a) Des mères et des marraines domésticas

Il est aujourd'hui impossible d'aborder l'étude du monde du travail sans introduire la question du genre. Dans ce domaine plus qu'ailleurs, nous sommes encore souvent contraints de nous livrer à des lectures séparées des phénomènes sociaux, selon que ceux-ci concernent des hommes ou des femmes. Depuis longtemps, les historiens ont souligné la spécificité des« métiers de femmes" 499 et de l'évolution de la présence des femmes sur le marché du travail à l'époque contemporaine. Cette singularité résiste aux mutations économiques – de la toute puissance de l'industrie textile au développement des emplois dans le secteur tertiaire à partir de la fin du XIXe siècle – et renvoie au partage plus ou moins strict des rôles dans les sociétés occidentales, entre univers masculin (le travail) et féminin (la famille). Grâce aux données brutes directement issues des sources, nous avons une perception immédiate de la différence de statuts sociaux entre les hommes et les femmes. Dans notre cas, nous pourrions résumer nos résultats de manière radicale : les hommes (pères ou parrains) ont une profession, les femmes (mères ou marraines) n'en ont pas.

Si les historiens s'attachent dorénavant à prendre en compte le sort des femmes dans l'analyse des sociétés passées, ils continuent bien souvent à utiliser des catégories adaptées au seul monde masculin. Il y a quelques années, Jean-Paul Burdy soulignait déjà que des catégories comme« l'activité" et« l'inactivité" ne permettaient pas« d'apprécier l'évolution longitudinale des flux d'entrée et de sortie qui caractérisent le travail des femmes" 500 . Comment appréhender ces parcours discontinus qui mettent à mal la notion même de« carrière", implicite dans l'examen des statuts professionnels masculins ? La longue discussion menée par Virgínia do Rosário Baptista sur les catégories utilisées dans les recensements portugais entre 1890 et 1940 vient corroborer ces observations 501 . Pour les femmes, plusieurs questions se posent avec une particulière insistance : comment définir le concept de femme active ? Doit-il faire uniquement référence au travail rémunéré ? Dans un tel cas,comment classer les emplois auxiliaires qui correspondent à des« activités de production dans la sphère familiale" et les femmes désignées comme« domestiques" (domésticas) qui sont« prestataires de biens ou de services gratuits, exclus de la sphère marchande" ? 502

Chez les femmes davantage que chez les hommes, la situation professionnelle doit être aussi analysée en fonction du déroulement du cycle de vie. Le mariage ou la maternité entraînent souvent une mise à l'écart, plus ou moins définitive, du monde du travail. Il est difficile de mesurer avec précision ces comportements 503 . Reste que dans notre cas, le fait d'observer le statut professionnel des femmes au moment où celles-ci connaissent la maternité va certainement influencer la nature de nos conclusions. La prise en compte de la profession des marraines pourra servir de contrepoint et de contrôle.

Les déclarations recueillies sont rassemblées dans les tableaux 5.1. et 5.2. Se pose dès à présent le problème de la présentation des données et notamment de la traduction de la terminologie professionnelle. Cette question aura d'autant plus d'importance quand il s'agira de présenter la liste des professions masculines beaucoup plus diversifiées. La terminologie professionnelle n'a pas forcément une correspondance exacte d'une langue à l'autre. La traduction directe des termes portugais en français peut entraîner une perte d'information, en passant sous silence l'ambivalence de certaines déclarations. C'est le cas par exemple pour le terme doméstica qui peut se traduire aussi bien par« ménagère",« femme au foyer" que par« domestique". Par ailleurs, conserver le vocabulaire portugais aurait constitué une sérieuse difficulté pour le lecteur non-lusophone. Nous proposons donc une traduction pour chaque terme. Ces traductions sont données à titre indicatif et nous continuerons parfois dans le texte à nous référer aux termes portugais. Nous avons par ailleurs souvent préféré traduire mot à mot la terminologie ou proposer plusieurs correspondances possibles dans la langue française, plutôt que de rechercher coûte que coûte une traduction unique, souvent insatisfaisante 504 .

Tableau 5.1. : Les professions des mères
Tableau 5.1. : Les professions des mères (toutes mentions confondues)
Tableau 5.2. : Les professions des marraines
Tableau 5.2. : Les professions des marraines (toutes mentions confondues) Effectif inférieur à celui des mères car certains actes ne mentionnent pas l'existence d'une marraine.

Quand une activité est attribuée aux mères ou aux marraines de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa, dans l'immense majorité des cas, et systématiquement pour les mères de la période 1930-1939, il s'agit de celle de doméstica. Nous avons bien distingué l'absence de déclaration – rien n'est indiqué au sujet de la profession de la mère ou de la marraine – des mentions comme doméstica , qui peuvent être interprétées comme une absence de profession. À Alcântara, la manière d'enregistrer la profession des femmes mères change radicalement entre le début du siècle et les années trente. Nous ignorons la majeure partie des statuts professionnels des mères observées durant la première période. Pour 95% des mères de la Rua da Cruz et 97% des mères de la Rua Feliciano de Sousa, il n'existe aucune mention. Deux décennies plus tard, toutes les mères de notre corpus sont« domésticas". Ce non-enregistrement de la profession des femmes n'est pas uniquement lié à la maternité. Nous n'avons en effet guère plus de renseignements sur les professions ou sur les statuts professionnels des marraines qui sont souvent des jeunes filles.

Pour le début du siècle, nous ne pouvons pas donner de signification sociale particulière à l'absence de mention de la profession des marraines. Nous avons vu que l'ecclésiastique qui rédigeait les actes n'avait pas pour consigne de recueillir cette information et, sur ce point, il suivait semble-t-il le règlement à la lettre. En revanche, dans les années trente, 96% des marraines de la Rua da Cruz et 92% de celles de la Rua Feliciano de Sousa sont domésticas. Pour une petite dizaine d'entre elles dans chaque rue, aucune mention n'apparaît sur les actes. Au total, au cours de cette période, seulement trois marraines pour la Rua da Cruz et six pour la Rua Feliciano de Sousa déclarent une profession.

En ce qui concerne l'évolution entre les deux périodes, nous pouvons paradoxalement avancer l'idée d'une affirmation du statut social spécifique des mères. Au début du siècle, c'est l'absence de réponse qui domine et la plupart des mères n'ont aucun statut social. À cette époque, le fait que ces femmes puissent ou non exercer une profession apparaît comme un élément négligeable dans la définition de leur identité 506 . Au contraire, dans les années trente, toutes les mères acquièrent une identité sociale, celle de doméstica 507 . Nous ne discutons pas ici la validité de cette déclaration. Nous considérons comme acquis que ce statut stéréotypé occulte de nombreuses activités, rémunérées ou non, à domicile ou à l'extérieur, exercées de façon plus ou moins continue.

Parmi les quelques professions féminines recueillies, nous excluons d'emblée les deux professions masculines - travailleur et marin - déclarées par des marraines dans les années trente. Il s'agit vraisemblablement d'erreurs commises par l'officier de l'état civil lors de la rédaction de l'acte. En effet, dans les deux cas les parrains exercent la même profession que les marraines. Ce paragraphe devrait avoir pour objectif de présenter quelques observations au sujet de l'évolution du travail féminin dans les deux rues. Mais nos résultats ne sont pas forcément comparables d'une période à l'autre. Les professions recueillies ne concernent pas les mêmes catégories d'individus au début du siècle et dans les années trente. Dans le premier cas, nous possédons quelques maigres renseignements sur les professions des mères et dans le deuxième cas sur celles des marraines. Nous pouvons cependant nous interroger sur la particularité de ces femmes qui déclarent une profession à l'état civil, adoptant ainsi un comportement assez exceptionnel. Malheureusement, rien ne semble distinguer ces femmes des autres. Pour les 23 mères qui ont déclaré une profession au début du siècle – 17 pour la Rua da Cruz et 6 pour la Rua Feliciano de Sousa –, il est impossible de déterminer une quelconque corrélation ni avec la profession des pères, ni avec l'origine des deux partenaires 508 . La faiblesse de l'effectif étudiée rend de toute façon aléatoire une recherche de ce type. Seul un facteur quasi constant et donc improbable – tous les couples concernés seraient par exemple originaires d'Alcântara – pourrait être repéré. Le fait d'assister à la rédaction de l'acte n'est pas non plus un critère valable qui expliquerait la position particulière de ces femmes. Parmi ces mères qui ont une profession, aucune ne signe le registre de baptême. Il est donc impossible de certifier leur présence au moment de la déclaration.

La plupart des mères qui déclarent une profession au début du siècle, se définissent comme« ouvrière" : 12 ouvrières pour 23 déclarations. Rua Feliciano de Sousa, trois de ces déclarations ont été effectuées par la même personne. Par trois fois, en 1900, 1903 et 1906, pour une mère originaire de Leiria, est mentionnée la profession d'operária (ouvrière). Le père originaire de Cascais déclare chaque fois exercer la profession de tecelão (tisserand). Il s'agit du seul cas de déclaration multiple concordante observable du côté des mères. Rua da Cruz, une seule mère possédant une profession – toujours celle d'ouvrière – effectue d'autres déclarations : en 1901, elle est ouvrière, puis en 1902 et 1904 elle n'a plus de profession, le père est chaque fois operário (ouvrier) 509 .

En dehors des ouvrières, nous pouvons repérer quelques femmes issues du monde des employées domestiques : criada de servir, et éventuellement doméstica. Les couturières et les vendeuses ambulantes de poisson sont aussi représentées, deux métiers typiquement féminins 510 . Dans les années trente, du côté des marraines, nous voyons poindre l'univers des« demoiselles" 511  : étudiante, employée de commerce, ou même modiste et sage-femme diplômée. Cette dernière déclaration sonne comme un rappel de la part du travail féminin dans le processus de transformation des formes d'emploi et de construction de statuts complexes, en particulier sur la base de diplômes ou de formations officiellement reconnues.

À partir de ces données, s'il est possible d'entrevoir les signes de mutations déjà observées ailleurs, nous n'avons pas d'éléments suffisants pour envisager un examen précis des modifications du statut professionnel des femmes dans l'espace social au cours de la période. Les déclarations féminines éclairent avant tout des pratiques administratives qui se sont traduites notamment par un usage massif de la catégorie de doméstica.

Notes
499.

Michelle Perrot (dir.), «Métiers de femmes", Le Mouvement social, nº140, juillet-septembre, 1987.

500.

Jean-Paul Burdy, Le Soleil noir, op. cit., p. 34.

501.

Virgínia do Rosário Baptista, As Mulheres no Mercado de Trabalho em Portugal: Representações e Quotidianos (1890-1940), Lisboa, CIDM, 1999, 235 p.

502.

Ibid., p. 15.

503.

Dans le quartier du Soleil, plus de la moitié des actives sont des jeunes filles ou des jeunes femmes non mariées. J-P Burdy, op. cit., p. 37. Virgínia do Rosário Baptista souligne la forte présence d'ouvrières célibataires dans l'industrie. V. do R. Baptista, op. cit., p. 142. Inversement, le travail féminin semble engendrer une plus forte proportion au célibat définitif : Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé – Une histoire du travail des femmes aux XIX e et XX e siècles, Paris, Editions Odile Jacob, 2002, pp. 69-76.

504.

Pour un récapitulatif des choix de traduction, on renvoie au glossaire en annexe. Nous avons utilisé essentiellement deux dictionnaire de référence : António de Morais Silva, Grande Dicionário da Língua Portuguesa, Lisbonne, Ed. Confluência 12 vol., 1949 (12e édition) ; Dicionário da Língua Portuguesa Contemporânea, Academia das Ciências de Lisboa, Verbo, 2 volumes, 2001.

505.

Effectif inférieur à celui des mères car certains actes ne mentionnent pas l'existence d'une marraine.

506.

La situation des marraines de la première période est différente, puisque dans ce cas nous pouvons considérer qu'il s'agit d'un non-enregistrement volontaire et conscient des professions et des statuts sociaux.

507.

C. Motte et J.P. Pélissier ont pu de la même manière observer au cours du XIXe siècle une hausse du nombre de femmes se déclarant «sans-profession" et une baisse des «sans-réponse" dans les actes de mariages. Ils ont ainsi conclu à une augmentation du nombre de femmes au travail durant cette période. Se déclarer sans-profession, n'est-ce pas sous-entendre que les autres femmes en possèdent une ? «La binette, l'aiguille et le plumeau…", op. cit., p. 264.

508.

Pour la période 1900-1910, nous prenons en compte la déclaration doméstica, deux occurrences pour la Rua da Cruz.

509.

Nous verrons plus loin que, du côté des pères, le terme operário est bien plus fréquent au début du siècle que dans les années trente. Il peut exister une concordance dans l'évolution de l'usage des terminologies professionnelles féminines et masculines.

510.

M. Perrot, op. cit. ; S. Schweitzer, op. cit.

511.

C. Motte et J. P. Pélissier, op. cit.