a) Des rues populaires

Nous avons donc relevé systématiquement toutes les déclarations professionnelles des pères dans leur intégralité. Nous n'avons effectué aucun regroupement ou aucune simplification qui auraient pu être jugés, a priori, commodes. Nous avons par exemple distingué des déclarations comme« empregado no Caminho de Ferro" et« empregado na Companhia de Caminho de Ferro", respectivement« employé des Chemins de fer" et« employé de la Compagnie de chemin de fer". Certains pères ont déclaré plusieurs fois leur profession au cours des périodes d'observation, les résultats sont donc présentés sous deux formes : la liste des professions en tenant compte uniquement de la première mention repérée au cours de la période pour chaque individu (une mention par individu) ; la liste des professions des pères relevées dans l'ensemble des actes de naissance étudiés (toutes mentions confondues). Nous présentons ici seulement les listes des professions citées au moins trois fois dans chaque sous-groupe de notre corpus 525 . Cette série de tableaux ne peut appeler qu'un commentaire relativement bref.

Tableau 5.3. : Les professions des pères - Rua da Cruz (1900-1910)
Une mention par individu Toutes mentions confondues
déclarations fréq. % déclarations fréq. %
cocheiro (cocher) 3 1,2 caixoteiro (layetier / emballeur) 3 0,9
comerciante (commerçant) 3 1,2 soldador (soudeur) 3 0,9
ferreiro (ferronnier) 3 1,2 vendedor de hortaliça (vendeur de légumes) 3 0,9
marítimo (marin) 3 1,2 caldeireiro de ferro (chaudronnier de fer /fondeur) 4 1,2
carroceiro (charretier) 4 1,6 canteiro (marbrier / tailleur de pierre) 4 1,2
policia civil (policier civil) 4 1,6 cocheiro 4 1,2
caldeireiro (chaudronnier) 5 2 marinheiro da Armada, reformado (marin de l'Armada, retraité) 4 1,2
empregado no comercio (employé de commerce) 5 2 policia civil 4 1,2
fundidor (fondeur) 5 2 empregado no comercio 5 1,5
tecelão (tisserand) 5 2 comerciante 6 1,8
carpinteiro (menuisier/charpentier) 6 2,5 ferreiro 6 1,8
pedreiro (maçon) 6 2,5 marítimo 6 1,8
sapateiro (cordonnier) 7 2,8 carroceiro 7 2,2
serralheiro (serrurier) 10 4,1 sapateiro 7 2,2
operário (ouvrier) 13 5,3 tecelão 7 2,2
trabalhador (manœuvre) 95 38,5 caldeireiro 8 2,5
autres déclarations * 70 28,3 carpinteiro 8 2,5
Nombre total de déclarations
247 100
fundidor 8 2,5
pedreiro 9 2,7
serralheiro 16 4,9
operário 21 6,4
trabalhador 123 37,6
autres déclarations * 61 18,7
Total (1900/10) 327 100

* professions citées moins de trois fois.

** total inférieur au nombre total de couples recensés en raison de l'existence de pères inconnus.

Tableau 5.4. : Les professions des pères - Rua da Cruz (1930-1939)
Une mention par individu Toutes mentions confondues
déclarations fréq. % déclarations fréq. %
barbeiro (barbier) 3 1,4 caixoteiro (layetier, emballeur) 3 1
empregado da Carris (employé de la Carris) 3 1,4 ferroviário (cheminot) 3 1
marceneiro (menuisier) 3 1,4 marceneiro 3 1
marinheiro (marin) 3 1,4 marinheiro da Armada 3 1
marinheiro da Armada (marin de l'Armada) 3 1,4 militar (militaire) 3 1
motorista (chauffeur) 3 1,4 motorista 3 1
comerciante (commerçant) 4 1,9 barbeiro 4 1,3
empregado de escritório (employé de bureau) 4 1,9 empregado da Carris 4 1,3
operário (ouvrier) 4 1,9 empregado de escritório 4 1,3
carpinteiro (menuisier/charpentier) 5 2,3 funileiro (ferblantier) 4 1,3
descarregador (portefaix, déchargeur) 5 2,3 marinheiro 4 1,3
ajudante de caldeireiro (aide chaudronnier) 6 2,8 descarregador 5 1,7
pedreiro (maçon) 6 2,8 estivador (docker) 5 1,7
serralheiro (serrurier) 7 3,2 sapateiro 5 1,7
caldeireiro (chaudronnier) 12 5,6 comerciante 6 2
marítimo (marin) 12 5,6 operário 6 2
empregado no comércio (employé de commerce) 23 10,7 pedreiro 6 2
trabalhador (manœuvre) 44 20,4 ajudante de caldeireiro 9 3,1
autres déclarations 65 30,2 serralheiro 9 3,1
Nombre total de déclarations
215 100
carpinteiro 12 4,1
marítimo 14 4,7
caldeireiro 20 6,7
empregado no comércio 25 8,4
trabalhador 70 23,5
autres déclarations 68 22,8
Nombre total de déclarations 298 100
Tableau 5.5. : Les professions des pères - Rua Feliciano de Sousa (1900-1910)
Une mention par individu Toutes mentions confondues
déclarations fréq. % déclarations fréq. %
marítimo (marin) 3 2 2ºcontramestre da Armada (2º contremaître de l'Armada) 3 1,5
tecelão (tisserand) 3 2 calceteiro (paveur) 3 1,5
sapateiro (cordonnier) 5 3,3 fogueteiro (fabriquant de feux d'artifice/artificier) 3 1,5
fundidor (fondeur) 8 5,3 torneiro mecânico (tourneur mécanique) 3 1,5
serralheiro (serrurier) 10 6,7 calafate (calfat) 4 1,9
carpinteiro 12 8 marítimo 4 1,9
operário (ouvrier) 12 8 tecelão 5 2,5
trabalhador (manœuvre) 41 27,4 sapateiro 7 3,5
autres déclarations 56 37,3 fundidor 10 4,9
Nombre total de déclarations 150 100
operário 15 7,4
serralheiro 16 7,9
carpinteiro 18 8,9
trabalhador 49 24,1
autres déclarations 63 31
Nombre total de déclarations 203 100
Tableau 5.6. : Les professions des pères - Rua Feliciano de Sousa (1930-1939)
Une mention par individu Toutes mentions confondues
déclarations fréq. % déclarations fréq. %
agente de polícia (agent de police) 3 2 cardeiro (cardeur) 3 1,5
comerciante (commerçant) 3 2 carpinteiro (menuisier/charpentier) 3 1,5
descarregador (portefaix, déchargeur) 3 2 comerciante 3 1,5
manufactor de calçado (fabricant de chaussure) 3 2 descarregador 3 1,5
operário (ouvrier) 3 2 manufactor de calçado 3 1,5
padeiro (boulanger) 3 2 operário 3 1,5
pedreiro (maçon) 3 2 pintor 3 1,5
pintor (peintre) 3 2 ajudante de caldeireiro (aide chaudronnier) 4 2
condutor de carroças (conducteur de charrette) 4 2,7 condutor de carroças 4 2
torneiro mecânico (tourneur mécanique) 4 2,7 sapateiro 4 2
caldeireiro (chaudronnier) 7 4,7 torneiro mecânico 4 2
marítimo (marin) 7 4,7 padeiro 5 2,4
empregado no comércio 9 6,1 agente de polícia 6 2,9
serralheiro (serrurier) 10 6,7 pedreiro 6 2,9
trabalhador (manœuvre) 31 20,8 marítimo 8 3,9
autres déclarations 53 35,6 caldeireiro 10 4,9
Nombre total de déclarations
149 100
empregado no comércio 14 6,9
serralheiro 16 7,8
trabalhador 47 23,2
autres déclarations 54 26,6
Nombre total de déclarations 203 100

Nous enregistrons les traces d'un paysage social diversifié, du moins si nous nous en tenons au nombre de déclarations professionnelles : au total 166 déclarations différentes pour les deux périodes 526 . La fréquence de chaque profession est bien évidemment très irrégulière. Une seule déclaration, celle de trabalhador, dépasse systématiquement le seuil des 20%. Les employés de commerce (empregado no comércio) représentent dans un seul cas, la Rua da Cruz dans les années trente, plus de 10% des déclarations. Une petite dizaine de professions représentent entre 2 et 5% des déclarations des pères. Enfin, environ un tiers des professions – un peu moins Rua da Cruz, un peu plus Rua Feliciano de Sousa – sont déclarées seulement par un ou deux individus. Ce type de répartition des activités professionnelles au sein d'un groupe a déjà pu être observé ailleurs : un nombre limité de professions très fréquentes et une longue liste de professions plus ou moins rares. C'est notamment le cas dans les résultats présentés par Maurizio Gribaudi et Alain Blum 527 . Alain Guerreau remarquait que de telles séries de distribution des professions au sein d'une population étaient de type parétien et vérifiaient la loi de répartition 20/80 : dans ce cas, 80% des individus exercent 20% des professions. Nos propres listes se rapprochent de ce modèle. La taille restreinte de notre échantillon n'y change rien 528 .

Que nous apprennent ces listes ? L'examen de cette énumération de professions est sans surprise. Nous pouvons facilement discerner quelques signes qui viennent confirmer des faits bien connus. Comme on pouvait s'y attendre, la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa sont des rues populaires où se côtoient des ouvriers, des artisans, le monde du petit commerce et certainement quelques employés auxquels il faudrait ajouter les fonctionnaires de la police ou de l'armée. Des secteurs d'activité émergent de cet ensemble. Les ouvriers du fer et des métaux – en un mot les métallos, fundidores, serralheiros, caldeireiros, torneiros… soit respectivement les fondeurs, serruriers, chaudronniers, tourneurs – constituent une part essentielle de l'effectif des ouvriers qualifiés. Mais, quelles que soient la rue ou l'époque, ce sont les travailleurs sans qualification particulière (les trabalhadores) qui dominent largement le paysage social. Entre le début du siècle et les années trente, leur poids se réduit cependant de près de moitié Rua da Cruz et de près du tiers Rua Feliciano de Sousa. Si, dans les années 1900, les pères de la Rua da Cruz semblent occuper des positions sociales nettement inférieures à celles des pères domiciliés dans la Rua Feliciano de Sousa, dans les années trente il existe une plus grande homogénéité sociale entre les habitants des deux rues.

En comparant les deux périodes, on repère aussi quelques signes de l'évolution d'une société urbaine gagnée peu à peu, encore que bien timidement, par le monde des« cols blancs". Dans ce cas, ce ne sont pas toujours les professions les plus fréquentes qui apportent le plus d'informations, les évolutions se font à la marge. Dans les années trente, les« employés" sont plus nombreux : employés de commerce surtout mais aussi de bureau ou dactylographes (un cas Rua Feliciano de Sousa). Toujours dans les années trente, on notera l'émergence de professions liées à l'activité portuaire : les estivadores, descarregadores, soit dockers et déchargeurs/portefaix. Au début du siècle, les pères qui travaillent dans ce secteur sont moins nombreux. Faut-il voir là les signes d'une évolution de nature économique, c'est-à-dire la conséquence du développement de cette activité ? Avant de pouvoir répondre à ce genre de question, il faudrait découvrir quels types d'emplois se cachent derrière le terme de« trabalhador".

L'analyse diachronique permet aussi de saisir des évolutions liées aux mutations techniques : l'apparition ou l'essor de nouveaux métiers – tourneur mécanique, électricien – ou, de manière plus anecdotique, la disparition d'anciennes professions comme conducteur d'Américains, les omnibus hippomobiles 529 . Nous ne retrouvons aucune trace du processus de déqualification au sein du groupe des ouvriers. Les« métiers" semblent au contraire occuper une position de plus en plus dominante, au moins dans le secteur industriel. Par rapport à la France, le mouvement est inversé. Alain Dewerpe défend en effet qu'après la Première Guerre mondiale, la production de masse a d'abord eu pour conséquence un accroissement du nombre d'ouvriers sans qualification et a constitué ce qu'il nomme une« nouvelle stratification sociale ouvrière" 530 . On peut à la limite admettre que des phénomènes macroéconomiques ne soient pas forcément visibles à l'échelle de la population de deux rues. D'autant plus que le Portugal a toujours connu dans les différences phases du processus d'industrialisation, un décalage chronologique mais aussi d'intensité par rapport aux pays les plus avancés. Toutefois, la persistance des métiers dans l'organisation de la production est un thème clef des débats historiographiques et sociologiques sur le Portugal contemporain. Nous aurons l'occasion d'y revenir. Du point de vue des traces des nomenclatures professionnelles laissées dans les registres paroissiaux et de l'état civil par les déclarants, nous pourrions apporter notre contribution à ce débat en notant le faible impact social de la rationalisation de la production industrielle. Dans les années trente, on compte peu de techniciens, peu d'indices de hiérarchies internes aux entreprises, pas d'équivalent aux ouvriers spécialisés, mais en revanche de plus en plus de serruriers, chaudronniers, fondeurs, mécanicien, etc. Mais en essayant de faire coïncider à tout prix nos observations et nos connaissances sur l'évolution de la société portugaise, nous négligeons un point essentiel : nous travaillons à partir de déclarations professionnelles qui obéissent forcément à des logiques spécifiques.

Nous le voyons bien, la réflexion dont nous venons de donner quelques axes possibles se heurte à la nature même de la source et à l'approximation des déclarations. Ces informations brutes ne permettent pas de déterminer les qualifications réelles et les conditions d'exercice des professions. Il existe bien sûr des imprécisions dans le vocabulaire professionnel qui change en fonction des époques ou des branches d'activité. Dans les années 1930, un« chauffeur" conduit en général un véhicule. Au XIXe siècle et sans doute encore dans les années 1900, il s'agit plutôt d'un ouvrier chargé d'entretenir une forge ou une machine à vapeur 531 . Comment être sûr des usages en cours à Alcântara, durant la première moitié du XXe siècle ? Des déclarations identiques peuvent désigner des univers professionnels très différents : les serralheiros, ou les divers métiers qu'on pourrait grossièrement regrouper dans le groupe des« métallos", sont-ils issus du monde de l'usine ou de celui de l'artisanat, du petit atelier ou de la grande fabrique ? Cette liste fait à la fois référence à des métiers (serralheiro) et à des statuts (ouvriers, employé). Certaines dénominations professionnelles renvoient directement à la spécialité d'un établissement et non à un métier proprement dit : les bolacheiros ("biscuitiers") sont-ils porteurs d'un réel savoir-faire, ou sont-ils de simples ouvriers non qualifiés d'une fabrique de biscuit ? 532 Assez fréquente au début du siècle, la déclaration« charretier" (carroceiro) laisse la place à la dénomination de« conducteur de charrette" (conductor de carroça) dans les années 1930. Comment expliquer cette évolution lexicale ? Vraisemblablement, cette nouvelle technicité de la nomenclature professionnelle ne recouvre pas un changement de tâche ou de type d'emploi. Y-a-t-il eu dans ce cas un glissement dans l'usage du vocabulaire, au nom d'une lointaine parenté entre les professions des transports en plein développement à l'époque et la profession de charretier ? Un autre exemple de l'ambiguïté de ces déclarations est l'absence fréquente du nom de l'employeur. À cette règle, quasi systématique, nous trouvons cependant quelques exceptions : les employés de l'État (y compris la police, les douanes et l'armée), les employés des grandes sociétés de transport (transport urbain avec la compagnie Carris ou les sociétés de chemin de fer), et enfin quelques grandes sociétés industrielles comme la Companhia de União Fabril (CUF), la Compagnie des Tabacs, l'Entreprise nationale de navigation (Empresa Nacional de Navegação), la Companhia Portuguesa de Moagens 533 .

Confrontés aux données de l'enquête des« 3 000 familles", Claude Motte et Jean-Pierre Pélissier ont souligné les difficultés posées par l'examen de déclarations professionnelles de ce type :« profession, métier, travail, emploi, activité, chacun de ces termes fait référence à une structuration tantôt économique (secteur d'activité), tantôt sociale (statut ou fonction) ou tantôt technique (métier) de l'espace social. Les réponses (et à plus forte raison les non-réponses) à la question : « Quelle est votre profession ?" ne permettent pas, hélas ! de caractériser précisément tous les individus en fonction de ces trois critères réunis" 534 .

On rajoutera que ce type de déclaration renvoie aussi à la perception que chaque individu peut avoir de sa position sociale. Alain Guerreau apparente de telles listes de déclarations professionnelles à une taxinomie indigène. Dans ce sens, elles se caractériseraient par le fait qu'elles sont redondantes, fluctuantes, d'ampleur indéterminée, qu'elles incluent un ordre hiérarchique, mais seulement de manière implicite, partielle et plus ou moins aléatoire 535 . Il ne s'agit pas d'opposer systématiquement des classifications primitives aux classifications scientifiques. Toutes deux constituent des systèmes hiérarchisés qui ont pour fonction d'unifier la connaissance 536 . Mais les déclarations de profession, dont le caractère humain et spontané était présenté en introduction à ce chapitre comme un gage de restitution fidèle des vécus individuels, témoignent aussi de logiques affectives. À ce sujet, Émile Durkheim et Marcel Mauss évoquent la part d'émotion et de sentiments : « les différences et les ressemblances qui déterminent la façon dont les choses se groupent sont plus affectives qu'intellectuelles. Voilà comment il se fait que les choses changent, en quelque sorte, de nature suivant les sociétés ; c'est qu'elles affectent différemment les sentiments des groupes. Ce qui est conçu ici comme parfaitement homogène est représenté ailleurs comme essentiellement hétérogène" 537 . Introduire à tout prix une logique scientifique dans un système de classification indigène c'est se tromper d'objet de recherche :« l'histoire de la classification scientifique [est, en définitive, l'histoire même des étapes au cours desquelles cet élément d'affectivité sociale s'est progressivement affaibli, laissant de plus en plus la place libre à la pensée réfléchie des individus" 538 .

Les identités et distinctions professionnelles, dont les déclarations sont pour une part le produit, se construisent aussi en fonction de sentiments individuels ou partagés à l'échelle locale ou nationale. Leur définition ne peut être exclusivement la conséquence des contextes techniques, économiques et sociaux.

Mais la nature de notre source soulève un autre type d'interrogation. Au-delà des modes de construction des taxinomies professionnelles, ce sont les actes de déclaration et de transcription dans les registres qui posent problème. Dans la troisième partie de cette thèse, nous avons tenté d'établir les conditions juridiques et les formes d'adaptation pratique qui ont présidé à la rédaction de ces documents 539 . Nous avons notamment pu conclure à une similitude de nature entre les registres paroissiaux et les registres de l'état civil. La question n'a pas pour autant été épuisée. Le cas de la déclaration« doméstica" pour les femmes a mis en exergue la possibilité de l'ingérence de l'administration, en la personne de l'officier de l'état civil, dans la rédaction des mentions professionnelles. En parlant de taxinomie indigène, c'est un autre niveau de médiation qui est mis en évidence. Dans tous les cas, on remet en cause la fonction des déclarations comme mode d'enregistrement spontané et direct des vécus. Une autre notion s'impose alors : celle d'inscription telle que l'utilise Paul Ricœur 540 . Les déclarations professionnelles qui forment notre corpus constituent des inscriptions dans le sens qu'elles forment bel et bien des« marques extérieures adoptées comme appuis et relais pour le travail de la mémoire" 541 . Sur le processus de mise en archive, de transformation de la mémoire du« stade déclaratif" à la« preuve documentaire", et sur les différents acteurs de ce processus et sur leur mode d'intervention, nous ne savons quasiment rien. Alain Blum et Maurizio Gribaudi le constatent : construire un corpus à partir de ce type de déclarations professionnelles revient à rechercher la signification de« traces" données par les inscriptions 542 .

Décrire les structures sociales qui affleurent dans l'espace urbain constitué par nos deux rues et en saisir les évolutions au cours des premières décennies du XXe siècle, reviendrait à parcourir les différents niveaux d'analyse que nous venons d'évoquer. Le dispositif que nous avons mis en place jusqu'ici ne nous le permet pas. Le mode et l'échelle d'observation – les individus et non les parcours individuels, un espace-temps limité – sont inadaptés. La nature de la source – de simples déclarations – constitue une autre contrainte et une étude à une échelle différente ne permettrait pas de s'en dégager. Ces déclarations prises isolément ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà. Le recours à des classements ou à des catégories sociales serait à ce stade particulièrement maladroit et de toute façon inefficace. En revanche, la dimension relationnelle des formes d'organisation sociale peut ici être facilement mise en évidence, notamment par l'étude du lien entre les pères et les parrains.

Auparavant, une autre piste peut être explorée. Elle nécessite de faire un détour par les ateliers, les usines ou par les entreprises, c'est-à-dire par les lieux où se forgent les statuts socioprofessionnels et qui contribuent à façonner les modèles de hiérarchies sociales 543 . Une telle démarche implique la mobilisation de sources complémentaires. Nous pouvons espérer glaner quelques informations sur les forces en jeu et sur les processus en cours tout au long de la période étudiée, concernant la définition des statuts sociaux. Nous envisageons donc de prendre du champ, en nous éloignant temporairement de notre terrain d'étude. Un premier pas peut être cependant franchi tout en restant dans le cadre de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa, grâce à l'analyse des déclarations multiples qui conduit à exercer un contrôle sur nos informations.

Notes
525.

La liste complète des professions des pères est reproduite en annexe.

526.

Pour les pères de la Rua da Cruz, on relève 75 et 77 déclarations différentes, pour les périodes 1900-1910 et 1930-1939 respectivement, et 59 déclarations Rua Feliciano de Sousa, pour chaque période.

527.

A. Blum et M. Gribaudi, «Des catégories aux liens individuels...", op. cit.

528.

A. Guerreau, «À propos d'une liste de fréquences des dénominations professionnelles dans la France du XIXe siècle", Annales ESC, juillet-août 1993, nº4, pp. 979-986. La dimension du corpus rend cependant inutile toute recherche de paramètres statistiques propres à de telles distributions. Les basses fréquences surviennent ici très tôt dans la liste. Cependant, le simple fait que la loi de Pareto soit quasi vérifiée tend à prouver que nous travaillons sur des populations de taille raisonnable.

529.

En travaillant sur la période du début du XXe siècle, on se heurte peu au problème des appellations anciennes. Tous les noms de profession rencontrés dans les registres sont recensés dans les dictionnaires de référence. En reculant dans le temps, le vocabulaire professionnel se fait de plus en plus abscons et il est parfois difficile de s'orienter dans une forêt de termes dont on a perdu le sens. Voir Olivier Zeller, Les recensements lyonnais de 1597 et 1636 : démographie historique et géographie sociale, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983, pp. 168-170.

530.

A. Dewerpe, Le monde du travail en France, op. cit., p. 145.

531.

L'appellation «chauffeur" pose le même type de problème aux historiens qui travaillent sur la société française des XIXe et XXe siècles. Voir Jean-Luc Pinol, Les mobilités de la grande ville..., op. cit., p. 367.

532.

Les «fromagers" bretons soulèvent les mêmes interrogations. cf. N. Souchard, «Déclaration des professions et structure sociale...", op. cit., notamment p. 100.

533.

Cette remarque prend en compte aussi bien les déclarations des pères que des parrains.

534.

C. Motte, J-P Pélissier, «La binette, l'aiguille et le plumeau...", op.cit., p. 247

535.

A. Guerreau, «À propos d'une liste de fréquences...", op. cit., p. 984

536.

Émile Durkheim et Marcel Mauss, «De quelques formes primitives de classification", Année sociologique, nº6, 1903, repris dans Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1968, pp. 162-230.

537.

Ibid., p. 227.

538.

Ibid., p. 229.

539.

Chapitre 3.«Les choix : l'usage d'une source pauvre".

540.

Cité par A. Blum et M. Gribaudi, «Les déclarations professionnelles : pratiques, inscriptions, source", Annales ESC, 1993, nº4, pp. 987-995. Nous nous sommes aussi reportés à l'ouvrage de Paul Ricoeur, La mémoire, l'historie et l'oubli, Paris, Seuil, 2000, 675 p.

541.

P. Ricœur, ibid., p. 183.

542.

A. Blum et M. Gribaudi, ibid., p. 993.

543.

Sylvie Schweitzer, «Industrialisation, hiérarchies au travail et hiérarchies sociales au XXe siècle", Vingtième siècle, nº54, avril-juin 1997, pp. 103-115.