La reconstitution des généalogies et des lignées familiales est devenu un exercice assez courant en histoire sociale. Dans son étude sur le quartier du Soleil à Saint-Etienne, Jean-Paul Burdy a par exemple reconstitué une cinquantaine de familles selon une démarche descendante et ascendante. Dans ce dernier cas, il s’est appuyé sur les résultats d’une enquête orale et a pu ainsi dessiner les contours de ce qu'il nomme la “famille utile”, c’est-à-dire la parenté avec laquelle les témoins interrogés ont entretenu des relations suivies 476 . Juliette Hontebeyrie et Paul-André Rosental ont de leur côté, reconstitué les généalogies descendantes d’un groupe d’habitants d'une rue de la banlieue lilloise à partir du seul indice patronymique. Ils ont posé comme hypothèse que “toute personne arrivant dans la rue (...) et dont le patronyme est déjà porté par un résident de cette même rue dispose d’un lien de parenté avec ce dernier” 477 . Cette méthode est considérée par les auteurs eux-mêmes comme “grossière”, cependant elle a été retenue comme suffisamment fiable pour observer le rôle des réseaux familiaux dans les dynamiques de peuplement.
Dans les actes de baptême et de naissance d'Alcântara, la présence de lignées familiales peut être repérée de deux façons. On peut dans un premier temps tenter d'identifier des éléments de fratries parmi les pères et les mères des deux rues. La méthode est dans ce cas relativement simple. Il suffit de comparer les noms des grands-parents paternels et maternels des enfants déclarés ou baptisés. Un lien est établi entre deux couples si les noms des deux parents de deux individus sont identiques. L'identification des individus et des parentés à travers les seuls noms et prénoms peut soulever des difficultés. On note en particulier deux types d'instabilité : l'instabilité de la déclaration et celle de la transmission des noms de familles. Mais c'est cependant davantage les limites évidentes du mode opératoire qui conduisent à sous-évaluer le nombre de fratries. Cette reconstitution partielle des fratries dépend de deux facteurs aléatoires : chaque membre de la fratrie doit déclarer au moins une naissance durant la période et non quelque temps avant ou après ; pour être repérés, les membres des fratries doivent habiter la même rue et non une rue voisine.
La parenté des pères et des mères de notre corpus peut être partiellement identifiée à travers une autre information. La relation entre les parents et les parrains et marraines des enfants relève pour une part de ce type de lien. Nous distinguons deux cas : lorsque le lien de parenté est connu, c'est-à-dire inscrit sur les registres paroissiaux ou d’état civil, et lorsqu’il est inconnu ou non inscrit. L'inscription de la nature du lien de parenté du parrain et de la marraine n'obéit pas à des règles précises. Elle semble systématique aux deux périodes quand il s'agit des grands-parents paternels ou maternels de l'enfant. Quand il s'agit d'un oncle ou d'une tante, l'information est aussi mentionnée, pour les deux périodes, avec probablement des omissions.
Quand aucun lien de parenté n'est mentionné, nous avons systématiquement mis en doute l’information délivrée par les registres. En comparant, quand cela était possible, l'acte de mariage des couples et l'acte de naissance ou de baptême d'un de leurs enfants, nous avons en effet constaté plusieurs omissions. Par exemple, dans le cas où un frère ou une cousine sont témoins au mariage puis choisis plus tard comme parrain ou marraine de l'enfant du couple, l’acte de baptême ou de naissance ne mentionne pas le lien de parenté. Nous avons donc postulé que l’absence d’indication ne signifiait pas absence de lien de parenté. Seul l'indice du nom de famille des individus permet alors de reconstituer les liens non inscrits mais potentiellement présents.
Nous venons de voir que dans un autre contexte national, le patronyme a pu être utilisé comme l'indice isolé d'un lien de parenté. Dans le cas spécifique de la société portugaise, la reconstitution des lignées à partir du seul patronyme semble difficilement envisageable. Nous devons ici faire un rapide détour par l’analyse des conditions de transmission des noms au Portugal. Si le patronyme peut être utilisé comme l'indice de certains comportements sociaux telles que la nature des structures familiales, les formes d’alliance ou les migrations, sa transmission est aussi en partie la conséquence de ces mêmes comportements 478 . Le Portugal – et plus généralement la péninsule ibérique – se caractérise par un système de transmission des noms original en Europe 479 . En 1932, le Code du registre d’état civil fixe comme seule règle que l’enfant nouveau-né ne doit pas posséder plus de trois noms de famille différents. Ces noms sont obligatoirement choisis parmi les noms des parents ou grands-parents, le dernier nom devant être celui du père. Dans les faits, le modèle de transmission du nom n’est pas stable. Il existe de nombreuses variantes régionales ou même familiales. En règle générale cependant, l’enfant porte le nom (apelido) du père précédé du nom de la mère. Mais à la deuxième génération, le nom de la mère disparaît. Ainsi, si à la première génération la transmission du nom est bilatérale, elle devient essentiellement patrilinéaire à partir de la deuxième génération 480 .
Sur ce modèle de base viennent se greffer de nombreux comportements coutumiers. À partir du milieu du XVIIIe siècle, de nombreuses filles ne reçoivent pas de nom de famille. Elles portent un ou plusieurs prénoms, souvent avec des références religieuses ou qui combinent les prénoms de la grand-mère, de la mère ou de la marraine. Ainsi, un frère et une soeur peuvent n’avoir en commun aucun signe de reconnaissance patronymique. Cette pratique se prolonge au moins jusqu’à la moitié du XIXe siècle, sans toutefois totalement disparaître 481 . On la retrouve encore parmi les habitants de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa. En 1916, l’anthropologue José Leite de Vasconcelos souligne encore la grande liberté dans le choix des noms qui a longtemps caractérisé le Portugal. Au-delà de la simple question de la transmission, il note aussi la différence entre le nom d’usage et le nom d’état civil, ou l’importance des surnoms et des sobriquets qui peuvent se transformer en nom de famille après une génération 482 .
L’instabilité des modes de transmission du nom est surtout caractéristique des sociétés rurales. En ville, où le nom constitue une marque de reconnaissance plus importante, la transmission du nom se fait davantage selon le modèle courant décrit plus haut. Dans notre échantillon, les noms des garçons comme les noms des filles contiennent toujours le nom du père et presque toujours le nom de la mère. Mais nous ne pouvons vérifier si le nom des individus inscrits sur les registres, en particulier ceux des parrains et des marraines, correspondent au nom de l’état civil ou s’il s’agit du simple nom d’usage. À notre avis, dans notre enquête, l’étude des liens familiaux sur une base patronymique peut être menée sans un trop gros risque d’erreur d’interprétation car nous nous plaçons dans un cadre préexistant, une configuration particulière : la relation parents/parrains.
Pour reconstituer les liens de parenté, nous avons suivi une méthode précise, en comparant la dernière et avant-dernière composante du nom du parrain et de la marraine aux dernières et avant-dernières composantes du nom du père et de la mère. Pour les femmes, nous avons distingué les noms de famille des simples composantes, en général à caractère religieux, ajoutées au prénom. Par exemple, une femme simplement identifiée comme Maria da Conceição ou Maria de Jesus ne possède pas de nom de famille et il est donc impossible de déterminer sa parenté. Nous avons ensuite pris en compte le nom des grands-parents. Nous considérons qu'un lien de parenté existe uniquement si l’une des composantes du nom du parrain et de la marraine est identique à l’une des composantes du nom du père ou de la mère mais aussi à l’une des composantes du nom de l’un des grands-parents, paternels ou maternels selon le cas. Ce type de relation est dénommé« liens familiaux non déterminés".
Le mode de reconstruction des lignées familiales à partir des patronymes revient à identifier de préférence les lignés de source masculine. Dans le cas portugais, la complexité des modes de transmission des noms devrait a priori permettre de corriger ce biais. Mais l'absence de patronyme chez un nombre important de femmes introduit un autre type de filtrage. Ainsi, la part des liens familiaux dans la relation parents/parrains, en particulier ceux des groupes matrilinéaires de femmes – liens de femme à femme dans une lignée maternelle –, est certainement sous-évaluée par notre méthode.
Jean-Paul Burdy, Le Soleil noir, op. cit. , p. 45.
Juliette Hontebeyrie, Paul-André Rosental, “Ségrégation sociale de l’espace...”, op. cit., p. 82.
Pour une approche globale nous nous sommes référés à : Guy Brunet, Pierre Darlu et Gianna Zei (dir.), Le patronyme : histoire, anthropologie, société, Paris, CNRS Éditions, 2001, 422 p. Plusieurs études, publiées dans le volume dirigé par Jacques Dupâquier et Denis Kessler, évoquent ces questions, notamment : Jacques Dupâquier, «Nos patronymes vont-ils disparaître ?" et Myriam Provence, «Mort d'un patronyme" dans La société française au XIX e siècle, op. cit., pp. 461-488 et pp. 489-503.
Armindo dos Santos, “Le nom reçu et le nom donné du domaine portugais : comparaison avec quelques modèles européens”, Ethnologie française, n°2, avril-juin 1999, pp. 205-212.
Ibid., p. 207.
Carlos Lourenços Bobone, “Apelidos em Portugal”, Raizes e Memórias, n°3, 1988, pp. 83-98.
José Leite de Vasconcelos, Antroponimia portuguesa, Lisboa, I. N. , 1928, p. 317.