b) Pratiques administratives à l'usage des femmes : la diffusion de l'emploi de la catégorie doméstica

Comme le laissait présager le règlement des registres paroissiaux et le code de l'état civil, peu de soin était apporté à l'enregistrement des professions ou des statuts professionnels des femmes. Dans ce domaine, l'évolution des pratiques, les habitudes personnelles des employés chargés de la rédaction des actes et les mentalités de l'époque, jouent un rôle primordial. Une étude à une échelle géographique plus large permettrait certainement d'identifier des différences dans les modes de déclaration et d'enregistrement selon les régions et les milieux, notamment entre les villes et les campagnes portugaises. Dans le cas français, à partir de l'étude des mariages célébrés par les membres des lignées des« 3 000 familles" (enquête TRA), Claude Motte et Jean-Paul Pélissier ont pu repérer de nombreuses variations en fonction du contexte régional, local ou social, dans l'emploi de certains termes. Dans la France du XIXe siècle, on se déclare par exemple plus souvent « ménagère" si l'on habite dans l'ouest, le nord ou dans la région Rhône-Alpes 512 .

Virgínia do Rósario Baptista a retracé l'évolution des taxinomies professionnelles féminines utilisées dans les recensements portugais entre 1890 et 1940. Nous pouvons ici reprendre quelques-unes de ses observations 513 . Tout au long de son étude, l'auteur souligne la grande instabilité des critères de classification. Le terme portugais doméstica est ambigu : il peut aussi bien être traduit par ménagère que par travailleuse à domicile, ou encore par domestique. Dans les premiers recensements, la catégorie des« travaux domestiques" (trabalhos domésticos) n'est pas uniquement réservée aux femmes. Entre 1890 et 1925, cette nomenclature pouvait correspondre à des professions masculines : cocher, cuisinier, portier, garçon d'écurie… ou même sacristain. Du côté des femmes, un doute persiste quant à la signification de l'expression« travail domestique". En 1900, les instructions du recensement donnent l'exemple d'une famille modèle où« des femmes mariées, sans activité professionnelle spécifique, indiqueraient comme profession “travail domestique”". 514 Les instructions du recensement de 1925 précisent à leur tour que les « membres de la famille exerçant une activité de service à domicile non rémunérée doivent indiquer comme profession « services domestiques" (serviços domésticos)" 515 . Finalement, ce n'est qu'en 1940 que le recensement distingue de façon explicite les femmes« domésticas", regroupées avec les individus de« conditions non professionnelles". Cependant, dans ce même recensement, une catégorie intitulée« services domestiques et similaires" regroupe toutes les personnes des deux sexes qui exercent un travail à domicile (doméstico), rémunéré ou non 516 .

Virigínia do Rósario Baptista replace l'évolution des catégories socioprofessionnelles utilisées lors des recensements dans le contexte politique de l'époque. Elle fait notamment référence à la mise en place progressive d'un régime autoritaire conservateur - la dictature militaire à partir de 1926, puis l'Estado Novo dans les années 1930 – qui aurait modifié les mentalités et l'idéologie dominantes 517 . Nous serons pour notre part moins catégorique. L'occultation du travail féminin n'est pas spécifique aux recensements portugais des premières décennies du XXe siècle. Qu'il soit observé sur la base des listes nominatives des recensements ou dans les actes de l'état civil du XIXe siècle, ou même à travers des récits de vie, ce phénomène dépasse le simple cadre d'un contexte politique national 518 .

Notre source se révèle donc particulièrement pauvre pour traiter la question du travail féminin. Il est clair que si nos résultats témoignent de pratiques administratives ou de modes de perception et de représentation du statut social des femmes, ils n'ont en revanche que peu de valeur sur le plan statistique 519 . À la lumière de la recherche de Virgínia Baptista, nous pouvons penser que le terme doméstica n'a pas la même valeur au début du siècle et dans les années 1930. Dans le premier cas, les mères domésticas exercent probablement une fonction d'employée domestique. Vingt ans plus tard, le ou la déclarant(e) fait valoir à travers cette même déclaration le statut premier de« femme au foyer".

Pouvons-nous cependant conclure à l'existence d'un processus qui a conduit au non-enregistrement absolu du travail féminin dans les années trente. L'occultation, déjà forte au début du siècle, devient en effet totale au cours de la seconde période d'observation. Ce processus serait déjà largement engagé à la fin du XIXe siècle. Sur ce point, nous voudrions seulement apporter un élément de réflexion qui touche à l'existence probable de glissement de l'emploi de certains termes et catégories entre les recensements et l'état civil. Il semble que l'on puisse établir un lien ou de toute évidence une concordance chronologique entre l'utilisation systématique dans les années trente de la déclaration« doméstica" et la construction de cette même catégorie par l'administration chargée des recensements durant les premières décennies du XXe siècle. Les pratiques en cours dans l'administration de l'état civil, qu'elles soient considérées du point de vue des fonctionnaires ou du point de vue des usagers, peuvent donc être en phase avec les méthodes définies à l'occasion des recensements.

Dès le début du XIXe siècle, la production statistique du gouvernement portugais se base en partie sur les données issues des registres paroissiaux. À la fin du siècle sont publiés avec une certaine régularité les« Mouvements de la population" qui récapitulent les nombres de naissances et de décès durant l'année écoulée 520 . Après une interruption entre 1896 et 1916, ces publications reprennent sous la Ie République. À la fin de la Monarchie, l'ecclésiastique chargé de la rédaction des registres paroissiaux devait donc communiquer les actes de décès et de naissance aux services successifs qui centralisaient les données statistiques sur la population portugaise 521 .

Avec la généralisation de l'usage de l'état civil sous la Ie République, le lien entre les deux administrations s'intensifie. La loi de février 1911 qui porte sur le règlement de l'état civil prévoie la communication, par le conservateur ou l'officier de l'état civil, de tableaux mensuels des statistiques des naissances, mort-nés, divorces, reconnaissances, légitimation et décès à la Direction générale du ministère de l'Intérieur 522 . L'article 443 du Code de 1932 est encore plus contraignant. Les fonctionnaires de l'état civil doivent remplir les fiches de la Direction générale de la statistique et les envoyer chaque lundi à cette même Direction. Là encore est fait mention des données relatives aux registres des naissances, mariages, décès et des mort-nés 523 .

La communication des données de l'état civil ne concerne pas a priori les professions des individus. Mais nous avons mis en évidence un lien institutionnel qui a pu entraîner une diffusion des pratiques et des modes de représentation de la société. Il est évidemment difficile de déterminer l'influence de l'officier chargé de rédiger l'acte dans les déclarations des individus : la mention« doméstica" correspond-elle à une déclaration effective et spontanée des parents de l'enfant ou bien à l'inscription automatique d'une mention par l'administration ? Nous pencherions évidemment pour la seconde solution. Tout comme les catégories utilisées dans les recensements, les statuts professionnels féminins tels qu'ils sont retranscrits dans les actes de l'état civil seraient donc eux aussi le reflet des modes de représentation dominants adoptés par le pouvoir administratif et politique. Malgré leur caractère a priori plus personnalisé et spontané, les déclarations professionnelles féminines à l'état civil d'Alcântara ne permettent pas de contourner les difficultés posées par l'emploi de catégories socioprofessionnelles préétablies et parfois inadaptées. Elles peuvent être elles-mêmes, par glissement, le reflet de ces mêmes catégories. Nous devons rester cependant dans le cadre d'une hypothèse. Malgré nos recherches, nous n'avons pas trouvé de documents permettant de confirmer l'existence de contacts directs et réguliers entre les deux administrations. Par ailleurs, dans le cas français, Claude Motte et J.P. Pélissier ont souligné l'existence de phénomènes inverses. Selon ces auteurs, en recommandant de« donner aux femmes qui n'ont pas de profession particulière celle de leur mari, lorsqu'elles concourent à l'exercice de cette profession", les instructions du recensement de 1851 n'ont fait qu'entériner une évolution des mentalités déjà perceptible dans les déclarations faites à l'état civil. Au cours du XIXe siècle par exemple, les femmes ou les filles de cultivateurs se définissent de plus en plus souvent comme cultivatrices 524 .

Dans cette première étape de l'analyse, nous avons pu constater que les registres de baptême ou de naissance de l'état civil ne permettent pas de retracer l'évolution de l'activité professionnelle des femmes. Nous avons aussi mis en évidence la complexité du lien entre les déclarations et les positions socioprofessionnelles effectives. Ce lien ne revêt pas un caractère systématique. Nous ne pouvons évidemment pas exclure que les listes de professions masculines élaborées à partir des actes de l'état civil subissent les mêmes types de distorsions ou de filtrages. Cependant, contrairement aux mères et aux marraines, tous les pères – et tous les parrains, comme nous le verrons plus tard – ont une profession.

Notes
512.

Ibid., p. 260. Des variations régionales qui concernent aussi les noms de métier.

513.

Virgínia do Rosário Baptista, As mulheres no Mercado de Trabalho..., op. cit., notamment p. 16 et pp. 61-74.

514.

Ibid., p. 62.

515.

Ibid.

516.

Ibid.

517.

Ibid., p. 154.

518.

cf. S. Schweitzer, Les femmes ont toujours…, op. cit., chapitre II : «La cécité statistique". Cette «cécité" n'est pas uniquement le fait de l'administration parfois les femmes elles-mêmes ont du mal à se reconnaître comme actives : cf. Jean-Paul Burdy, Mathilde Dubesset, Michelle Zancarini-Fournel, «Rôles, travaux et métiers de femmes dans une ville industrielle : Saint-Etienne, 1900-1950", dans Le Mouvement social, nº140, juillet-septembre 1987, pp. 27- 53.

519.

Les recensements donnent malgré tout une vision plus contrastée du travail féminin. Virgínia do Rosário Baptista décrit la féminisation de certains secteurs économiques, notamment dans l'industrie textile mais aussi dans les professions libérales au cours de la première moitié du XXe siècle.

520.

Cette source a été utilisée dans le chapitre 1.

521.

L'INE (Instituto Nacional de Estatística) ne fut créé qu'en 1935. Avant, la responsabilité des études statistiques était confiée à plusieurs ministères. Sous la Ie République s'installa une grande confusion institutionnelle. Voir, Fernando de Sousa, História da Estatística em Portugal, Lisboa, INE, 1995, 335 p.

522.

Código do Registo Civil, Decreto com força de lei de Fevereiro de 1911, Coimbra, 1911, Capítulo X, Art. 323º.

523.

Código do Registo Civil, Decreto de Dezembro de 1932, op. cit., Capítulo III, Art. 443.

524.

C. Motte et J. P. Pélissier, «La binette, l'aiguille,…", op. cit., p. 266. Cette comparaison entre les pratiques administratives de ces deux pays ne se justifie pas uniquement par le tropisme national d'un historien français qui étudie une réalité portugaise. La statistique française a eu une influence considérable au Portugal, notamment à travers l'usage des différents classements socioprofessionnels élaborés par J. Bertillon à la fin du XIXe siècle.