrations, c'est l'influence de celles-ci sur la construction des relations au sein de l'espace urbain qui nous intéresse. De l'analyse des origines individuelles nous pouvons cependant retenir trois types d'observations :

  • Au début du siècle, pour la Rua da Cruz, trois régions (distritos) rassemblent chacune plus de 10% des origines individuelles (masculines et féminines). Il s'agit des districts de Coimbra, Viseu et de Guarda. Dans les années 1930, aucune n'atteint ce seuil. La proportion de 10% correspond à environ une cinquantaine d'individus. En tentant de s'affranchir des divisions administratives, nous pouvons déterminer une région précise, située au bord de la Serra de Estrêla, qui a fourni, au moins pendant la première moitié du XXe un nombre important de nouveaux habitants à la Rua da Cruz. Au début du siècle plus de 14% des pères et des mères de cette rue sont originaires des concelhos de Covilhã, Oliveira do Hospital, Tábua, Gouveia, Guarda et Seia. Dans les années 1930, ils ne sont guère plus de 10 %. En effectif, on passe de 74 individus à 48, soit une diminution d'environ un tiers. À cette baisse de la part de ces régions dans les origines individuelles correspond une hausse de la proportion des individus nés à Lisbonne. Il existait donc dans la Rua da Cruz au début du siècle une minorité régionale assez forte, qui pouvait être le vecteur de sentiments plus ou moins communautaires. Ce sous-groupe est moins présent dans les années 1930.
  • Les pères et les mères de la Rua Feliciano de Sousa et ceux de la Rua da Cruz ont des origines assez proches. Un concelho est cependant davantage représenté, Rua Feliciano de Sousa : le concelho d'Oliveira do Hospital. Par rapport à la Rua da Cruz, la Rua Feliciano de Sousa connaît une évolution moins heurtée. Il n'y a pas de rupture entre les deux périodes. Au début du siècle, dans la Rua Feliciano de Sousa, la part des individus nés à Lisbonne est déjà importante. Dans les années 1930, les différentes proportions – lisboètes de souche et reste de la population – sont comparables dans les deux rues.
  • Enfin, il convient de noter la faible proportion d'individus nés en dehors du Portugal 453 . Ceux-ci peuvent être nés dans les colonies ou au Brésil, en étant fils ou filles de portugais émigrés, retournés au pays avec leur parent ou à l'âge adulte. La plupart sont cependant espagnols, nés en Galice, dans la province d'Orense. Leur patronyme indique qu'il s'agit vraisemblablement d'Espagnols de souche 454 . Nous avons déjà souligné que la Galice et le nord du Portugal partageaient un même substrat culturel. Nous pouvons donc conclure, sinon à une unité culturelle, au moins à une unité linguistique au sein des habitants des rues étudiées. Cette remarque peut paraître banale dans le contexte lisboète et portugais en général, mais elle permet de souligner la différence avec d'autres contextes nationaux, où l'histoire des espaces urbains ouvriers ou populaires rejoint l'histoire des populations étrangères émigrées 455 .
Notes
442.

Selon la division administrative retenue, le Portugal continental compte 18 distritos, auxquels nous avons rajouté la région de l'île de Madère.

443.

Orlando Ribeiro, Hermann Lautensach, Suzanne Daveau, Geografia de Portugal - III. O Povo Português, Lisboa, Edições João Sá da Costa, 1987, p. 806. Cette synthèse rassemble trois séries d'études réalisées par des géographes à des périodes différentes : les années 1930 pour l'allemand Hermann Lautensach, les années 1950 pour Orlando Ribeiro, et une réactualisation des connaissances au moment de la publication, par Suzanne Daveau.

444.

Graça Índias Cordeiro, Um Lugar na Cidade..., op. cit. Rappelons que cette étude se base aussi sur l'analyse d'actes de naissance.

445.

On se reportera aux tableaux en annexe pour connaître les origines de l'ensemble des individus du corpus.

446.

Hermann Lautensach, Geografia de Portugal..., op. cit., p 725.

447.

Ibid.

448.

Orlando Ribeiro, ibid., p. 751.

449.

Sur la diversité des profils des migrants qui arrivent en ville : M. Garden, «L'intégration des nouveaux citadins...", op. cit.

450.

Ibid., p. 755.

451.

Dans le quartier de la Bica, par exemple.

452.

Paul-André Rosental, Les sentiers invisibles..., op. cit., p 215. Pour un bilan et une critique des recherches sur la question des migrations, on se reportera à l'introduction et au premier chapitre du livre.

453.

Portugal continental et Madère. Les individus nés dans les colonies (Mozambique, Cap-Vert, Macao) sont aussi classés dans cette catégorie «né à l'étranger".

454.

Nous ne connaissons pas la nationalité des déclarants.

455.

On en trouve des exemples avec le quartier du Soleil à Saint-Étienne ou la ville de Longwy, étudiés respectivement par Jean-Paul Burdy et Gérard Noiriel.