a) Bilans et perspectives de recherche

De nouveaux objets d'étude

En s'intéressant aux lieux de travail, les historiens ont peu à peu défini de nouveaux objets d'étude. L'attention portée aux carrières professionnelles, à l'organisation et au fonctionnement des ateliers, aux hiérarchies internes à l'entreprise, aux formations et aux cycles de vie a permis de renouveler une histoire ouvrière traditionnelle qui restait attachée aux temps et aux structures du politique 558 . Dans un champ de recherche en constante évolution, le vocabulaire s'est fait plus précis. Il est nécessaire de bien faire la part entre ce qui relève de la qualification – correspondant à un temps de formation – et du savoir-faire ou du métier – une connaissance pratique qui peut être acquise sur le tas –, de distinguer les statuts définis par des textes – lois, conventions collectives... – et les fonctions et les modes d'organisation du travail parfois propres à chaque entreprise 559 . La diffusion de ces nouvelles problématiques a reposé aussi sur l'analyse systématique de sources jusqu'alors parfois négligées par l'histoire sociale : les archives d'entreprise bien sûr, mais surtout les dossiers de personnel qui permettent de reconstituer des parcours individuels aussi bien dans le secteur privé que public 560 .

Le souci de mieux connaître les formes de stratifications sociales et les processus de construction des catégories professionnelles, qu'ils soient le fait des acteurs sociaux sur le terrain ou des choix des scientifiques ou des gouvernants, a conduit les sociologues américains à s'interroger sur la notion de skill que nous traduirons dans ce paragraphe par qualification, mais qui peut aussi désigner la compétence ou l'aptitude 561 . En utilisant ce concept, certains auteurs ont tout d'abord voulu souligner le rôle central de la technologie dans la définition des formes de travail. Cependant, un autre courant de pensée – deskilling theory – s'est attaché à critiquer toute idée de déterminisme technologique, en pointant la composante relationnelle de la définition du skill 562 . Celle-ci a du mal à se plier aux exigences d'une classification construite à partir de données quantitatives, d'où les réserves soulevées par des initiatives comme le Dictionary of Occupational Titles 563 . Ainsi, pour le sociologue Steven Peter Vallas, l'un des apports importants des études sur le travail est d'avoir démontré que« la reconnaissance de la qualification (skill) est davantage une affaire de liens relationnels, qui sont fondamentalement de nature sociale et politique, qu'une simple prise en compte des exigences techniques" 564 . On peut donc parler de processus de construction sociale de la qualification/compétence (social construction of skill) et s'interroger sur les distinctions entre qualifications réelles et fictives ("real" and « counterfeit" skills). Le niveau de reconnaissance de chaque qualification par la société est sans cesse renégocié. Ce processus de construction sociale de la qualification est particulièrement visible quand on introduit le critère sexuel, c'est-à-dire quand on s'intéresse à la différenciation de la reconnaissance des qualifications entre hommes et femmes 565 .

Pour revenir au contexte scientifique hexagonal, l'un des aspects le plus visible et peut-être le plus stimulant de la production historiographique récente concerne l'histoire des professions. Cet axe de recherche s'attache d'abord à retracer la naissance de nouvelles activités qui peinent souvent à s'imposer dans la société en tant que professions à part entière. À travers le prisme d'une profession ou d'un secteur professionnel, ces études, qui s'intéressent aussi bien au rôle des organisations professionnelles et aux parcours individuels qu'aux représentations mouvantes dont sont porteuses ces nouvelles activités, analysent des mutations économiques, sociologiques mais aussi techniques et culturelles de l'ensemble de la société 566 . On pense bien sûr en premier lieu, aux nouvelles professions du secteur tertiaire, avec en particulier l'émergence et la lente différenciation du groupe des employés, un processus bien connu dans le cas particulier de l'Allemagne 567 . Mais la diffusion de techniques modernes entraîne aussi des changements dans l'organisation du travail en usine ou en atelier, avec souvent la constitution de nouvelles filières professionnelles, formalisées par des statuts spécifiques et assorties de la mise en place de formations spécialisées 568 . Là encore, c'est l'incertitude initiale des conditions et la lenteur de la reconnaissance sociale qui semblent être la règle. Dans les bureaux, l'évolution technique, avec notamment l'apparition de la machine à écrire durant l'entre-deux-guerres, conduit au contraire à un double mouvement de féminisation et de dévalorisation de la fonction 569 .

L'apport de ces différents axes de recherche peut enrichir notre propre réflexion sur la société lisboète. Mais justement, l'une des conclusions auxquelles sont parvenus les auteurs tient à l'importance des contextes nationaux. L'organisation, les méthodes de travail, la culture scientifico-technique sont propres au pays étudié. D'où la difficulté d'exporter les modèles et les manières de faire dans ce domaine 570 . On peut aussi penser que le niveau de développement économique et technique de chaque secteur doit être pris en compte. Ainsi, est-il nécessaire d'examiner la façon dont les différences sociétales agissent sur la répartition et sur la reconnaissance des qualifications (skill) 571 . Ces spécificités nationales dans la construction des groupes sociaux sont d'ailleurs perçues comme l'un des principaux obstacles aux comparaisons internationales des statistiques socioprofessionnelles. Les nomenclatures utilisées sont liées à l'histoire sociale, aux modes de représentation, aux ressources linguistiques propres à chaque pays 572 . Il faut donc poursuivre ce bilan des savoirs en s'appuyant directement sur des exemples choisis dans le contexte portugais.

Notes
558.

Y. Lequin, S. Vandecasteele, «Pour une histoire sociale de l'entreprise", introduction à L'usine et le bureau. Itinéraires sociaux et professionnels dans l'entreprise, XIX e et XX e siècles, Lyon, P.U.L. / Centre Pierre Léon, 1990, pp. 5-17.

559.

Ibid., pp. 15-17. Nous nous référons ici aux travaux réalisés dans le cadre de l'axe de recherche «Lieux et acteurs de l'industrialisation, XVIIIe-XXe siècle", Centre Pierre Léon d'histoire économique et sociale, UMR 5599 du CNRS. Quelques éléments de réflexion issus d'études récentes dans : «Métiers et statuts", sous la direction de Sylvie Schweitzer, Bulletin du Centre Pierre Léon, nº1-2, 1999. Pour le XXe siècle, avec différentes approches conjuguant l'histoire de longue durée et la démarche ethnographique : «Recomposition du salariat", Genèses, nº42, mars 2001, dossier.

560.

S. Schweitzer, «Métiers et satuts", op. cit., p. 6.

561.

Pour un bilan sur ces recherches : «The meaning and measurement of skill", Work and Occupations (special issue), ed. by Steven Peter Vallas, vol. 17, nº 4, 1990.

562.

Steven Peter Vallas, «The Concept of Skill, a critical review", in «The meaning and measurement of skill", op. cit., p. 381.

563.

Kenneth I. Spenner, «Skill, Meanings, Methods, and Measures", in «The meaning and measurement of skill", op. cit., pp. 399-421.

564.

Steven P. Vallas, op. cit., p. 387.

565.

Ronnie J. Steinberg, «Social Construction of Skill. Gender, power, and comparable worth", in «The meaning and measurement of skill", op. cit., pp. 449-482.

566.

Trois démonstrations particulièrement réussies bien que de nature très différente : Marie-Emmanuelle Chessel, La publicité. Naissance d'une profession, 1900-1940, Paris, CNRS Éditions, 1998, 252 p. ; Dominique Kalifa, Naissance de la police privée. Détectives et agences de recherches en France, 1832-1942, Paris, Plon, 2000, 334 p. ; Delphine Gardey, «Du veston au bas de soie : identité et évolution du groupe des employés de bureau (1890-1930)", Le Mouvement social, nº175, 1996, pp. 55-77 et du même auteur, La dactylographe et l'expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890-1930), Paris, Belin, 2001, 336 p. Ce type de recherche ne se limite pas à l'époque contemporaine, comme le montre la série de comptes rendus d'ouvrages autour du thème «les professions", publiée il y a quelque temps par les Annales. Annales HSS, nº2, mai-juin 1999, pp. 507-553.

567.

Jürgen Kocka, Les employés en Allemagne 1850-1980 : Histoire d'un groupe social, Edition EHESS, Paris, 1989, 220 p. (édition originale : Die Angestellten in der Deutschen Geschichte 1850-1980, 1981). Si ces questions sont généralement abordées sur la longue durée, les groupes sociaux peuvent aussi avoir une existence plus éphémère mais tout aussi marquante dans un contexte national précis, c'est le cas par exemple des employés du secteur privé en Hongrie avant la Seconde Guerre mondiale : Zsombor Body, «La formation du groupe social des «Magántisztviselö" en Hongrie 1890-1930", Genèses, nº42, mars 2001, pp. 106-120.

568.

Un ensemble de processus qu'on retrouve par exemple autour des métiers du soudage : Anne-Catherine Robert-Hauglustaine, «Les métiers du soudage en France et la création de filières de formation", Le Mouvement Social, nº 193, octobre-décembre 2000, pp. 29-59.

569.

Delphine Gardey, «Du veston au bas de soie…", op. cit.

570.

Voir sur ce point les remarques d'André Grelon dans «Genèse des métiers modernes", Le Mouvement Social, nº193, octobre-décembre 2000, pp. 3-7. Et pour une optique de comparaison internationale, dans le même numéro de cette revue : Élisabeth Touchet, «La création de l'arsenal de Yokosuka : la naissance de corps d'ingénieurs et d'ouvriers d'État au Japon", pp. 9-27.

571.

Des études sur l'impact du marché de l'emploi et du système éducatif sur l'organisation du travail ont été en particulier menées. Steven P. Vallas, «The Concept of Skill…", op. cit., pp. 389-390

572.

A. Desrosières, Laurent Thévenot, op. cit., p. 28.