b) Les lignées maternelles et paternelles

Les deux méthodes de reconstitution des réseaux familiaux nous amènent à recueillir des informations de nature différente. Si les fratries que nous avons identifiées sont bel et bien des indices de la présence de réseaux familiaux dans le peuplement des deux rues étudiées, les liens entre les parrains et les parents ne recouvrent pas forcément des proximités résidentielles. La résidence du parrain et de la marraine n'est connue que pour les années 1930. On verra plus loin (chapitre 7) que l'immense majorité des parrains qui possèdent un lien de parenté avec la mère ou le père de l'enfant, habitent la commune de Lisbonne ou la toute proche banlieue. Les liens de parenté repérés à travers la présence des parrains et des marraines peuvent être considérés comme un exemple de ce tissu relationnel bien particulier que forme la« famille utile".

Quel que soit le mode de reconstitution, on observe une nette augmentation de la parenté dans l'entourage des individus de notre corpus entre le début du siècle et les années 1930. Si environ 10% des pères et des mères ont un frère ou une sœur qui habite la même rue entre 1900 et 1910, cette proportion avoisine les 15% dans les années 1930. La présence d'un frère ou d'une sœur est plus fréquente pour les habitants de la Rua Feliciano de Sousa que pour ceux de la Rua da Cruz, ceci pour les deux périodes. Compte tenu des importantes restrictions que nous nous sommes imposées dans le repérage des fratries, notamment en limitant notre recherche à deux rues, ces chiffres sont loin d'être négligeables. La plupart des fratries identifiées se composent de deux individus. C'est seulement dans la Rua da Cruz qu'on rencontre des groupes plus nombreux : deux frères et une sœur qui habitent la rue au début du siècle ; trois groupes de frères et sœurs, et un groupe de quatre sœurs, dans les années 1930.

Les liens familiaux identifiés à travers les parrainages laissent deviner que la présence de la parenté dans l'entourage des couples peut obéir à des règles plus subtiles. Là encore, les années 1930 se caractérisent par un recours accru à la famille proche ou éloignée au moment du choix des parrains et marraines. Une évolution qui correspond probablement à un renforcement de la présence de la famille dans l'entourage des habitants du quartier. La comparaison entre les deux rues confirme ce qui a pu être observé au sujet de la présence des fratries. Au début du siècle, les habitants de la Rua Feliciano de Sousa sont davantage intégrés dans des réseaux familiaux. Environ un quart des parrains et des marraines appartiennent aux familles du père ou de la mère, contre un peu moins d'un cinquième pour les habitants de la Rua da Cruz. Dans les années 1930, la composante familiale du peuplement des deux rues atteint des proportions similaires. Environ un tiers des parrains et un plus d'un quart des marraines sont recrutés dans la famille du père ou de la mère.

Dans de nombreux cas, il existe une relation entre le parrain et la marraine de l'enfant : un mariage ou – et c'est observable uniquement dans les années 1930 – une corésidence qui dissimule probablement un concubinage. Il serait donc plus juste d'étudier la relation entre le couple père/mère d'une part, et le couple parrain/marraine d'autre part. Ce nouveau point de vue apporte un éclairage légèrement différent. Au début du siècle, il est possible de repérer un lien familial dans environ un tiers des actes de naissance : 29% dans la Rua da Cruz et 34% dans la Rua Feliciana de Sousa. Dans les années 1930, ce lien est présent dans près d'un cas sur deux : 48% des naissances pour la Rua da Cruz et 46% pour celles de la Rua Feliciano de Sousa. En d'autres termes, formulés du point de vue des ressources relationnelles de chaque couple, un tiers des couples du début du siècle – un peu moins pour la Rua da Cruz – et la moitié dans les années 1930 sont en mesure de faire appel à au moins un membre de leur famille pour parrainer leur enfant 483 .

La prise en compte des parrainages permet surtout de se dégager du cadre trop étroit de la fratrie. Les modes d'insertion des individus dans les réseaux familiaux ne se présentent pas sous la même forme pour les pères et pour les mères. La première remarque que nous pouvons faire à partir des résultats statistiques touche à la différenciation sexuelle des univers relationnels (tableaux 4.16. à 4.20.). Les parrains sont davantage liés aux pères et les marraines aux mères, ou du moins l'attache familiale des marraines concerne de manière plus équilibrée les mères et les pères. Ce résultat était assez attendu. Plus intéressant est le type de lien familial sollicité au moment du parrainage. Du coté des pères, c'est plutôt les frères, les sœurs, les beaux-frères et les belles-sœurs, c'est-à-dire les époux ou les épouses des sœurs ou des frères paternels. Du côté des femmes, si les sœurs ne sont pas absentes du groupe des marraines, on doit surtout s'interroger sur la part des liens familiaux de nature non déterminée.

Ces liens, repérés sur une base patronymique, sont en particulier sollicités dans la relation mère/marraine et de façon plus nette durant la seconde période. La lecture des résultats doit tenir compte de la méthode de reconstitution des liens. On a déjà mis en garde sur le fait que l'indice patronymique tendait à privilégier les liens familiaux entre hommes. L'absence de nom de famille pour un nombre important de femmes, mères ou marraines, empêche de fait toute tentative de reconstitution des relations. Dans notre corpus, les femmes sans nom de famille sont bien plus nombreuses au début du siècle, d'où probablement la plus faible proportion de liens familiaux non déterminés pour les mères à cette époque.

On peut supposer que les liens repérés grâce à une proximité patronymique recouvrent essentiellement des parentés plus éloignées. Ce degré de parenté semble donc plus souvent sollicité par les femmes et entre femmes. Ce n'est certainement pas un hasard si les deux seuls cas où une parenté éloignée est mentionnée dans le registre de l'état civil concernent des relations entre des mères et des marraines identifiées comme cousines. L'insertion plus fréquente des femmes dans des réseaux de parenté plus complexes peut être analysée comme une conséquence logique de l'ancienneté du lien avec la ville chez les mères. Graça Índias Cordeiro a décrit ces chaînes relationnelles et familiales qui relient les femmes de la Bica à Lisbonne. La démonstration de cette anthropologue vise à mettre en lumière la centralité des figures féminines qui, au milieu du XXe siècle, semblent jouer un rôle fondamental dans la pérennisation du lien entre une population et un espace urbain 484 . Dans ce cas, l'enquête orale a permis de reconstituer les ascendances, les descendances, les alliances et, à travers elles, la position particulière des femmes dans la vie du quartier. Dans la portion du territoire d'Alcântara que nous étudions et malgré les limites de la méthode employée, nous enregistrons nous aussi une assez grande diversité de liens de parenté entretenus par les femmes. Les mères sont moins exclusivement liées aux parents proches comme leurs propres parents – les grands-parents maternels – et leurs frères et sœurs.

Tableau 4.16. : Les fratries présentes dans la Rua da Cruz ou dans la Rua Feliciano de Sousa
Tableau 4.17. : Le lien parents/parrain comme lien familial (effectifs)

* époux de la sœur paternelle
** époux de la sœur maternelle
*** témoins, parrain «employé de l'église" et pères inconnus exclus

Tableau 4.18. : Le lien parents/marraine comme lien familial (effectifs)

* épouse du frère paternel
** épouse du frère maternel

Tableau 4.19. : Proportion des liens paternels et maternels
Tableau 4.19. : Proportion des liens paternels et maternels dans la relation parents/parrain
Tableau 4.20. : Parents proches et parents éloignés (% des liens de type familial)

* liens familiaux non déterminés

Notes
483.

On raisonne ici sur la base de l'effectif totale des naissances et non sur celui des couples.

484.

G. Índias Cordeiro, Um lugar na cidade..., op. cit., pp. 156-173.