a) Le choix du partenaire comme indice d'intégration dans la ville

Il s'agit de déterminer les cas où au moins un des deux partenaires de chaque couple est né à Lisbonne, les cas où au moins l'un des deux partenaires est né à Alcântara, et les cas où les deux partenaires sont nés en dehors de Lisbonne, mais dans le même concelho.

Tableau 4.9. : Composition des couples selon l'origine du père et de la mère
Tableau 4.9. : Composition des couples selon l'origine du père et de la mère

En % des liens établis, sauf * en % des pères et des mères nés en dehors du concelho de Lisbonne.
(a) concelho de Lisbonne
(b) sans compter les pères et les mères inconnus

Commençons l'analyse par la Rua da Cruz. Selon ce mode d'observation, le lien avec Lisbonne devient plus fort. Dans les années 1900, près de la moitié des couples (47,6%) ont au moins l'un des deux partenaires né à Lisbonne. Dans les années 1930, ils sont plus de 70% (tableau 4.8.). Le choix du partenaire contribue à renforcer le lien avec la ville.

Nous pouvons tenter de mesurer ce phénomène. Différents modes de calcul et de comparaison sont envisageables. On peut comparer la proportion de liens avec Lisbonne en fonction de l'échelle d'observation : la proportion de couples dont au moins l'un des deux partenaires est né à Lisbonne par rapport à la proportion des individus nés à Lisbonne 470 . Toujours dans le cas de la Rua da Cruz, cette proportion est multipliée par 1,45 pour la période 1900-1910 et par 1,3 pour la période 1930-1939. En admettant que le choix du partenaire est un choix conscient et raisonné, on peut donc affirmer que la volonté de combiner le lien affectif avec le désir d'intégration dans la ville est légèrement plus forte au début du siècle que dans les années 1930, c'est-à-dire plus forte dans un milieu où les nouveaux venus sont plus nombreux. Dans les années 1930, les personnes nées à Lisbonne ont tendance à se lier entre elles. Pour plus de la moitié (54,3%) des couples dont l'un des deux partenaires est né à Lisbonne, les deux partenaires sont nés à Lisbonne. Cette proportion est de 38,4% au début du siècle où la mixité prime.

Maintenant, si nous analysons les comportements en prenant pour référence la paroisse d'Alcântara, nous notons que les liens affectifs contribuent aussi à renforcer le lien avec le quartier. En passant de l'échelle individuelle à l'échelle du couple, la proportion des liens avec Alcântara est multipliée par 1,74 au début du siècle et par 1,51 dans les années 1930, pour atteindre respectivement, à l'échelle du couple, 24,8% et 53% 471 . Mais dans ce cas est-ce vraiment la relation avec Alcântara qui est valorisée ou recherchée ? Le lien avec Alcântara peut correspondre à une relation ordinaire avec la ville, dont le statut spécifique serait uniquement dû à la déformation de notre regard par les représentations traditionnelles de l'espace urbain. Le choix d'un partenaire originaire du quartier d'Alcântara peut tout aussi bien s'expliquer par la forte probabilité pour un habitant d'Alcântara d'établir une relation de ce type.

Nous pouvons sur ce point apporter un seul élément de réponse : pour les habitants de la Rua da Cruz, nés à Alcântara, le lien avec une personne née elle aussi à Alcântara, n'est pas particulièrement recherché. Les phénomènes d'endogamie jouent au niveau de la ville mais pas au niveau du quartier. Proportionnellement, peu de couples ont les deux partenaires nés à Alcântara : au début du siècle, c'est le cas pour 16,4% des couples dont au moins l'un des deux partenaires est né à Alcântara et 34,8% dans les années 1930, contre respectivement 38,4% et 54,3% si l'on prend comme référence le concelho de Lisbonne. Nous pouvons donc énoncer une hypothèse : ce qui est important dans le choix du partenaire, ce n'est pas le quartier de naissance, mais cela peut être le fait d'être ou non lisboète de souche.

Pour les individus nouveaux venus dans la ville, deux types de liens peuvent être recherchés : soit avec le nouveau milieu d'accueil – la ville de Lisbonne – soit, avec la région d'origine. Au début du siècle, pour plus de la moitié des couples de la Rua da Cruz, aucun des deux partenaires n'est né à Lisbonne. Dans les années 1930, cela est vrai pour 29,7% des couples (tableau 4.9.). Au sein de ces couples, la proportion de ceux dont les deux partenaires sont nés dans le même concelho ou dans le même distrito est stable entre les deux périodes, respectivement un quart et un peu plus d'un tiers. Le désir de garder un lien avec la région d'origine n'est guère plus fort dans les années 1900 que dans les années 1930, c'est-à-dire guère plus fort dans un milieu où les individus arrivés récemment en ville sont plus nombreux. En revanche, si l'on raisonne en terme d'effectifs, les couples dont les deux partenaires sont originaires du même concelho ou du même distrito sont nettement plus nombreux au début du siècle que dans les années 1930. En dehors des lisboètes de souche, 36 couples partagent une origine commune au début du siècle. Dans les années 1930, ils ne sont que 15. Si, proportionnellement, le phénomène possède la même ampleur aux deux époques, il peut avoir une importance sociale différente si l'on prend en compte le volume de la population concernée. Nous distinguons ici les comportements – leur importance quantitative au sein de la population étudiée – et les choix, les désirs ou les volontés qui les orientent : un comportement peut être plus souvent repéré uniquement parce que les personnes qui sont en position de l'adopter sont plus nombreuses.

L'analyse des situations et des évolutions observées dans la Rua Feliciano de Sousa peut être menée sur la base des observations précédentes. Comme nous l'avons déjà remarqué à d'autres étapes de l'étude, la Rua Feliciano de Sousa se caractérise par un contraste beaucoup plus faible entre les deux époques. Au début du siècle, la proportion de couples dont au moins l'un des deux partenaires est né à Lisbonne est nettement plus importante dans cette rue que dans la Rua da Cruz. Dans les années 1930, cette même proportion devient sensiblement identique dans les deux rues. À la même époque, la proportion de couples dont au moins l'un des deux partenaires est originaire d'Alcântara devient nettement plus faible dans la Rua Feliciano de Sousa, 37,9% contre 53% pour la Rua da Cruz. Pour les couples de la Rua Feliciano de Sousa, le lien de type matrimonial ne consolide pas autant la relation avec la ville : quand on passe de l'échelle individuelle à l'échelle du couple, la proportion de lien avec Lisbonne est seulement multipliée par 1,27 au début du siècle et par 1,26 dans les années 1930 472 . La part des couples mixtes – un seul des deux partenaires originaires de Lisbonne – est particulièrement faible, et ceci dès le début du siècle : pour plus de 57% des couples de la Rua Feliciano de Sousa dont l'un des deux partenaires est né à Lisbonne, les deux partenaires sont nés à Lisbonne (57,1% dans les années 1900 et 57,7% au début du siècle).

Sur un point, il existe cependant une rupture plus nette dans l'évolution constatée dans cette rue. La proportion de couples dont les deux partenaires sont nés dans le même concelho est beaucoup plus forte dans les années trente qu'au début du siècle : respectivement 6% et 14,5% de l'ensemble des couples ; 17,6% et 51,2% des couples dont le père et la mère sont nés hors de Lisbonne. Ces proportions portent sur de faibles effectifs, mais nous avons confirmation que le désir de garder un lien fort avec la région d'origine ne s'exprime pas davantage dans un milieu qui semble a priori favorable car les individus arrivés récemment en ville y sont plus nombreux.

Une autre lecture peut être faite de ces résultats et c'est sans doute le point le plus intéressant. La proportion de couples sans lien privilégié – c'est-à-dire ceux dont aucun des deux partenaires n'est né à Lisbonne et dont les deux partenaires ne sont pas nés dans le même concelho – est plus faible dans la Rua Feliciano de Sousa, quelle que soit la période considérée : 28,2% des couples au début du siècle et 13,8% dans les années 1930, contre respectivement 37,8% et 28,2 pour la Rua da Cruz. Dans la Rua Feliciano de Sousa, les couples possèdent plus souvent au moins un lien avec la ville ou un lien privilégié avec une région.

Les alliances de type matrimonial dénotent des pratiques différentes dans les deux rues étudiées. Dans son ensemble, la population de la Rua Feliciano de Sousa a adopté des stratégies plus tranchées en matière de choix du partenaire. Le groupe d'habitants de cette rue, hommes ou femmes, nés en dehors du concelho de Lisbonne semble bénéficier de davantage de liens privilégiés soit avec l'espace d'accueil – Lisbonne –, soit avec la région d'origine. En revanche, la Rua da Cruz se caractérise par une présence plus significative d'une population récemment installée dans la ville, qui ne bénéficie ni de liens avec l'extérieur – ayant rompu avec la région d'où elle est originaire – ni de liens privilégiés avec son nouvel espace de vie.

La population étudiée est plus hétérogène qu'à première vue. Face à un groupe d'individus inscrits dans des parcours de vie où sont privilégiés tantôt le lien avec la région d'origine, tantôt l'insertion dans la ville, existe un autre groupe composé d'une population déracinée, pour qui l'arrivée en ville signifie une perte de lien social. Ce dernier groupe reste cependant toujours minoritaire dans les deux rues et diminue en importance entre les deux périodes. En se basant sur la simple relation père/mère, qui n'épuise évidemment pas toutes les formes de liens possibles, nous avons pu montrer que ces différents groupes ne se répartissent pas de manière homogène entre les deux rues et entre les deux époques : les« sans-liens" sont plus nombreux Rua da Cruz que Rua Feliciano de Sousa et plus nombreux dans les années 1900-1910 que dans les années 1930-1939.

Le lien de type matrimonial contribue à l'intégration au milieu urbain selon une même proportion au début du siècle et dans les années 1930. Inversement, chez les provinciaux, le désir de garder un lien important avec la région d'origine est sensiblement équivalent quand ceux-ci sont majoritaires (dans les années 1900) ou quand les lisboètes de souche sont les plus nombreux (dans les années 1930), voire même plus fort dans ce cas (dans la Rua Feliciano de Sousa, entre 1930 et 1939). Il n'existe donc pas de relation de cause à effet entre la nature du milieu d'insertion – une population composée en majorité d'émigrants ou de lisboètes de souche – et l'orientation des choix individuels 473 . Alors que l'analyse des origines individuelles conduisait à une opposition entre les deux périodes étudiées – un espace social dominé au début du siècle par des individus récemment installés en ville, et une population plus enracinée dans le milieu lisboète dans les années trente –, le changement d'échelle et la prise en compte de l'orientation des choix relationnels dans les couples montrent que le souci de privilégier la relation à la ville s'impose dès les années 1900 au niveau des stratégies individuelles.

Après cette première étape descriptive, nous devons maintenant intégrer ces comportements dans des mécanismes sociaux plus vastes, où interviennent les différents parcours migratoires. C'est aussi une lecture sexuée du lien avec la ville qui va s'imposer.

Notes
470.

Nous ne tenons compte ici que des individus pour lesquels on a établi un lien. Pour la Rua da Cruz, dans les années 1900, sur 492 individus, 162 sont nés à Lisbonne soit 32,9% ; dans les années 1930, ils sont 233 sur 432, soit 53,9%.

471.

Pour la Rua da Cruz, dans les années 1900, 70 individus sur 492 sont nés à Alcântara soit 14,2%. Dans les années 1930, ils sont 151 sur 432, soit 34,9%.

472.

Le calcul est effectué sur la base suivante :

1900-19091930-1939nombre d'individus pour lesquels un lien a été établi298290nombre d'individus nés à Lisbonne154164% d'individus nés à Lisbonne65,856,6

473.

On identifie ici le milieu d'insertion des individus à la rue du domicile. Ce qui n'est évidemment que partiellement juste, chaque individu étant en contact avec une multitude de milieux (travail, espaces de sociabilité, etc.).