Chapitre 6. Quelques remarques sur les identités professionnelles au Portugal durant la première moitié du XXe siècle

Dans ce chapitre, toute la difficulté consiste à intégrer les nouvelles problématiques que nous allons définir dans notre axe de recherche. Autrement dit, ce détour méthodologique ne doit pas se transformer en dérive. Le point de départ de notre analyse demeure l'ambiguïté des déclarations professionnelles recueillies dans les actes des registres paroissiaux et de l'état civil. C'est bien parce que nous ne possédons pas les outils nécessaires à l'examen de ces informations que nous changeons provisoirement de cap.

Commençons par un exemple rencontré au fil de nos lectures. Au début du siècle, les barbiers étaient encore nombreux dans les villes. A priori, nous ne devrions pas rencontrer de difficultés particulières dans la définition de la profession. Un texte de 1926 signé Américo da Graça, membre du syndicat des barbiers de la ville de Porto, permet pourtant de reconstituer le processus de construction et de modification d'une identité professionnelle plus complexe qu'il n'y paraît à première vue 555 . La profession est ancienne. Jusqu'au XVIIe siècle le barbier exerce à la fois la médecine, la chirurgie et la dentisterie 556 . Américo da Graça estime que le destin de la profession bascule au début du XVIIIe siècle quand lui est retiré le droit d'opérer ou de prescrire des remèdes. Le processus est cependant très lent. À Porto, c'est seulement à la fin du XIXe siècle que tous les barbiers qui exercent la dentisterie, doivent choisir entre les deux activités. À cette époque, après un simple examen de compétences à l'école de médecine, les barbiers ont pu obtenir la carte professionnelle de dentiste. Peu à peu, d'autres services traditionnellement assurés par les barbiers se transforment en professions autonomes. Ces redéfinitions des compétences professionnelles peuvent faire l'objet de mesures législatives ou réglementaires, ou sont seulement la conséquence des nouvelles exigences et habitudes de la population. Ainsi, au perruquier, au pédicure et manucure est reconnue une compétence spécifique qui n'est plus du ressort du barbier. Ce dernier est aussi contraint de s'adapter aux évolutions techniques qui se diffusent au sein de la population, et l'auteur de citer l'usage du Gillette devenu à la mode en ce milieu des années 1920. Américo da Graça dresse ainsi un panorama assez sombre et décrit une profession en pleine décadence.

Il existe pourtant des possibilités de reconversion. En s'appuyant sur des exemples précis d'établissements de villes du nord du Portugal – Porto, Estarreja, Aveiro, Ovar –, l'auteur remarque que les seuls barbiers qui parviennent dorénavant à s'assurer des revenus décents sont ceux qui ont su diversifier leurs activités en se lançant dans le commerce de produits les plus divers : parfums, savons, mais aussi tabac, coutellerie ou vin au détail. Cette évolution est vécue comme un déclin de la position sociale du barbier, mais force est de constater qu'elle s'impose comme le remède le plus sûr à la crise. Les nouvelles pratiques culturelles, l'apparition et l'incessante évolution des courants de mode à Paris et à Londres ouvrent cependant de nouvelles perspectives. C'est notamment la mode des cheveux courts pour les femmes – les coupes à la Garçonne – qui laisse présager le développement d'un nouveau marché pour les barbiers qui peu à peu se consacreraient presque exclusivement à la coiffure. Enfin, Américo da Graça se fait aussi le défenseur d'une politique plus active et audacieuse afin de mieux contrôler la profession et les compétences de chacun. Il encourage la mise en place de formations, avec des cours spécialisés. Il s'agit de valoriser des techniques et un savoir-faire qui incluent les gestes, la capacité manuelle, mais aussi la connaissance de normes en matière d'hygiène. L'auteur espère ainsi lutter contre la dégradation de l'image du barbier qu'une publicité de l'époque pour un rasoir mécanique compare à un animal préhistorique.

L'exemple du barbier permet d'entrevoir toute une série de thématiques qui peuvent s'imposer comme autant de pistes de recherche possibles. Ce sont d'abord les modes de définition technique des tâches et leur reconnaissance en tant que profession qui sont évoqués. La longue durée semble ici s'imposer comme cadre d'observation. Nous retrouvons là un processus bien connu, souvent décrit par Norbert Élias, concernant la spécialisation des fonctions dans les sociétés modernes. L'évolution des tâches accomplies par le barbier fait basculer cette activité, qui a côtoyé un temps l'univers des professions libérales, du côté du petit commerce. Américo da Graça espère que ses confrères seront rapidement en mesure de s'assurer définitivement une position plus noble comme celle d'artisan. Ces changements peuvent correspondre à des mesures légales ou à des usages. Cette distinction est peu marquée dans le texte qui nous sert de référence mais nous la devinons essentielle. Le contexte technique et culturel est aussi pointé comme un facteur important d'évolution. Enfin, la modification des tâches assurées par le barbier correspond à une altération de l'image et du prestige de cette profession.

Nous discernons maintenant plus clairement les problématiques qui peuvent être envisagées. En voulant étudier des listes de professions, nous nous plaçons à l'intersection de deux champs de recherche : une étude des hiérarchies ou des stratifications sociales et une étude des identités professionnelles. Nous entendons par la notion d'identité aussi bien les conditions techniques ou sociales d'exercice de ces professions, que les différentes formes de représentation qu'elles génèrent. Laissant de côté la question des représentations statistiques – la définition des catégories professionnelles – ou politiques – à travers des syndicats ou des associations professionnelles –, nous allons surtout insister sur les représentations cognitives, qu'elles soient le fait des acteurs ou des témoins de l'époque 557 . Dans ce chapitre, on souhaite enquêter autour des formes communes d'identification de certaines professions dans l'Alcântara du début du siècle.

Notes
555.

Américo da Graça, O Barbeiro através dos tempos e a sua decadência económica, Porto, 1926, 24 p. Cette brochure reprend le texte d'une conférence donnée en 1924 au siège de l'União dos Lojistas Barbeiros do Porto.

556.

À Lyon à la fin du XVIe siècle, on emploie indistinctement les termes de barbier et de chirurgien pour désigner la même activité. O. Zeller, Les recensements lyonnais…, op. cit., p. 168.

557.

Alain Desrosières, Laurent Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles, op. cit., p. 31.