c) Les itinéraires familiaux

L'examen des lignées familiales permet d'appréhender sous un autre angle les migrations et les types d'ancrage dans l'espace urbain. Il est bon de rappeler que le dispositif d'observation ne met pas forcément en valeur les mobilités. Ce sont les personnes et les familles stables qui sont repérées le plus facilement. C'est sur elles que l'on possède le plus d'informations. L'identification des frères et des sœurs qui résident dans la même rue aux deux époques étudiée donne cependant une idée des parcours familiaux. Ce qui frappe à première vue, c'est la faible complexité de ces parcours. Une grande partie des individus qui possèdent un frère ou une sœur dans la même rue sont nés dans le quartier d'Alcântara : un tiers des pères et des mères au début du siècle et la moitié dans les années 1930 pour la Rua da Cruz, et 40% aux deux époques pour la Rua Feliciano de Sousa. Soit des proportions plus de deux fois supérieures à la moyenne de l'ensemble de la population. Dans l'immense majorité des cas, tous les membres de la fratrie sont nés à Alcântara et résident à l'âge adulte dans le même quartier.

Les itinéraires familiaux les plus courants sont bien balisés. Tous les frères ou sœurs sont nés en province, dans la même commune et la même paroisse. Ils ou elles émigrent à Lisbonne pour résider dans le même quartier. Les parcours à l'intérieur de la ville ont laissé peu de traces, probablement parce qu'ils sont eux aussi peu fréquents. Les quelques déplacements familiaux à l'intérieur de la ville se limitent au cadre étroit de l'ouest de la capitale : l'un des membres de la fratrie est alors né dans les paroisses de Santa Isabel, d'Ajuda, ou de Lapa, l'autre à Alcântara.

Les fratries des années 1930 sont cependant issues de familles qui ont connu des parcours apparemment plus diversifiés. Quelques exemples nominatifs peuvent permettre de mieux identifier ce processus d'ancrage dans l'espace urbain. Quand cela était possible, nous avons fait appel aux actes de mariage.

Le premier exemple choisi concerne la famille Sousa. Cette famille est originaire de la Beira intérieure. En venant s'installer à Alcântara, elle suit donc un courant migratoire dominant. Pour cette famille, ce parcours semble correspondre à une rupture avec la région d'origine et à un ancrage durable dans l'espace urbain d'accueil, au moins pendant les vingt années de l'observation. Dans les années 1930, les deux sœurs Sousa vivent dans la Rua da Cruz. L'aînée, Marcellina, est née en 1913 dans la paroisse d'Aldeia do Carvalho, commune de Covilhã, dans la région de la Beira intérieure. Le père et la mère de Marcellina sont tous les deux nés dans cette même paroisse. En 1917, la famille se trouve déjà à Alcântara où naît une sœur cadette, Joanna. En mars 1932, Marcellina épouse Alvaro Maria, ouvrier né en 1911 à Alcântara. Le père d'Alvaro Maria est employé de commerce. Il est originaire de Lagos, une ville de la région de l'Algarve. La mère est née à Alcântara et elle vit avec son mari dans la Rua da Cruz, au numéro 211. À cette époque, le couple Marcellina et Alvaro vit au numéro 189 de la Rua da Cruz. En avril 1932, il déclare une fille au bureau de l'état civil du quartier. En 1935, la sœur cadette donne à son tour naissance à un enfant. Elle vit alors maritalement avec João Eires, un manœuvre né à Alcântara. Les deux sœurs partagent le domicile du 189 de la Rua da Cruz. Au moment du mariage de l'aînée, les parents Sousa vivaient aussi Rua da Cruz, le père exerçait la profession de forgeron. En 1936, la fille cadette déclare un autre enfant au bureau de l'état civil d'Alcântara. La situation du couple n'a pas changé. Le grand-père maternel est choisi comme parrain, on apprend alors qu'il demeure toujours Rua da Cruz et exerce la même profession 485 .

Le parcours de la famille Rodrigues durant la première moitié du siècle illustre assez bien cette mobilité résidentielle limitée à l'ouest de Lisbonne. En 1911, Maria Rodrigues naît dans la paroisse de Santa Isabel. Ses parents sont tous les deux lisboètes de souche : le père est né dans la paroisse de Santos et la mère, dans celle d'Alcântara. Après avoir vécu un temps, semble-t-il, dans la paroisse de Santa Isabel, le couple Rodrigues s'installe à Alcântara. En 1914, une deuxième fille, Palmira, naît dans cette paroisse. Au mois de mai de 1930, Maria Rodrigues épouse à Alcântara, José Laia. Le mari de Maria Rodrigues est né de père inconnu, à Provença-a-Nova, dans la région dite de la Basse Beira (Beira Baixa), mais il a dû arriver assez jeune à Lisbonne. La mère de José Laia, née à Provença-a-Nova, a en effet émigré à Lisbonne et en 1930, elle habite à Alcântara, Rua do Beco do Contrebandista. Le couple Maria Rodrigues et José Laia vit au numéro 69 de la Rua da Cruz. En mai 1930, les parents de Maria Rodrigues sont déjà décédés, on ne connaît donc pas leur domicile après 1914. En 1932, Palmira Rodrigues déclare une fille à l'état civil. Elle vit à l'époque maritalement avec Bernardo Silva, né à Alcântara. Palmira, Maria et leurs époux et enfants respectifs partagent le même domicile. En 1932, Palmira se marie à Alcântara. Ses beaux-parents sont alors décédés. L'acte de mariage nous apprend néanmoins que le père de Bernardo Silva était né dans la banlieue de Lisbonne, à Oeiras et la mère était d'Alcântara.

Il est évidemment possible de repérer des parcours plus atypiques. Ainsi ces deux frères qui, au début des années 1930, vivent avec leur compagne respective dans un appartement du 108 de la Rua Feliciano de Sousa. Aucun des deux n'est marié, nous disposons donc d'informations limitées sur l'histoire de leur famille. Le plus vieux est né en 1898 à Cartaxo, non loin de Santarém, à quelques dizaines de kilomètres au nord-est de Lisbonne. Le plus jeune naît dix ans plus tard, en 1908, à Lisbonne, dans la paroisse des Olivais. Cette paroisse du nord-est de la capitale est à l'époque encore un territoire essentiellement rural qui a été intégré à la commune de Lisbonne à la fin du XIXe siècle. Les deux frères se sont donc installés plus tard à Alcântara. Ils vivent maritalement avec deux femmes étrangères à la ville. Le premier est en couple avec une jeune femme originaire de Viseu, une ville de la Haute Beira (Beira Alta), au centre du Portugal. Le deuxième a un enfant avec une espagnole, originaire de Séville, cas unique de mixité nationale parmi les couples de nos corpus.

Un autre parcours atypique est suivi par une autre famille Santos qui n'est probablement pas liée à la première, ce nom étant très répandu au Portugal. En 1903, Mario Santos naît à Estarreja, une petite ville plus au nord, à quelques kilomètres d'Aveiro. Ses parents sont originaires de la région de Coimbra, mais de deux communes différentes : le père est d'Arganil et la mère de Castanheira de Pêra. Deolinda Santos, sœur de Mario, naît en 1907 dans la paroisse de Belém. En 1928, Deolinda épouse dans le bureau de l'état civil d'Alcântara Carlos Clemente, un fonctionnaire de police originaire de Covas, commune de Tábua, dans la Beira intérieure. Le couple vit Rua Feliciano de Sousa, au numéro 110. À cette date, les parents de Deolinda et de Mario sont déjà décédés. On ne sait rien de leur parcours après 1907 et notamment s'ils sont ou non venus s'installer à Alcântara. Les parents de Carlos Clemente sont nés à Covas. La mère y réside encore mais le père est décédé. En 1930, le couple Santos/Clemente a un enfant. À cette date leur domicile n'a pas changé. En 1932, Mario Santos, devenu serrurier, vit maritalement avec une jeune femme née à Estarreja, avec laquelle il a un enfant 486 . À partir de ces bribes d'histoires de vie, plusieurs scénarios peuvent être échafaudés. Le passage de la famille par Estarreja a été suffisamment marquant pour que le fils soit parvenu à garder des liens affectifs avec cette ville. En revanche, l'installation à Belém a pu être relativement brève et suivie d'un retour définitif en province. Nous ne pouvons faire que des suppositions. Selon notre mode d'observation, cette famille est cependant encore dans une phase relativement peu avancée du processus d'intégration à la ville. Plus que le lieu de naissance de la fille Santos, ce sont les relations matrimoniales ou maritales du frère et de la sœur qui éclairent le mieux le type de relation entretenue avec Lisbonne.

Parmi les exemples de parcours familiaux que nous avons cités, plusieurs ont pour origine la région de la Beira intérieure. Il faut certainement voir ici le signe d'une migration de type plutôt familiale, une remarque qui vaut en particulier pour la Rua Feliciano de Sousa dans les années 1930 où 8 frères et sœurs appartenant à 4 familles différentes sont originaires de cette région. On se gardera pour autant d'identifier des types de migration en fonction des origines. Le choix de venir en ville isolément ou dans un cadre familial obéit à des règles plus complexes que seule une enquête au niveau des régions de départ permettrait d'éclairer.

Les mobilités des individus et des familles de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa suivent des itinéraires bien délimités. Les parcours sont souvent simples et similaires, tant entre la province et Lisbonne qu'à l'intérieur de la ville. On remarque en particulier l'inexistence de traces de déplacement entre le centre historique de la ville et la périphérie. Ces conclusions confirment en tout point ce qui a été dit au sujet des parcours des parents étudiés à partir des actes de mariages.

L'analyse de la relation à la ville telle que nous avons pu la mener dans les paragraphes précédents, à l'échelle des individus puis des couples, gagne en précision si nous prenons en compte l'existence des familles et des lignées familiales. Cette analyse a débouché sur la différenciation des couples en fonction de la combinaison des origines des partenaires. On a pu ainsi identifier des couples qui possédaient des liens forts avec une région – les deux partenaires sont nés dans la même commune en dehors de la capitale –, avec Lisbonne ou avec le quartier d'Alcântara. Inversement, on pourrait parler de lien faible quand un seul partenaire du couple est originaire de Lisbonne ou d'Alcântara.

Les expressions« liens faibles" et« liens forts" renvoient directement à l'étude des réseaux sociaux, et plus particulièrement à l'article de M. Granovetter sur la force des liens faibles 487 . L'apport principal de cet auteur est d'avoir souligné l'importance des liens« faibles" ou simples connaissances dans la diversité et donc dans la richesse des réseaux de relations interindividuelles. Une multitude de liens faibles et donc une plus grande diversité potentielle du réseau de relation se révèlent plus utiles au cours des différentes étapes d'un cycle de vie, telles l'insertion dans un nouveau milieu ou la recherche d'un emploi, qu'un nombre limité de liens forts constitués par la parenté ou les amis proches 488 .

En examinant les réseaux familiaux des individus de notre corpus, nous avons pu isoler des signes d'une plus grande diversité des relations du coté des femmes. Chez les mères, les liens familiaux sollicités au moment du parrainage ne se limitent pas aux cadres étroits de la parenté proche. En raison du mode d'observation choisi, nos résultats ne sont pas entièrement concluants, mais ils sont corroborés par d'autres études. On peut donc avancer que, dans le cadre de la relation de parenté, les femmes sollicitent plus fréquemment des liens faibles au moment du parrainage.

Dans les paragraphes précédents, nous n'avons pas employé l'expression lien fort selon la même acceptation que Granovetter. Pour nous, elle qualifie des relations entre des individus et un territoire. Si nous avons conservé cette ambiguïté de vocabulaire, c'est pour mieux souligner des convergences entre les deux objets observés. Dans les deux cas, les liens faibles sont dans une large mesure féminins, dans le sens où ils s'établissent entre des femmes ou autour d'une femme. Cette remarque nous permet d'effectuer la jonction entre l'analyse de la relation à la ville et celle de la présence des lignées familiales dans la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa. À partir du modèle de Granovetter, nous pouvons nous interroger pour savoir si le fait de posséder un lien fort avec la ville représente un atout pour les couples. Autrement dit, faut-il considérer qu'un couple dont les deux partenaires sont des lisboètes de souche est a prioiri favorisé dans son parcours de vie ? Ou, au contraire, les remarques de Granovetter sont-elles aussi valables pour les relations entre des individus ou des groupes d'individus et un milieu ? Les couples qui possèdent un lien faible avec Lisbonne seraient alors plutôt avantagés 489 .

Notes
485.

Le parcours de la famille Santos a été reconstitué grâce à l'acte de mariage de Marcellina Santos de 1932 et aux actes de naissance des trois enfants des deux sœurs Santos, de 1932, 1935 et 1936.

486.

Le parcours de la famille Santos a été reconstitué grâce à l'acte de mariage de Deolinda Santos de 1928 et aux actes de naissance des enfants de Deolinda Santos et de Mário Santos de 1930 et 1932.

487.

M. Granovetter, «The strength of weak ties", American Journal of Sociology, nº78, 1973, pp. 1360-1380.

488.

Sur ce point, on renvoie aux différentes études rassemblées par M. Gribaudi (dir.), Espaces, temporalités, stratifications : exercices sur les réseaux sociaux, Editions de l'EHSS, Paris, 1998, 346 p.

489.

Le modèle de Granovetter est plus nuancé. Il faut aussi tenir compte de la valeur de la relation et la nature du milieu dans lequel elle s'applique. Si on se place encore dans le cadre du marché du travail, les liens faibles sont moins opérants pour les moins diplômés. M. Granovetter, «Economic action and social structure : the problem of embeddedness", American Journal of Sociology, nº91, 1985, pp. 481-510 ; A. Degenne, M. Forsé, Les réseaux sociaux, op. cit., pp. 125-135.