b) Migrations, stabilités et parcours

Une population stable ?

Le fait le plus marquant révélé jusqu'à maintenant est le poids important et croissant entre les deux périodes des individus nés à Lisbonne. Une grande partie de la population des rues étudiées semble donc être fortement liée à la ville de Lisbonne. L'étude de la paroisse (freguesia) de naissance de ces lisboètes de souche permet même d'envisager l'idée d'une certaine stabilité au sein de l'espace urbain. En effet, dans une proportion appréciable, ces individus sont nés dans la paroisse d'Alcântara. Cette observation va à l'encontre des conclusions de nombreux travaux où la mobilité est identifiée comme l'une des principales caractéristiques des modes d'habiter dans les quartiers populaires. Il peut certes y avoir plusieurs types de mobilités, dans un rayon plus au moins étendu à l'échelle de la ville tout entière, ou des déplacements réduits à l'intérieur d'un quartier. Ces parcours ne se limitent pas aux simples mobilités individuelles. Ils peuvent être aussi saisis au niveau des ménages ou des lignées familiales. Notre mode d'observation ne permet probablement pas d'analyser correctement et dans toute leur complexité ces phénomènes.

Par ailleurs, une augmentation de la proportion d'individus nés à Lisbonne ou dans le quartier d'Alcântara peut aussi signifier une diminution du nombre d'installations de nouveaux habitants. En effet, bien qu'il soit impossible de comparer le nombre précis d'habitants des deux rues aux deux époques étudiées, il semble que la population de la Rua da Cruz ait eu plutôt tendance à diminuer, la population de la Rua Feliciano de Sousa étant elle plutôt stable. Il faut donc lire les résultats aussi bien en terme de proportion que d'effectif.

Figure 4.6. : Individus nés dans la freguesia d'Alcântara ou dans une autre freguesia de Lisbonne (effectifs)

Encore une fois, on distingue nettement la Rua da Cruz de la Rua Feliciano de Sousa. Dans la Rua da Cruz, entre le début du siècle et les années 1930, le groupe des individus nés à Alcântara, s'accroît tant en volume qu'en proportion. Dans les années 1930, la proportion des mères nées dans la paroisse d'Alcântara s'élève à presque 40%. Quelle que soit l'époque considérée, il y a davantage de mères nées à Alcântara que de pères.

Rua Feliciano de Sousa, c'est une fois de plus la stabilité entre les deux périodes, qui prime. Pour les pères, la situation est même exactement identique, tant en volume (35 pères nés dans la paroisse d'Alcântara) qu'en proportion (un peu plus de 23% pour les deux périodes). Les mères de cette rue sont plus souvent nées dans la paroisse d'Alcântara dans les années 1930 qu'au début du siècle. La différence entre les pères et les mères est moins nette Rua Feliciano de Sousa que Rua da Cruz.

Tableau 4.5. : Freguesia de naissance des lisboètes de souche

Nos conclusions reposent sur des catégories administratives – les paroisses (freguesias) de la ville de Lisbonne – qui nous sont imposées par la nature et par le contenu de nos sources. La stabilité supposée de la population étudiée peut correspondre en fait à une grande diversité de comportements, à l'intérieur et autour de la paroisse d'Alcântara. Nous ne pouvons pas nous affranchir de ces catégories administratives 456 . L'examen précis des paroisses de naissance des lisboètes de souche permet cependant d'affiner notre perception des mobilités résidentielles (tableau 4.5.).

Nous avons représenté sur deux cartes (figures 4.7. et 4.8.), la proportion des déclarations de lieux de naissance des pères et des mères lisboètes de souche dans les différentes paroisses de Lisbonne. Pour exercer un contrôle minimum sur nos résultats, nous n'avons pas tenu compte des paroisses où est né un seul individu de l'une des catégories. Ce parcours ramené artificiellement à un trajet unique, ne reflète pas forcément la nature de mobilités bien plus complexes. C'est néanmoins une autre image des trajets résidentiels qui apparaît sur ces cartes. Alcântara n'est plus isolé, il correspond à la partie centrale d'un espace plus vaste qui s'étend sur la partie occidentale de la ville : avec les paroisses de Santos, Lapa, Santa Isabel, Santa Catarina, mais aussi Ajuda et Belém 457 . En s'éloignant de cette zone, les paroisses de naissance des pères et des mères de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa dessinent un arc de cercle autour des quartiers du centre-ville, qui coïncide en partie avec la périphérie industrielle traditionnelle de Lisbonne à la fin du XIXe siècle. Deux paroisses à l'ouest de la ville sont des lieux de naissance fréquents parmi les habitants de nos rues : Socorro, où se situe le quartier de Mouraria et Monte Pedral, qui abrite Xabregas, un des quartiers fortement industrialisés de la capitale. C'est la géographie industrielle de Lisbonne que l'on retrouve ici.

Les pères et les mères lisboètes de souche sont donc aussi bien originaires des anciens quartiers industriels (Santa Isabel, Mouraria) que des nouveaux (Xabregas) 458 . On note en revanche l'absence dans la liste des origines de certains quartiers populaires traditionnels de la capitale, en particulier Alfama (freguesia de São Miguel et de Santo Estevão) et Graça. Au niveau des lisboètes de source, la géographie des origines semble donc correspondre à des dynamiques structurées qui ne se résument pas à une simple circulation des populations entre des quartiers de même nature sociologique.

Il existe assez peu de comportements spécifiques à un groupe particulier en fonction de la rue ou du sexe. On peut néanmoins discerner des origines plus concentrées dans l'espace à un nombre limité de paroisses, avec une certaine stabilité entre les deux périodes, pour les habitants de la Rua Feliciano de Sousa. Si les parcours sont identiques, ils ne se font pas forcément à la même période : dès le début du siècle, un nombre significatif d'habitants de la Rua Felicano de Sousa sont originaires de la paroisse de Socorro, alors que pour la Rua da Cruz cela est vrai seulement dans les années 1930.

Figure 4.7. : Freguesias de naissance des lisboètes de souche Rua da Cruz
Figure 4.8. : Freguesias de naissance des lisboètes de souche Rua Feliciano de Sousa
Notes
456.

La prise en compte du domicile au moment de la naissance et non de la seule freguesia de naissances supposerait une recherche systématique des actes de naissances des pères et des mères.

457.

D'après la division administrative en vigueur en 1925. Le nom et les limites de nombreuses paroisses ont depuis été modifiés.

458.

Selon une enquête publiée en 1914, la paroisse de Socorro abritait à cette date 80 établissements industriels, avec une moyenne de 9,8 ouvriers par établissement, ce qui l'aurait placée parmi les zones de la capitale les plus industrialisées. Cette enquête ne contient pas de données sur les paroisses d'Alcântara, de Belém, ni sur celles de l'est de Lisbonne, de Xabregas à Olivais. J. Custódio, «Reflexos da industrialização na fisionomia e vida da Cidade", dans O Livro de Lisboa, Livros Hrorizonte, Lisbonne, 1994, pp. 435-492.