Vers l'établissement de règles comportementales ?

Les instruments d'analyse utilisés rendent difficile toute tentative d'approfondissement de ces premiers résultats. Nous nous heurtons en particulier aux choix d'unités d'observation – l'individu ou le couple –, de catégories – l'espace résidentiel ramené ici aux simples divisions administratives, par exemple – et de modes d'observation – deux moments retenus dans la vie de chaque individu : la naissance et la déclaration de naissance d'un enfant –, tous peu adaptés à l'étude des migrations. Grâce aux acquis des sciences sociales, la question des migrations peut désormais être abordée en tenant compte de la complexité et de la diversité des choix et des parcours individuels. C'est plutôt du côté du point de départ que se porte maintenant tout naturellement l'intérêt des historiens. Les recherches peuvent porter sur la nature des lignées familiales, sur l'évolution des configurations interpersonnelles, sur le processus d'élaboration de« projets migratoires" qui passe en particulier par l'élargissement des territoires familiaux plus que par de simples changements de résidence 474 .

Dans cette étude, nous nous plaçons du côté du point d'arrivée. Nous avons tenté jusqu'ici de mieux saisir le rôle des migrations et des origines individuelles dans le peuplement d'un espace urbain et dans l'orientation des relations interindividuelles. En étudiant les origines de la population de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa, nous sommes parvenus à identifier des courants migratoires dominants qui ont influencé la nature du peuplement de l'espace. C'est avant tout dans une opposition entre le nord et le sud du pays et dans la présence prépondérante de certains distritos ou concelhos au sein des origines que peut se lire l'action de ces courants migratoires. Cependant, les lisboètes de souche sont nombreux et l'ancrage urbain de la population étudiée s'accentue entre les deux périodes. L'analyse de la composition des couples selon l'origine des pères et des mères, nous a révélé des comportements et des relations à la ville différents en fonction du sexe : à l'intérieur du couple les mères constituent souvent le lien avec la ville, mais une femme née en dehors de Lisbonne a plus de difficultés à se lier avec un lisboète de souche. La mixité des couples – relation entre lisboètes de souche et individus nés en dehors de Lisbonne – est plus forte au début du siècle quand les nouveaux venus sont plus nombreux. Dans les années 1930, selon ce mode d'observation, les individus nés en dehors du concelho de Lisbonne ont plus de difficultés à s'intégrer à la ville. L'appartenance à un courant migratoire dominant accentue les tendances à l'endogamie, mais semble constituer un frein à la relation avec un/une lisboète de souche. Pour les femmes, l'appartenance à un courant migratoire apparaît comme une garantie.

Pour renforcer la portée de ces observations, on notera enfin que l'analyse repose sur un assez grand raffinement spatial. Les catégories administratives qui servent de référence pour qualifier la nature des liens entre les partenaires de notre corpus, et en particulier pour conclure à une tendance à l'endogamie, sont ici relativement précises. Bien qu'isolé, le critère du concelho de naissance permet d'apprécier les comportements avec une assez grande justesse. Dans le cas français, la plupart des études menées à partir des données de« l'enquête des 3 000 familles" prennent par exemple comme référence le département de naissance, ce qui s'avère parfois insuffisant.

Ces premières conclusions peuvent-elles pour autant être érigées en modèle d'organisation des relations interindividuelles dans une rue populaire de Lisbonne ? Les études de type microsocial se heurtent toujours à une grande difficulté et parfois à une incapacité à parvenir à un certain niveau de généralisation. Ici le simple jeu des comparaisons entre les deux rues permet de relativiser nos résultats. Le modèle décrit dans le paragraphe précédent correspond plus ou moins aux comportements observés au sein de la population de la Rua da Cruz, mais il devient beaucoup moins opérant si nous l'appliquons à la population de la Rua Feliciano de Sousa.

Nous avons jusqu'à présent traité une information unique, les lieux de naissance, selon deux points de vue : l'origine des individus et la combinaison des origines à l'échelle des couples. De nombreux paramètres ont été jusqu'ici ignorés. Migrations, lignées et configurations familiales, travail et relations interprofessionnelles sont autant de facteurs, isolés ici de façon purement conventionnelle, dont on souhaiterait à terme mieux comprendre les interactions. Le fait de privilégier un paramètre peut entraîner une compréhension approximative des phénomènes 475 . Il est donc temps de replacer l'étude des parcours migratoires et du lien avec la ville dans un cadre relationnel plus complexe. Après l'individu et le couple, nous allons nous placer à l'échelle de la parenté.

Notes
474.

Tous ces thèmes sont développés dans : Paul-André Rosental, Les sentiers invisibles..., op. cit. L'auteur définit en particulier deux types de lignées familiales, autocentrées et exocentrées, qui adoptent des comportements migratoires différents. «les lignées autocentréess'organisent en effet autour de liens forts qui les retiennent sur place selon des mécanismes à la fois positifs (intensité des relations) et négatifs (difficultés à accéder aux filières migratoires disponibles dans leur environnement). (...) elles sont en revanche très sensibles aux différenciations sociales internes, qui menacent toujours de pousser une partie de leurs membres au départ. Les lignées exocentrées au contraire sont composées d'individus dont chacun est tourné vers son propre groupe de référence. Si leur tendance à la migration est, de manière classique, proportionnelle à leurs effectifs, elles ne sont pas affectées par les inégalités susceptibles de surgir en leur sein." Ibid., p. 210.

475.

Ainsi Paul-André Rosental a-t-il pu démontrer comment, au sein d'une population de migrants, l'endogamie pouvait être associée dans certains cas à des comportements de rupture. Paul-André Rosental, «Maintien/rupture : un nouveau couple …", op. cit., pp. 1421-1422.